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ESTARRA
Les équipes de travail theroniennes convertissaient la vermitière vide en complexe d’habitations, tandis qu’Estarra passait son temps en compagnie de Beneto et de ses surgeons. Elle se tenait agenouillée à ses côtés tandis qu’il la guidait de ses doigts assurés, lui indiquant où ameublir la terre, dans quelles proportions arroser.
Faisant bruire le sous-bois à son passage, Celli surgit dans la clairière, secouée de sanglots silencieux, les joues sillonnées de larmes.
— Beneto, quelque chose est arrivé à mon lucane géant. S’il te plaît, regarde ! Toi, tu sauras ce qui ne va pas.
Elle portait dans ses bras son lucane apprivoisé de la taille d’un chien. Les ailes de ce dernier pendaient comme des voiles affaissées. Sarein aurait volontiers grondé Celli au sujet de son engouement enfantin pour un insecte sans cervelle, mais Beneto adressa à la fillette un regard de profonde sympathie.
— Viens avec moi. Ton lucane géant aime les prairies en plein air, là où son instinct le pousse à aller.
Il caressa la tête vernissée et allongée du lucane. Les huit pattes segmentées se contractèrent et se détendirent, comme si l’insecte rêvait qu’il escaladait une fleur géante.
Beneto conduisit ses sœurs à travers de hautes herbes folles et des prés bruissants, autour de troncs massifs d’arbremondes, jusqu’à une prairie débordant de lis ; les fleurs avaient l’envergure de cuves de suc. Des lucanes géants volaient dans la prairie. Ce nouvel environnement parut ranimer l’animal de Celli. Ses ailes se mirent à vibrer.
Beneto désigna des ailes de lucanes géants, dispersées comme des vitraux à travers toute la prairie.
— Regarde le sol, Celli.
La décomposition faisait rapidement disparaître les dépouilles des insectes morts, mais les ailes translucides, plus résistantes, demeuraient, vestiges de leur existence brève mais pleine de couleurs éblouissantes.
— Nous avons tous notre vie, sœurette. Ce qui compte n’est pas sa durée, mais ce qu’on en fait. J’œuvre pour la forêt-monde. Un jour, Reynald sera Père de Theroc. Sarein va devenir ambassadrice sur Terre. Estarra et toi devez décider de ce que vous accomplirez. (Il tendit le bras pour caresser le corps lustré du lucane géant.) Ta bestiole a sa propre vie, elle aussi. Que penses-tu qu’elle veuille accomplir ?
Le lucane géant battit à nouveau des ailes, tirant sur sa laisse pour rejoindre ses congénères dans la prairie fleurie.
— Il me tient compagnie, répondit Celli.
— Est-ce ce qu’il devait accomplir ?
— C’est mon chouchou. Je l’aime. (Puis, alors que Beneto regardait l’activité des autres lucanes, elle parut saisir ce qu’il avait suggéré.) Oh. Peut-être qu’il n’est pas malade, mais juste seul.
— Celli, dit Estarra, donne-lui quelques jours pour voler dans la prairie et se nourrir des fleurs. Il connaît le chemin de ta chambre, s’il veut toujours te rendre visite.
À contrecœur, la fillette desserra les attaches de la laisse. Le lucane s’envola, battant des ailes avec grâce. Il parut immédiatement revigoré, tourbillonnant dans les courants ascendants. Puis il vola jusqu’aux fleurs de couleurs vives, palpant les autres insectes, communiquant au moyen de phéromones ou d’infrasons. Durant un long moment, ils le regardèrent danser dans les airs, puis ils retournèrent ensemble au récif de fongus, marchant tout près les uns des autres. Celli, éplorée, continuait de regarder par-dessus son épaule en direction de la prairie…
Cette nuit-là, après que la fillette se fut endormie sur sa couche, le lucane géant revint tranquillement dans la chambre ouverte sur la jungle. Il atterrit sur la silhouette endormie, étendant ses ailes comme un couvre-lit. Celli remua et marmonna, mais ne se réveilla pas lorsque le magnifique insecte battit des ailes une dernière fois, puis mourut sur la couverture.
Ses longues tresses nouées afin de ne pas la gêner, Estarra rejoignit l’équipe d’aménagement dans la vermitière vide, et se mit à nettoyer les déchets que les invertébrés géants avaient laissés dans leur nid. Frottant avec vigueur, elle polissait les parois et marquait les endroits où incruster des meubles ainsi que les ouvertures à découper. Des ouvriers consolidaient des voûtes, condamnaient des galeries sans issue dans l’intention de les utiliser comme salles de stockage, et abattaient de minces parois en les déchirant, dans le but d’étendre les quartiers d’habitation. Il leur avait fallu un certain temps pour dresser une carte des passages sinueux, mais le complexe d’habitations commençait à prendre forme.
Les vers ne suivaient pas de plans tracés à la convenance des êtres humains ; les Theroniens devraient donc s’accommoder de la structure et des couloirs d’origine. Certaines galeries s’avéraient assez grandes pour qu’un homme puisse y marcher debout, mais d’autres nécessitaient de ramper de pièce en pièce. Les gens apprendraient à se repérer dans ce labyrinthe, élargiraient certains des tunnels ; bientôt cet endroit deviendrait un grand ensemble plein d’animation. De nombreuses familles s’étaient déjà adressées à Père Idriss et Mère Alexa afin d’obtenir des appartements.
Au-dehors, deux jeunes casse-cou se donnaient la chasse. Ils volaient sur des planeurs bricolés à partir d’ailes de lucanes géants et de divers rebuts encore fonctionnels provenant du Caillié. Estarra mourait d’envie d’aller jouer dehors avec eux, mais elle avait des responsabilités, à présent. Cette vermitière était sa découverte, elle désirait y imprimer sa marque. Au début, les architectes avaient regardé Estarra avec condescendance, s’attendant à ce qu’elle s’en aille. Mais elle s’était révélée aussi appliquée et dévouée que le reste de l’équipe.
Travaillant sur l’enceinte de la vermitière, Estarra utilisait un outil de coupe à chaud pour trancher dans le matériau cartonneux. Elle fit une percée sur l’extérieur, afin de créer une fenêtre dans le fronton. Celle-ci serait décorative et colorée, grâce aux ailes de lucane… Une belle façon de commémorer l’animal favori de Celli.
Après avoir découpé l’ouverture, Estarra souleva l’une des ailes de l’insecte mort, qui évoquait un pan de vitrail. Des ailes de lucane avaient été fixées aux vasistas et aux puits de lumière, afin de baigner les salles de reflets multicolores. Une fois qu’Estarra aurait appliqué les quatre ailes contre l’ouverture, la pièce ressemblerait à une ancienne cathédrale.
Utilisant un récipient rempli de ciment de sève, Estarra enduisit les coins de la fenêtre. La substance adhésive sécherait jusqu’à devenir aussi dure que du fer, maintenant en place les ailes multicolores. Puis elle recula pour admirer son œuvre. C’était une splendide adjonction au nouveau complexe d’habitations que tout le monde pourrait contempler. Estarra songea que sa petite sœur apprécierait.