20

CESCA PERONI

Avec sa prudence coutumière, Cesca Peroni pilotait le yacht spatial vers Rendez-Vous, en suivant un itinéraire sans risque, à travers plusieurs systèmes solaires. Elle doutait fort que Reynald, le futur héritier de Theroc, la suive, ou que des vaisseaux de la Dinde aient placé des balises espionnes sur son chemin. Mais les Vagabonds avaient pour habitude de brouiller leurs pistes.

Pendant un siècle et demi, ils avaient conservé leurs cachettes hors de la vue indiscrète de leurs congénères. La puissance effective de la Ligue Hanséatique terrienne était un sujet de préoccupation majeure pour tous les clans. Dernièrement, les machinations du Président Wenceslas destinées à renforcer le contrôle sur l’ekti avaient contraint les Vagabonds à faire preuve d’une vigilance accrue.

— Comment les clans vont-ils réagir aux idées de Reynald ? demanda-t-elle, détournant son regard du tableau de bord pour regarder le visage maigre de son mentor.

— Il y a longtemps, les Ildirans se sont fait un plaisir de nous laisser nous servir de leurs stations d’écopage, nous, les Vagabonds. Mais nous avons toujours été trop repliés sur nous-mêmes pour faire confiance à quiconque. (La vieille femme fixa le champ étoilé qui se modifiait avec lenteur et subtilité tandis que le yacht couvrait de vastes distances.) D’un autre côté, cela ne fait jamais de mal d’envisager de possibles alliés.

Cesca approuva.

— Reynald a bien défendu sa cause.

Jhy Okiah haussa les sourcils.

— Celle du mariage ?

Malgré le ton taquin de la veille femme, Cesca rougit.

— Celle des affaires, bien sûr. Les Theroniens ont conservé leur indépendance et tenu leurs prêtres Verts hors du contrôle de la Dinde.

— Nous avons beaucoup en commun. (Jhy Okiah pinça ses lèvres ridées, et sa voix devint plus sérieuse.) Malheureusement, nous n’avons tout simplement pas besoin de ce que les Theroniens ont à offrir.

Cesca se souvint des nombreuses querelles et des désaccords que Jhy Okiah avait résolus au cours de son mandat d’Oratrice. Peu de temps auparavant, Rand Sorengaard avait exhorté les clans à se venger des nouveaux tarifs de la Hanse :

« Qu’est-ce qui nous empêche de prendre ce qui nous revient ? La Dinde ne respecte pas plus les lois que nous ! »

Mais Rand n’avait recueilli que peu de soutien, à l’exception d’une poignée de brutes indisciplinées, plus intéressées par l’aventure que par la justice.

Sorengaard était un cousin au second degré du clan Peroni. Cesca n’aimait guère évoquer ce lien de parenté, car le pirate était un sujet embarrassant. Jhy Okiah avait souvent dit que ce n’était qu’une question de temps avant que les FTD s’occupent de lui. Et, s’il fallait croire la nouvelle annoncée par Reynald, elle avait eu raison.

— Bien que Rand ait été traduit en justice, les sanctions de la Dinde ne s’arrêteront pas là. Tous les Vagabonds devront payer bien plus que les tarifs qui nous sont imposés.

— Alors, nous nous débrouillerons pour améliorer notre situation, et devenir plus forts qu’avant, si les circonstances l’exigent, répondit Cesca avec une fierté sincère.

Après les mesures extrêmes, les économies drastiques et les nombreux risques qu’ils avaient eu à prendre, les Vagabonds étaient devenus pratiquement autosuffisants, hormis certaines fournitures vitales venues de l’extérieur – fournitures que la Hanse grevait à présent de lourdes taxes : aliments spécifiques, médicaments, instruments et équipements spéciaux, sans compter les objets de luxe et de commodité.

Jhy Okiah voyait venir le temps des vaches maigres comme un signal pour les Vagabonds de trouver de nouveaux moyens d’augmenter leur autonomie. Lors des assemblées claniques, sa voix était sèche et râpeuse, mais il en émanait toujours une puissance émotionnelle qu’elle avait développée durant de longues années.

« Si la Hanse peut nous atteindre en bloquant le ravitaillement de matériaux, c’est qu’elle a trop de pouvoir sur nous… et que nous sommes trop dépendants d’elle. Soit il faut nous défaire de cette dépendance, soit il faut trouver une nouvelle source de ravitaillement. Nous sommes les Vagabonds. N’avons-nous pas la capacité de découvrir des alternatives ? Nous pouvons construire notre propre équipement, fabriquer nos propres réseaux électriques, apprendre à agir sans les commodités et le confort. Rendons-leur la monnaie de leur pièce en prouvant que nous n’avons pas besoin d’acheter quoi que ce soit à leurs marchands. Nous n’alimenterons plus ce flot de revenus, et la Grosse Dinde s’affaiblira. »

Par ces mots, elle avait tenté de juguler la vague de dissidence suscitée par le départ fulminant de Rand Sorengaard. Une rébellion ouverte contre la Ligue Hanséatique susciterait de sévères représailles. L’Oratrice considérait les raids de Sorengaard comme des crimes. Pire, elle craignait que ses activités n’attirent trop l’attention sur les Vagabonds. Ceux-ci étaient habitués à vivre dans des environnements rudes, mais pas dans la peau de renégats traqués.

Assise dans le yacht spatial à côté de Cesca, Jhy Okiah dit :

— Il ne faut surtout pas laisser la Dinde fureter à la recherche de fugitifs, ou ils pourraient bien découvrir certains de nos chantiers navals, colonies et installations que nos clans préfèrent garder cachés.

Plus de deux siècles auparavant, après avoir laissé derrière eux la toute jeune colonie de la ceinture de Meyer, le vaisseau-génération Kanaka avait poursuivi sa route en quête d’un foyer, passant à travers des nébuleuses et collectant leurs gaz qui servaient de carburant ou à d’autres emplois, une fois filtrés. Les explorateurs n’étaient pas seulement des récupérateurs doués, ils savaient aussi inventer.

Au lieu de rester un simple moyen de transport comme les autres grands vaisseaux, le Kanaka avait vagabondé, s’arrêtant en de nombreux lieux, s’écartant loin de sa trajectoire d’origine. C’est pourquoi il avait été le dernier des vaisseaux-générations à être retrouvé par les équipes de recherche ildiranes, cent quatre-vingts ans plus tôt.

Les bienveillants Ildirans l’avaient mené jusqu’à une planète hospitalière nommée Iawa, un monde mûr pour la colonisation et inutile à l’Empire ildiran. S’installer sur une planète de type terrestre avait constitué un sacré changement pour les colons du Kanaka. Le ciel immense et les continents étendus d’Iawa semblaient un véritable paradis, offrant aux colons toute la terre qu’ils pouvaient imaginer après avoir vécu durant des générations dans les quartiers exigus du vieux vaisseau.

Au début, apprivoiser une planète si bien disposée avait paru évident. Mais certains colons avaient manifesté leur crainte que tous leurs talents pour l’innovation et la survie se perdent en quelques années. Iawa représentait un changement si radical que des récalcitrants avaient regretté l’époque où ils vagabondaient parmi les astres, en état d’autosuffisance.

Moins de cinq ans plus tard, juste comme l’agriculture commençait à décoller, que des cités avaient été construites et des cultures plantées sur des terres dégagées, la planète s’était retournée contre eux. En une seule saison, un terrible mildiou indigène avait attaqué tous les organismes végétaux, anéantissant les graines, les légumes et les arbres qu’ils avaient plantés. Le Fléau iawanien se nourrissait de n’importe quelle matière végétale issue de la Terre, appréciant toutes les espèces transplantées. Les colons isolés s’étaient soudain retrouvés avec de maigres provisions de nourriture, et peu d’espoir que la situation s’améliore, car ce mildiou était endémique à la biosphère indigène.

La famine menaçait, mais les hommes s’étaient souvenus des mesures d’austérité en vigueur à bord du vaisseau-génération surpeuplé, et avaient mis suffisamment de provisions de côté pour survivre. Finalement, les colons iawaniens étaient retournés sur le Kanaka à l’abandon, l’immense vaisseau qu’ils avaient laissé, vide, en orbite. Ils avaient déménagé afin de revenir à un mode de vie plus favorable, qui consistait à errer parmi les étoiles à la recherche d’opportunités et de nouveaux habitats. « Nous ne sommes pas un peuple planétaire », disait la rengaine.

Adoptant le fier nom de Vagabonds, ils avaient négocié avec leurs bienfaiteurs ildirans afin d’obtenir la propulsion interstellaire ; en échange, quelques-uns avaient accepté de faire fonctionner des sites de traitement d’ekti, sur la géante gazeuse Daym. Les Ildirans, qui détestaient l’industrie d’écopage, avaient été heureux de trouver des travailleurs pleins de bonne volonté. Les Vagabonds s’étaient mis à la tâche avec zèle, et s’étaient bientôt fait une place tout en étendant leur savoir-faire.

Personne – ni la Ligue Hanséatique, ni les Theroniens, ni l’Empire ildiran – n’avait réalisé à quel point les Vagabonds avaient profité de leurs innovations. En tant que prochaine Oratrice, Cesca Peroni s’était promis de poursuivre cette stratégie…

Au terme de son long voyage, le yacht frôla l’orbe grenat de Meyer. Vue de loin, la naine rouge n’avait aucune particularité digne d’être signalée sur les cartes spatiales. Mais, tandis que Jhy Okiah et elle approchaient de la colonie excentrée de Rendez-Vous, Cesca attendait avec une grande impatience de regagner son foyer.

L'Empire caché
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