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ESTARRA
Lorsque Beneto déclara son intention de quitter Theroc pour se consacrer à la petite colonie perdue de Corvus, Père Idriss et Mère Alexa furent surpris, puis déçus. Ils s’étaient attendus à un destin plus glorieux pour leur deuxième fils : une situation éminente, ou un poste de direction dans la prêtrise.
Pour finir, ils acceptèrent les souhaits de la forêt-monde. Lorsque Alexa réalisa que son fils désirait vraiment partir, elle l’étreignit et annonça qu’elle donnerait une grande fête d’adieu, s’achevant par un spectacle mettant en scène les danseurs-des-arbres les plus doués des grandes cités. Beneto sourit gentiment, même s’il se serait volontiers passé de tout ce bruit. Alexa le faisait davantage pour elle que pour son fils, aussi Beneto accepta-t-il de bonne grâce le banquet prévu.
Le départ imminent de son frère blessa profondément Estarra. Le visage triste, Beneto préféra lui apprendre la nouvelle directement. Elle regretterait les heures passées avec lui dans les forêts, à discuter des plantes indigènes, des imposants arbremondes et de toutes les choses qui lui venaient à l’esprit. Mais elle pouvait lire sur le visage de Beneto que cette affectation volontaire constituait un rêve qui lui tenait réellement à cœur.
Elle se sentait déjà seule, lorsqu’elle dit :
— Je penserai souvent à toi, Beneto. Peut-être un jour serai-je en mesure de venir te rendre visite sur Corvus.
Il rit.
— D’après ce que je sais, le tourisme est presque inexistant là-bas. Mais le vieux Talbun semble aimer la vie qu’il y mène. Je suis impatient de prendre sa place, afin qu’il puisse s’en aller.
Le jour de la fête d’adieu, Estarra voulut participer d’une manière qui susciterait la fierté de son frère. Elle envisagea d’aider à la préparation du banquet, mais décida de récolter la gourmandise favorite de Beneto : des tranches de peau tendre du récif de fongus, que l’on ne trouvait qu’au sommet, dans les niveaux inhabitables de la cité.
Estarra et sa sœur Celli grimpèrent jusqu’aux salles les plus élevées du récif, où les parois étaient trop molles pour supporter des habitations permanentes. Les jeunes filles nouèrent des besaces à leur taille, et fixèrent des crampons à leurs bottes. Bientôt, elles furent prêtes à grimper le long des strates molles et pentues.
Celli regarda sa sœur.
— Tu es trop vieille pour faire ça, dit-elle.
Estarra venait juste d’avoir treize ans, un âge difficile où elle se sentait femme la moitié du temps, tout en refusant l’idée de couper les liens de l’enfance. Elle répondit, avec l’envie de taper sur sa sœur :
— C’est pas vrai ! Et puis, je fais ça pour Beneto, alors ce n’est pas toi qui vas m’arrêter.
— Je récolterai plus de viande de champignon que toi, lança Celli. C’est aussi mon frère !
Bien sûr, songea Estarra, et nous le perdrons toutes les deux lorsqu’il partira demain.
Celli sur ses talons, Estarra se fraya un chemin entre les lèvres caoutchouteuses d’une fenêtre naturelle. Au moyen d’un crochet de soutien, elle se hissa en haut du toit extérieur. Celli escalada le champignon durci à toute vitesse, jusqu’à la partie fraîche en pleine croissance, prenant appui sur les pointes de ses bottes. La fillette tira son couteau, tandis qu’elle cherchait un endroit éloigné des cicatrices, là où les enfants avaient entaillé le fongus.
— Attention ! cria-t-elle d’une voix chantante.
Estarra grimpa en ligne droite jusqu’au point culminant de l’excroissance noueuse, où elle pourrait trouver la chair la plus tendre.
— Occupe-toi de tes affaires !
Elle savait que Celli voulait juste gagner, comme dans une course, alors qu’elle-même ne songeait qu’à Beneto. Elle souhaitait que son frère conserve un bon souvenir d’elle, chaque fois qu’il se languirait de Theroc, sur Corvus.
Estarra enfonça un piquet de métal à la limite de portée de son bras, afin de se hisser plus haut. Elle s’étendit à plat sur la peau délicate du fongus et rampa vers le haut, posant le talon de sa botte sur le piquet. Celui-ci branla sous son poids.
Estarra entreprit de couper de gros morceaux charnus, afin d’en bourrer sa besace. Ses dents crissèrent sous l’effort, mais elle songea au festin qui attendait Beneto. Sarein ne manquerait pas de gronder sa sœur pour avoir fait un travail d’enfant, suggérant qu’elle devrait se trouver des occupations plus adultes. Mais Estarra mordit sa lèvre inférieure et grimpa plus haut, se persuadant que personne d’autre ne ferait cela pour son frère.
Elle se balança, instable, et se pencha en avant pour couper une nouvelle tranche, bien que sa besace soit déjà presque remplie. Soudain, elle sectionna accidentellement un nodule sporifère – qui lui projeta une grêle de grains blancs en plein visage.
Estarra éternua avec violence, comme les spores obstruaient son nez et sa gorge. Incapable de respirer, elle éternua de nouveau, tandis qu’une série de spasmes secouait son corps. Elle glissa et dégringola le long de la paroi lisse couvrant le récif. Désespérément, elle battit des pieds en essayant de trouver une prise.
Les pointes de ses bottes lacérèrent le champignon, et lorsqu’elle heurta enfin le piquet d’appui qu’elle avait posé, il disparut dans la déchirure et elle plongea à travers le toit. D’autres spores se déversèrent autour d’elle. Elle perça des murs charnus dans sa chute jusqu’à une chambre close de l’excroissance.
— Au secours !
Puis elle éternua, et tâcha de reprendre sa respiration. L’air manquait autour d’elle, mais au moins, elle avait cessé de tomber.
Les yeux écarquillés, Celli rampa vers le trou dans lequel Estarra avait disparu. La fillette se balança avec précaution, se penchant en avant pour apercevoir sa sœur aînée. Alors, voyant que cette dernière n’avait rien, elle gloussa :
— J’ai dit que tu étais trop grosse…
Plus tard, il fallut plusieurs enfants pourvus de cordes et de poulies pour sortir Estarra de là. Une foule embarrassante de spectateurs, parmi lesquels des membres de sa famille, s’était rassemblée pour voir ce qui se passait. Beneto, calme et assuré, se tenait sur une haute branche afin de diriger le sauvetage. La jeune fille émergea des profondeurs du récif de fongus, gluante de moisissures malodorantes. Ses cheveux tressés s’étaient transformés en tignasse, une couche de crasse recouvrait ses fesses et ses bras. Mais, l’un dans l’autre, seule la fierté d’Estarra avait été mise à mal.
Lorsque Beneto vint la voir, Estarra craignit qu’il se montre déçu de la maladresse avec laquelle elle avait cherché les ennuis, en faisant une bêtise pour lui. Au lieu de cela, il la serra dans ses bras.
— Merci, Estarra. Si ton cœur n’était pas si gros, tu ne serais peut-être pas tombée à travers le toit de la cité.
Peu importait ce qu’on pouvait lui reprocher, à présent : elle savait que son frère avait compris ce qu’elle avait essayé de faire. Les émotions se bousculèrent au fond de sa gorge. Estarra ne put que le regarder, le soulagement brillant à travers ses larmes.
Tout allait pour le mieux.
Elle conserva ce moment à l’esprit tout au long du banquet bruyant et interminable, jusqu’à la fin des célébrations d’adieu. Mais au matin, ce souvenir ne contribua pas à alléger sa peine, alors qu’elle se tenait à la cime des arbres, et regardait le départ de la navette de Beneto, qui l’emmenait pour toujours vers une planète lointaine.