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MARGARET COLICOS
L’indice que cherchait Margaret fut découvert dans un diagramme inscrit à l’intérieur d’une des machines klikiss. Récemment, elle avait eu l’intuition que les symboles des carreaux entourant la fenêtre de pierre représentaient les coordonnées de planètes habitées par l’espèce disparue. Elle s’était installée dans les pièces voisines et s’était mise à examiner les textes les mieux préservés – des testaments, et des messages de désespoir hâtivement gravés dans la pierre.
Pendant que Louis bricolait la machinerie klikiss, DD montait des éclairages supplémentaires afin d’illuminer les inscriptions. Margaret travaillait depuis des heures, totalement concentrée. Elle consignait rapidement ses traductions. Chaque fois que des pictogrammes s’avéraient indéchiffrables, elle les sautait. Chaque portion traduite lui donnait un nouvel aperçu sur des parties plus absconses, de sorte qu’elle revenait fréquemment en arrière.
Cette besogne lui donnait l’impression de peler les couches d’un oignon – chaque réponse soulevait de nouveaux mystères, chaque partie de l’histoire des Klikiss qu’elle complétait lui démontrait combien il leur restait à apprendre.
Enfin, elle put ébaucher un résumé.
Deux des trois robots klikiss entrèrent pesamment dans la salle à la fenêtre de pierre, afin d’observer les progrès de l’archéologue. Dans une pièce adjacente où elle étudiait des inscriptions, Margaret mit en marche la boîte à musique qu’Anton lui avait offerte. La musique l’aidait au niveau subconscient ; ses yeux parcouraient les symboles au rythme de la mélodie aigrelette. La façon de noter des chroniqueurs klikiss semblait effectivement avoir une « cadence » linguistique dont était dépourvu le langage humain.
Se déplaçant sur leurs jambes semblables à des doigts en mouvement, Sirix et Dekyk pénétrèrent dans la salle où elle se trouvait, et scannèrent les murs. La musique métallique sembla les perturber. Ils restèrent immobiles jusqu’à ce que la mélodie ralentisse, à bout de souffle, pour s’arrêter au milieu d’une mesure.
DD se retourna vers les deux robots.
— Nous avons de bonnes nouvelles pour vous, aujourd’hui. Nous avons fait beaucoup de progrès. Margaret, voudriez-vous nous dire ce que vous avez traduit jusqu’à présent ?
Ses doigts suivirent des assemblages compacts de hiéroglyphes.
— Je continue de reconstituer tout cela, mais je vais beaucoup plus vite maintenant. Chaque passage déchiffré m’aide à en éclaircir un autre. Ici, cela parle d’une grande guerre, une conflagration gigantesque qui a ravagé la galaxie. C’est probablement ce qui les a anéantis. Nous le soupçonnions, en particulier après avoir vu Corribus, mais ceci est le premier texte concret concernant cet événement. (Elle indiqua une large portion de mur.) Cette partie est incompréhensible jusqu’à présent, bien que les quelques mots que j’aie identifiés m’incitent à penser qu’elle évoque un ennemi des Klikiss. Et regardez, ici, et ici : je pense que ce sont des notations sur les robots klikiss, dit-elle en marquant du doigt plusieurs pictogrammes au milieu des inscriptions agglomérées.
Les capteurs optiques de Sirix et Dekyk flashèrent, et ils échangèrent des bourdonnements. Margaret mit les bras sur ses hanches et sourit.
— Cela s’annonce si bien que je ne serais pas surprise de finir ce mur aujourd’hui. Nous aurons bientôt nos réponses.
Sirix dit :
— Avoir les réponses à nos questions changera beaucoup de choses.
Un cri de joie de Louis les interrompit. Margaret et DD se pressèrent dans la pièce voisine, suivis par les deux robots, plus flegmatiques. Louis se tenait à côté de l’antique machinerie, qui ronflait et vibrait à présent. La fenêtre de pierre avait l’air différente, comme si la roche s’était transformée en argile malléable.
— J’ai activé la source d’énergie, et elle fonctionne ! croassa-t-il, et Margaret vint l’embrasser sur la joue. Il y a encore des variations de courant, mais j’ai une théorie sur la fonction des fenêtres de pierre.
— Eh bien, l’ancien ? demanda Margaret. Il s’agit donc d’un système de transport ?
— Ces fenêtres de pierre trapézoïdales sont… des portails. Les formules mathématiques et la technologie des Klikiss sont absolument stupéfiantes. En utilisant nos connaissances acquises grâce au Flambeau, j’ai pu rétrocalculer certaines de leurs équations, et remplir des vides. (Il s’appuya d’une main à la machine bourdonnante, et désigna de l’autre le quadrilatère vierge.) Il s’agit d’un moyen de transport spatial totalement inédit. D’après les équations, ces portails permettent de réduire le paramètre de distance jusqu’à zéro. En modifiant le système de référence, ils font correspondre les coordonnées spatio-temporelles d’endroits différents.
Margaret écarquilla les yeux.
— En d’autres mots, les Klikiss pouvaient voyager de ville en ville, sans même avoir à monter à bord d’un vaisseau spatial.
— Et sans ekti… et sans gaspiller de temps. (Il se tourna vers les robots klikiss.) Vous rappelez-vous quelque chose, maintenant ?
— Votre hypothèse est raisonnable, répondit Sirix. Malheureu-sement, nous ne pouvons la confirmer ou l’infirmer avec certitude.
Margaret s’adressa à Louis.
— Si tu as raison, cela expliquerait pourquoi les Klikiss n’ont jamais mentionné de vaisseaux spatiaux dans leurs écrits, alors qu’ils voyageaient de planètes en planètes. (Elle brandit un doigt menaçant dans sa direction.) N’essaie pas d’avoir seulement l’idée de tester l’un de ces portails, l’ancien. Cette machinerie n’a pas fonctionné depuis des milliers d’années. Tu es peut-être un génie, mais tu ne comprends pas encore comment ça marche.
— Non, très chère.
Brusquement, les deux robots firent pivoter leur corps ellipsoïdal noir, et se dirigèrent précipitamment vers la sortie.
— Où allez-vous ? demanda DD.
— Nous devons informer Ilkot, répondit Dekyk.
Louis leur lança :
— Eh bien, si vous vous souvenez de quoi que ce soit, revenez tout de suite nous le dire.
Les robots klikiss disparurent, laissant Margaret et Louis seuls avec DD. Margaret se tourna vers le comper.
— Quand les robots se sont parlés dans leur langage informatique, as-tu pu saisir quelque chose ?
— Pas tout, Margaret, mais une partie substantielle.
— Et alors ? Que se sont-ils dit ?
— Sirix et Dekyk ont paru assez excités par vos traductions, ainsi que par vos déductions.
Margaret fronça les sourcils.
— Ils étaient excités, dans le sens de « transportés de joie » ? Ou bien étaient-ils… énervés ?
— Ces nuances échappent à mes capacités d’interprétation, répondit DD. Je suis désolé, Margaret.
L’enthousiasme de Louis ainsi que la perspective d’un bon repas pour fêter la découverte ne souffraient plus d’attendre. Il passa un bras osseux autour des épaules de sa femme, et la serra à nouveau contre lui.
— On a encore cette vieille bouteille de champagne poussiéreuse qu’on a apportée avec nous, n’est-ce pas, très chère ? Ce soir, nous avons beaucoup à célébrer.
Margaret sourit.
— Absolument, l’ancien – si je peux d’abord finir de traduire cette section du mur. Je pense que les Klikiss nous réservent encore quelques surprises.
La voix enrouée, Margaret s’exclama :
— Incroyable !
Elle s’usait le regard depuis des heures, et tout ce temps en position accroupie lui avait donné des crampes. Mais elle avait du mal à réaliser ce qu’elle était en train de lire.
À côté d’elle, DD renchérit :
— C’est inconcevable, Margaret !
La vieille archéologue avait transcrit chaque partie des messages gravés. Mais à présent, elle répugnait à partager le secret qui la glaçait. Le poids de ses implications pesait sur elle.
Contrairement à son habitude, elle alla entreposer une copie de son travail dans un renfoncement, puis prit la carte de sauvegarde originale et se hâta jusqu’à la pièce où Louis continuait de bricoler la machinerie du portail mural.
Sa femme était pâle et avait les yeux dilatés, mais Louis était trop concentré sur sa découverte pour remarquer que quelque chose n’allait pas.
— Eh bien, très chère, je crois que j’y suis enfin arrivé. J’ai comparé cette configuration avec les portails que nous avons trouvés sur Llaro, Pym et Corribus. Si l’on creusait dans la base de données, on dénicherait au moins un portail à l’intérieur de chaque cité klikiss. Mais celui-ci est différent.
Il appuya une main au creux de ses reins afin de soulager son dos, tandis qu’il se redressait, puis alla jusqu’au mur. Il indiqua du doigt le coin supérieur gauche du trapèze.
— Sur les autres sites, certains carreaux de coordonnées ont été détruits, comme si quelqu’un les avait fracassés avant de partir. Quoi qu’il soit arrivé aux Klikiss, celui qui les a fait fuir ou les a détruits… n’a pas achevé sa besogne sur Rheindic Co.
— C’était une guerre, Louis, fit Margaret. Une guerre extraordinairement destructrice, entre des forces titanesques. Les Klikiss formaient un puissant empire, mais ils devaient être des protagonistes insignifiants, sur un champ de bataille aussi immense. Leurs robots ont joué un rôle là-dedans, bien que les détails m’échappent encore.
Louis était fasciné.
— Mais quel genre de guerre ? Qui les Klikiss combattaient-ils donc ?
Elle inspira longuement.
— Les hydrogues, Louis ! Les créatures des abysses gazeux. Ce n’est pas la première fois qu’elles attaquent.
Le souffle manqua à Louis. Puis, sa stupéfaction se mua en un sourire juvénile.
— Voilà qui est incroyable, Margaret. D’abord, la découverte du portail mural, et maintenant, cette guerre antique entre les Klikiss et les hydrogues – même le Flambeau klikiss ne peut se comparer à de telles découvertes ! (Il l’embrassa à nouveau.) On doit envoyer ces nouvelles tout de suite. Il faut que tout le monde sache.
Margaret saisit son mari aux épaules, le pressant assez fort pour éteindre son sourire.
— Louis, tu n’as pas compris ? Les hydrogues ont éradiqué les Klikiss. Ils ont provoqué l’extinction d’une espèce présente dans tout le Bras spiral. (Elle lui lança un regard dur, mais il ne paraissait pas encore réaliser.) Et aujourd’hui, ils ont commencé à attaquer les humains !
Margaret jeta un coup d’œil aux galeries. Là, les idéogrammes klikiss étaient plus désordonnés et difficiles à lire, comme si on les avait gribouillés à la hâte.
— DD, installe les éclairages dans ces passages. Je pense pouvoir déchiffrer les derniers textes.
— Je serai heureux de faire cela pendant que vous retournez au camp, répondit le comper.
Le laissant derrière eux, les xéno-archéologues descendirent les marches des échafaudages le long de la paroi du canyon. Ils pourraient toujours écrire des rapports détaillés plus tard, mais ils voulaient d’abord envoyer un résumé de leur découverte concernant la menace hydrogue, via le prêtre Vert.
La tombée de la nuit sur Rheindic Co avait dissipé la chaleur du désert, et une brise rasait le sol, apportant la fraîcheur. À leur arrivée au campement, les tentes et les baraquements étaient plongés dans la pénombre.
Margaret ne vit aucun signe du prêtre Vert. La pompe à eau bourdonnait dans le silence immobile. Un lumignon éclairait l’intérieur de la tente de Margaret et Louis, un autre luisait faiblement dans celle d’Arcas. Mais l’ombre du prêtre Vert ne s’y découpait pas.
— Arcas ! appela Louis. On a des nouvelles pour toi, l’ami. On doit envoyer sans retard un message par télien.
Aucune réponse. Le camp demeurait silencieux, et rien ne bougeait. Mal à l’aise, Margaret regarda aux alentours, scrutant l’obscurité.
Comme toujours, Louis restait optimiste.
— Il se trouve sûrement du côté de ses arbres. C’est de là-bas que l’on doit envoyer notre message, de toute façon.
Margaret le suivit jusqu’au jardinet – pour s’arrêter brusquement. À la lueur de la lune, elle vit ses craintes réalisées, avant que Louis ait allumé sa torche.
Tous les arbremondes étaient détruits.
Chacun d’eux avait été déraciné, le tronc rompu. Certains avaient été tranchés net, comme avec des cisailles ; d’autres avaient été comme écartelés, et de leurs bouts en lambeaux gouttait encore de la sève, tel du sang doré. Leurs feuilles mortes jonchaient la poussière.
— Que… que…
Le visage pétrifié, Margaret se retourna.
— Arcas, dit-elle, autant pour l’appeler que pour exorciser sa peur.
Elle revint au camp en courant, Louis sur ses talons ; un lumignon luisait toujours dans la tente du prêtre Vert. La terreur retournait l’estomac de Margaret. Elle atteignit la tente la première, écarta les pans d’un coup sec, et son regard se figea. Louis surgit, pour stopper à son tour.
Arcas gisait sur le sol de sa tente, assassiné. Son corps avait été brisé, lacéré et broyé. Une centaine de lésions mortelles le recouvraient, comme si son agresseur, ignorant où infliger une blessure fatale, avait préféré s’assurer du résultat.
Écœuré et horrifié, Louis sortit, les jambes flageolantes. Il ne parvenait pas à croire ce qu’il venait de voir. À l’entrée de la tente, Margaret laissa son regard errer dans la nuit, en comprenant à quel point ils étaient seuls et sans défense.