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ESTARRA
Bien qu’elle soit une fille des souverains de Theroc et qu’elle n’ait que douze ans, Estarra ne savait pas ce qu’elle désirait faire de sa vie.
Ses trois frères et sœurs avaient su depuis l’enfance qu’on attendait d’eux qu’ils apprennent l’exercice du pouvoir, entrent dans la prêtrise ou soient formés comme ambassadeurs commerciaux. Un quatrième enfant, cependant, n’avait pas de rôle préétabli. Ainsi, Estarra faisait à peu près ce qu’elle voulait.
Pleine d’énergie, elle courait pieds nus dans la forêt, voltigeant dans les sous-bois sous la canopée toujours bruissante des arbremondes. La voûte de feuilles en forme de palmes entrelacées bloquait moins la lumière du soleil qu’elle ne la filtrait, tachetant le tapis forestier de jaune et de vert. Les feuilles et les herbes caressaient sa peau dorée, la chatouillant sans l’égratigner. Ses grands yeux étaient toujours avides de nouvelles découvertes et de trouvailles insolites.
Estarra avait déjà exploré tous les sentiers voisins, émerveillée par le monde qui l’entourait. Ses actions imprudentes faisaient parfois sourciller sa sœur aînée Sarein. Celle-ci était tombée amoureuse de l’univers du commerce, des affaires et de la politique. Estarra ne voulait toutefois pas grandir aussi vite que sa sœur.
Reynald, l’aîné de ses frères, avait déjà vingt-cinq ans et était en bonne voie de devenir le prochain Père de Theroc. Généreux et patient, Reynald étudiait la politique et les règles du pouvoir ; selon la tradition, il avait toujours su qu’il deviendrait le prochain porte-parole du monde forestier. En prévision de son accession imminente à cette fonction, Reynald était parti récemment pour un voyage sur des mondes lointains et exotiques, afin de rencontrer les grands dirigeants planétaires, humains comme ildirans, avant que ses devoirs le contraignent à rester sur Theroc.
Les parents d’Estarra n’étaient jamais allés à Mijistra, la fabuleuse capitale des Ildirans, sous les sept soleils. Pourtant leur fille Sarein – de quatre ans plus jeune que Reynald – avait passé plusieurs années sur Terre, pour s’y éduquer et forger des alliances avec la Hanse.
Beneto, le frère d’Estarra, avait depuis toujours été destiné à « endosser la robe verte » et devenir un prêtre de la forêt-monde. Elle attendait avec impatience son retour d’Oncier, où il avait assisté à la création du nouveau soleil.
Père Idriss et Mère Alexa l’avaient gâtée, sans doute trop. Ils la laissaient découvrir ses propres centres d’intérêt et s’attirer toutes sortes d’ennuis. Sa petite sœur Celli, le bébé de la famille, préférait perdre son temps en compagnie de ses jacasseurs d’amis. Estarra était bien plus indépendante.
Elle se baissa pour éviter des fougères à l’odeur sucrée, et sentit le picotement d’un parfum âcre sur sa peau bronzée. Elle avait rassemblé sa chevelure en un amas de tresses entortillées. Ce style négligé avait sa préférence, car il ne laissait presque pas de mèches en liberté susceptibles de se prendre dans les branchages.
Estarra avança en trottant, mémorisant le chemin du retour vers la cité où elle vivait, un immense récif de fongus. Elle se trouvait sous les arbremondes hauts comme des gratte-ciel, à l’écorce écailleuse et palpitant d’énergie. Ils s’étiraient vers le ciel telles les plantes de quelque jardin géant. Des surgeons naissants émergeaient de fissures de l’armure d’écorce, comme des mèches rebelles.
Les racines, les troncs et l’esprit rudimentaire des arbremondes étaient tous connectés. Les frondaisons ébouriffées atteignaient des centaines de mètres de haut, pour retomber comme des parasols ; chaque arbre touchait le suivant, faisant du ciel une tapisserie de feuillage. Les feuilles ondulaient tels des cils les unes contre les autres. S’ajoutant aux bourdonnements des insectes et aux cris des animaux sauvages, un bruit de fond emplissait la forêt entière, un bruissement aussi apaisant qu’une berceuse.
Les arbremondes s’étaient répandus sur toute la masse continentale de Theroc, et à présent d’ambitieux prêtres Verts transportaient des surgeons sur d’autres planètes afin que la conscience de la forêt puisse grandir et apprendre. Ils priaient pour elle, cet « esprit de la terre » au sens littéral, et l’aidaient à devenir plus forte.
Jadis – il y avait cent quatre-vingt-trois ans exactement –, une patrouille de la Marine Solaire ildirane avait découvert le Caillié, un vaisseau-génération terrien qui se traînait dans l’espace, et l’avait mené jusqu’à cette planète vierge. Les onze vaisseaux-générations portaient tous le nom d’explorateurs célèbres. Le Caillié avait reçu le sien d’un explorateur français de l’Afrique noire, René Caillié. Celui-ci s’était déguisé en indigène pour pénétrer au cœur du mystérieux continent. Il avait été le premier homme blanc à visiter la légendaire cité de Tombouctou.
Le Burton, le Peary, le Marco Polo, le Balboa, le Kanaka… Pour Estarra, les noms des vaisseaux-générations avaient une consonance exotique, mais même les contes de la Terre des temps barbares ne pouvaient égaler les merveilles que les colons avaient trouvées lorsqu’ils s’étaient établis sur les mondes du Bras spiral. Le Clark, le Vichy, l’Amundsen, l’Abel-Wexler, le Stroganov. Tous étaient arrivés à destination avec l’aide des Ildirans, à l’exception du Burton, définitivement perdu entre les étoiles.
Les passagers du Caillié secouru par les Ildirans s’étaient réjouis de voir l’énorme potentiel que représentaient les paysages verdoyants de Theroc. Ce monde sauvage, leur nouveau foyer, était plus accueillant que tout ce qu’ils avaient pu imaginer au cours de leur interminable quête d’un système solaire habitable, eux qui avaient vécu des siècles confinés dans un immense vaisseau stérile. Durant tout ce temps perdu, les colons puis leurs descendants n’avaient rien eu d’autre à faire que de regarder des images de forêts et de montagnes. Et Theroc concrétisait leurs plus ferventes prières. Les colons avaient immédiatement soupçonné quelque chose d’anormal au sujet de ces arbres.
Le Caillié transportait tout le nécessaire pour s’installer sur le monde le plus hostile, mais Theroc s’était révélée tout à fait coopérative. Après avoir été déposés par les Ildirans, les colons avaient immédiatement monté un camp provisoire au moyen de structures préfabriquées, tandis que des biologistes, des chimistes et des minéralogistes s’activaient pour évaluer ce que ce monde remarquable avait à offrir.
Par bonheur, la biochimie de l’écosystème theronien était en général compatible avec la génétique humaine. Les colons pouvaient donc manger une grande variété de nourriture indigène, sans avoir à engager d’énormes travaux de nettoyage et de fertilisation des sols. Les colons du Caillié avaient trouvé des moyens d’œuvrer en accord avec la forêt, délaissant leurs structures en métal et en polymères au profit des demeures naturelles qu’ils avaient découvertes.
Des décennies plus tard, alors que les Ildirans avaient développé des relations diplomatiques avec la Terre, les colons theroniens avaient constitué leur propre culture et s’étaient solidement établis. Bien que les représentants de la Hanse soient finalement parvenus à leur faire rejoindre la vaste nébuleuse humaine, les Theroniens se trouvaient parfaitement heureux de rester non-alignés. Quand leurs ancêtres étaient partis à bord du vaisseau-génération, ils n’avaient jamais escompté revenir, ou rêvé de reprendre contact avec la Terre. Ils avaient été une graine jetée au vent, avec l’espoir de prendre racine quelque part. À présent, ils n’avaient pas l’intention d’être déracinés…
Marquant une pause dans ses explorations, Estarra dévora des poignées de baies de fende, puis essuya le jus poissant sa bouche et ses mains. Elle leva les yeux avec vivacité vers l’arbremonde le plus proche, et aperçut les prises et les repères d’une piste d’escalade utilisée par les groupes de lecture d’acolytes. L’écorce offrait suffisamment de prises en saillie pour permettre à Estarra de l’utiliser comme une échelle, pourvu qu’elle ne regarde pas en bas et qu’elle ne pense pas trop fort à ce qu’elle faisait. Tout là-haut, les prêtres Verts parcouraient des voies tracées dans les cimes, sur un entrelacs de branches résistantes.
Estarra portait peu de vêtements, grâce à la chaleur de la forêt ; les cals de ses pieds la dispensaient de chaussures. Elle escalada une prise à la fois, montant, montant toujours. Épuisée mais euphorique, elle parvint à percer les feuillages broussailleux. Puis elle contempla, clignant des yeux, la lumière crue, le ciel bleu, les arbres à perte de vue.
Même de son poste élevé, la jeune fille n’aurait pu dire où un arbre finissait et où un autre commençait. Elle entendait des voix et des chants autour d’elle, des chansons plaintives et des lectures hésitantes, en un mélange de sons profonds et haut perchés.
En équilibre sur la frondaison, Estarra contemplait l’assemblée de prêtres : des acolytes sains et hâlés qui n’avaient pas encore endossé la robe verte, et des prêtres à la peau émeraude plus âgés, ayant déjà formé une symbiose avec la forêt-monde. Les acolytes étaient assis sur des plates-formes ou juchés sur des rameaux, lisant à voix haute sur des rouleaux ou des pads électroniques. Certains jouaient de la musique. D’autres se contentaient de débiter de flots de données, récitant fastidieusement des listes de chiffres sans signification. Ce tohu-bohu, causé par les prêtres, était une manière de célébrer l’esprit plein de vivacité de la forêt. Leurs centaines de voix parlaient aux arbremondes interconnectés, lesquels écoutaient et apprenaient.
Les prêtres Verts s’attiraient ainsi les faveurs de la forêt-monde. Il y avait tant à voir et à ressentir ! Estarra espérait pouvoir comprendre tout ce que savait la forêt-monde. Les prêtres chantaient des poèmes ou lisaient des histoires, ou bien même discutaient de sujets philosophiques, transmettant des informations sous toutes les formes. Les arbremondes assimilaient chaque bribe de donnée, et le réseau vivant en réclamait toujours davantage.