19
JESS TAMBLYN
Un jet lumineux s’éleva de l’océan bouillonnant de l’étoile incandescente, magnifique… et mortelle.
— Plus près, lança avec enthousiasme l’ingénieur à Jess Tamblyn, incapable de détourner les yeux du spectacle. On peut s’approcher beaucoup plus près.
Bien qu’il soit couvert de sueur, Jess fit confiance à l’intuition de son compagnon.
— Si c’est ce qu’on doit faire…
Il envoya une brève prière silencieuse au Guide Lumineux, puis fit ce que l’homme demandait.
Kotto Okiah n’avait qu’une conception théorique des dangers réels, mais savait évaluer les risques et les tolérances mieux que n’importe quel Vagabond. Il avait déjà créé quatre colonies dans des environnements extrêmes. Si le plus jeune fils de l’Oratrice n’avait pas su ce qu’il faisait, des dizaines de milliers de Vagabonds auraient déjà péri.
Tandis que le vaisseau cuirassé s’approchait avec précaution de la tempête solaire, Kotto partageait son attention entre la fenêtre à verre filtrant et les scanners à spectre étroit. Avec sa brosse de cheveux bruns et ses yeux semblables à des boutons gris-bleu, l’ingénieur avait l’air d’un enfant couvert de cadeaux extraordinaires.
— Là ! On peut voir la planète… Ce n’est pas aussi mauvais que je l’avais craint.
Jess contempla Isperos, l’éclat rocheux qui orbitait près de la tumultueuse étoile, au point d’être noyé dans les couches les plus denses de sa couronne.
— Pas mauvais ? Kotto, ce truc ressemble à un charbon ardent dans un haut-fourneau.
Distrait par sa lecture des relevés, l’ingénieur dit :
— À certains égards, c’est un avantage.
Un avantage. Personne n’avait jamais pu accuser Kotto d’être pessimiste.
Après avoir quitté Ross à la station d’écopage de Golgen, Jess avait dirigé son convoyeur plein d’ekti jusqu’à un centre de distribution de la Hanse. Puis il avait poursuivi sa route jusqu’à l’agglomérat d’astéroïdes de Rendez-Vous. Il lui restait des tâches à accomplir concernant l’entreprise familiale de puisage, ses obligations claniques, les relations de travail et les réunions avec d’autres chefs de clans… ainsi que les cadeaux de son frère, qu’il devait remettre à Cesca Peroni.
Cependant, Cesca n’était pas revenue de sa mission avec l’Oratrice Okiah. Alors qu’il aurait pu facilement demander à quelqu’un de délivrer les présents de Ross à sa fiancée, Jess désirait profiter de ce prétexte pour passer un moment seul avec elle, bien que sa décision fasse fi de toute logique. Au fond, il savait bien qu’il n’aurait pas dû s’engager dans cette voie, même s’il se refusait à l’admettre.
Jess s’était attardé plusieurs jours sur Rendez-Vous, afin d’attendre Cesca. Mais lorsqu’il était devenu évident qu’il essayait de gagner du temps, il avait craint que ses sentiments ne soient percés à jour et n’avait eu d’autre choix que de fixer la date de son retour sur Plumas. Aussi, quand Kotto Okiah avait demandé un volontaire pour le piloter jusqu’à Isperos en mission de surveillance, il avait sauté sur l’occasion… même si peu de Vagabonds manifestaient un quelconque intérêt pour se porter volontaires.
À présent, le vaisseau de reconnaissance évoluait autour de la planète ardente. Il dut combattre la gravité massive du soleil avant, enfin, de se réfugier dans le cône d’ombre de la face cachée d’Isperos. Jess abaissa son regard vers la surface recuite et vitreuse ; des fissures causées par la chaleur étaient visibles. Des mers de lave s’étaient répandues à travers les continents, aplanissant les cicatrices des cratères d’impacts, puis durcissant en une peau rocheuse durant les mois de ténèbres glacées.
— Kotto, tu es fou de vouloir monter une colonie de Vagabonds ici.
Le jeune ingénieur contempla avec envie ce monde ravagé de cloques.
— Observe tous ces métaux, au lieu de râler. On ne trouve pas n’importe où des ressources de cette qualité ! Les impuretés, plus légères, se sont toutes évaporées. Le bombardement du vent solaire a créé une quantité de nouveaux isotopes qu’il ne reste plus qu’à recueillir. (Il se tapota le menton.) Si on utilise des fibres calorifugées, des confinements à double coque et des structures de soutien en nid d’abeille, on pourrait facilement assurer l’intégrité de la colonie…
Sa voix s’estompa, comme il considérait toutes les possibilités.
Très tôt, le plus jeune fils de Jhy Okiah avait fait preuve d’une compréhension originale en matière de construction en basse gravité. Kotto aimait repousser les limites lorsqu’il s’agissait de solutions à apporter aux problèmes de survie. Il avait passé plus de dix ans à travailler dans les chantiers navals clandestins de Del Kellum, à l’intérieur de l’anneau d’Osquivel, et avait développé à deux reprises des réacteurs à ekti pour les stations d’écopage. Malgré ses succès, et quelques échecs, Kotto n’était ni arrogant ni rebelle. Il n’était rempli que d’une insatiable curiosité.
Enfant, Kotto avait constitué un défi pour UR, le comper de modèle Chaperon qui avait élevé de nombreux enfants Vagabonds sur Rendez-Vous. Il avait causé beaucoup d’ennuis au robot maternel, non à cause d’une mauvaise conduite, mais parce qu’il posait continuellement des questions, et qu’il cognait, secouait et démontait les objets – qu’il n’arrivait que rarement à remonter. Adulte, cependant, Kotto avait prouvé sans cesse son génie, au bénéfice de nombreux clans.
Jess fit descendre le vaisseau vers le sol maintes fois fondu et redurci. La confiance absolue qui se lisait sur le visage de l’ingénieur l’amenait à croire que ce lieu avait du potentiel. Après tout, les Vagabonds avaient réalisé de nombreuses fois l’impossible.
« Les Vagabonds sont intimement convaincus de pouvoir réaliser n’importe quoi, à condition d’avoir le temps et les moyens, avait naguère déclaré Cesca.
— Un peuple non conventionnel n’a pas besoin d’une prudence conventionnelle », avait répondu Jess.
Cesca et lui étaient seuls dans le bureau aux murs de pierre de la jeune femme, dans l’agglomérat de Rendez-Vous. Il s’agissait d’une réunion innocente, concernant le ravitaillement en eau et en oxygène que le clan Tamblyn devait livrer de Plumas. Ils avaient gardé leurs distances, mais leurs yeux demeuraient rivés l’un à l’autre. C’était comme s’ils avaient été séparés par une barrière élastique, qui les aurait tenus tous deux à l’écart, et les aurait retenus en même temps.
« Tout de même, avait dit Jess, le temps ne peut résoudre tous les problèmes. »
Il avait fait un demi-pas en avant, dissimulant son mouvement d’un geste de la main, comme pour accentuer ses paroles. Puis il s’était immobilisé, se souvenant brutalement des exigences qui pesaient sur lui.
Cesca avait saisi son sous-entendu. Des années plus tôt, elle s’était fiancée à Ross Tamblyn : un engagement qu’ils avaient promis de tenir. Ross avait travaillé avec diligence dans le but de remplir les conditions sur lesquelles Cesca et lui s’étaient mis d’accord. Cette union entre deux clans puissants avait été bien accueillie, même si Ross passait pour la brebis galeuse de la famille. Beaucoup de Vagabonds avaient approuvé le mariage avec enthousiasme. La station du Ciel Bleu constituerait une base solide pour l’expansion de la famille, même sans le soutien du vieux Bram Tamblyn.
Mais cela avait eu lieu avant qu’elle rencontre Jess. Le coup de foudre qui les avait frappés avait balayé les considérations économiques et politiques. Ils ne pouvaient l’expliquer à personne, encore moins à eux-mêmes.
« Si nous suivons le Guide Lumineux, certaines choses ne devraient jamais arriver, avait dit Cesca.
— Et pourtant… (Jess avait hardiment fait le dernier pas vers elle, refusant de penser à ce qu’il était en train de faire.) … Elles arrivent. »
Il l’avait embrassée, la prenant par surprise. Ce geste l’avait remplie de joie… tout en les terrifiant tous les deux. L’espace d’un instant, Cesca avait répondu à son baiser, se cramponnant à lui comme s’ils chancelaient au bord d’un précipice. Puis, à l’unisson, ils s’étaient séparés et avaient reculé avec embarras.
« Jess, nous n’aurions pas dû… »
Jess avait vivement rougi, puis trébuché en arrière en rassemblant ses notes et ses enregistrements.
« Je suis désolé. (Il avait secoué la tête, honteux et déconcerté par sa propre réaction. Il avait l’impression d’avoir trahi son frère – l’image de Ross, spectateur innocent de leur attirance mutuelle, passa devant ses yeux.) Qu’est-ce que j’ai fait ? »
Bien que profondément perturbée, Cesca n’avait ressenti aucune colère contre lui.
« Jess, il ne faut plus y songer. Cela n’est jamais arrivé. »
Il avait acquiescé de bon cœur.
« Nous allons oublier cela. Voilà ce que nous devons faire. »
Mais leurs souvenirs n’avaient fait que les consumer tous les deux davantage, mois après mois. Comment était-il possible d’oublier ?
Comme le vaisseau de Jess parcourait l’ombre planétaire jusqu’à la lumière mordante du soleil, le déferlement soudain de lumière et de chaleur fit tanguer le vaisseau.
— Il nous faudra établir une trajectoire d’approche de sécurité, dit Kotto comme s’il s’agissait d’un simple détail, en remarquant les difficultés de pilotage de Jess à travers la tempête solaire. On devrait pouvoir tirer avantage de l’ombre planétaire pour amener la plupart des transporteurs d’équipement lourd.
Jess augmenta le filtre des hublots.
— Ton plus gros problème sera le transport des métaux récoltés hors de la planète. On devra les convoyer loin d’ici avant de pouvoir vendre ce que l’on n’utilisera pas nous-mêmes.
— Oh, bien sûr, dit Kotto. La Grosse Dinde ne s’approcherait même pas à portée de radar de cette planète. Sa peau délicate pourrait se flétrir.
La Hanse n’aurait pas daigné regarder deux fois un monde brûlant comme Isperos, mais ce genre d’endroit convenait tout à fait aux Vagabonds. Ils s’étaient déjà établis sur de nombreux habitats remarquables tels que Rendez-Vous.
Leur civilisation trouvait sa source dans le vaisseau-génération Kanaka, baptisé d’après le nom de l’explorateur génial de Vallis Marineris, sur Mars. C’était alors une époque difficile pour la Terre. Passagers et équipage avaient fui à bord du Kanaka, le onzième et dernier vaisseau à partir. Les financements dévolus aux projets de conquête spatiale avaient alors quasiment disparu, et l’équipement ainsi que les provisions étaient rares. Pour toutes ces raisons, ce groupe se considérait comme plus coriace que les autres : de véritables survivalistes.
Les passagers du Kanaka avaient compensé la pénurie de matières premières par une capacité à construire des environnements habitables dans les lieux les plus rudes, grâce à leurs ingénieurs de génie, excentriques et novateurs. Avant de quitter la Terre, ils avaient vécu dans les déserts arctiques et installé des mines sur les lunes de Jupiter. Pour eux, si la méthode classique ne fonctionnait pas, une autre solution existait ; il s’agissait juste de la découvrir, voire de l’inventer.
Au cours des décennies de voyage, durant lesquelles le Kanaka avait cherché une planète à coloniser, les passagers avaient édifié une société capable de s’autoréguler. Mais, ayant épuisé toutes leurs ressources, ils avaient dû s’arrêter au cœur d’un nuage d’astéroïdes éparpillés autour de Meyer, une naine rouge, afin de récupérer de la glace, des minéraux et des métaux – des réserves en quantité suffisante pour continuer pendant quelques décennies encore.
Là, quelques-uns de ces colons originaux avaient effectué des calculs, dessiné des ébauches, et s’étaient convaincus qu’ils pouvaient utiliser l’équipement de construction et d’extraction à grande échelle présent sur le Kanaka pour fabriquer une station artificielle parmi les rocs et y vivre, sous la lueur cramoisie de la minuscule étoile. La ceinture de Meyer recelait suffisamment de matières premières pour offrir au petit groupe d’assez bonnes chances de réussite. Et la diminution de la population à bord du vaisseau-génération aiderait tous les autres passagers.
Le Kanaka était resté dix ans près de la naine rouge, le temps de s’assurer que les intrépides volontaires de Meyer soient parvenus à cultiver de la nourriture dans des salles souterraines creusées dans les astéroïdes, et à tirer suffisamment d’énergie de la faible luminosité du soleil. Pour n’importe quel colon, cela aurait semblé sans espoir – une colonie sans expérience, sur une île déserte dans l’espace, condamnée à péricliter et à périr. Mais ce lieu, qu’ils avaient nommé « Rendez-Vous », ils l’avaient choisi ; les familles de volontaires avaient parié sur cette chance ténue.
La colonie avait survécu et prospéré, formant finalement la base de la culture des Vagabonds. Jess s’imaginait-il vraiment que ce peuple résistant ne pourrait vaincre un monde infernal comme Isperos, surtout lorsque Kotto menait la danse ?
Emprisonnées dans une boucle électromagnétique, des particules solaires jaillissaient vers le haut telle une locomotive incandescente, vomissant des radiations dures plus insidieuses et destructives que la chaleur elle-même. Des taches solaires cancéreuses évoquaient des oasis d’obscurité à la surface de l’étoile, mais ces points qui servaient d’ancrage aux éruptions violentes étaient aussi dangereux que la chromosphère plus chaude.
Jess se battait contre le vaisseau, en évitant de songer aux dommages que la coque risquait de subir.
— Kotto…
— J’ai les données dont j’ai besoin. (L’ingénieur paraissait content de lui-même.) Nous devrions revenir sur Rendez-Vous, afin que je puisse rassembler mes analyses.
Jess jeta un coup d’œil aux relevés de pression, sur le point d’atteindre la surcharge.
— Oui, ce serait une bonne idée.
S’éloignant en flèche du soleil ardent et de sa planète torride, Jess songea de nouveau à Cesca, espérant qu’elle serait de retour sur l’agglomérat d’astéroïdes. Alors même qu’ils fuyaient les tempêtes solaires pour s’enfoncer dans l’espace glacé, Jess sentit qu’il transpirait plus que jamais.