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TALBUN
Les arbremondes étaient troublés. Ils avaient le sentiment aigu qu’un danger couvait quelque part dans le Bras spiral. Mais des terreurs aussi incommensurables ne pouvaient pas être comprises par les disciples de la forêt-monde. Comme toujours, la forêt en savait plus que n’importe quel être humain. Pas même un prêtre Vert dévoué ne pouvait appréhender l’étendue de leurs connaissances.
Cependant, des affaires d’une telle envergure n’affectaient que rarement les colonies éloignées. Sur le monde peu peuplé de Corvus, la vie quotidienne s’écoulait, douce et tranquille, à la satisfaction de tous.
Talbun, le vieux prêtre Vert, savait qu’il était temps pour lui d’achever son travail… et sa vie. À travers le bourdonnement de la forêt, il sentait que de grands événements se tramaient. Un avenir effroyable pour beaucoup de gens, sur de nombreux mondes.
Talbun, cependant, s’inquiétait davantage de ses propres obligations.
Les arbremondes bruissants recouvraient le flanc d’une colline, près de la bourgade de Colonville. Tandis qu’il marchait à couvert, Talbun écouta l’appel de la lointaine Theroc – le centre de la forêt-monde, le cœur des arbres. Il n’y était pas revenu depuis des dizaines d’années. Les surgeons qu’il avait plantés sur une crête surplombant la ville dépassaient à présent la hauteur d’un homme. Ils formaient un esprit annexe de la forêt pensante. Talbun ne retournerait jamais sur le monde qui l’avait vu naître et grandir, où il avait endossé la robe verte. Mais cela ne le gênait pas.
Corvus dépendait de lui, et il aimait cet endroit. Il n’abandonnerait pas ses habitants. Peu importait sa lassitude, peu importait qu’il se sente vieux et frêle. Sa vie tout entière avait été dévolue à son office : il priait les arbremondes et prenait soin d’eux ; par association, il surveillait également ceux qui servaient la forêt. Il ne succomberait pas à son égoïsme.
Pas encore.
Talbun caressa le tronc squameux de l’arbre le plus proche, et reçut les pensées que lui murmurait la forêt.
— Je te rejoindrai bientôt, souffla-t-il.
Il mourrait sur Corvus. Sa chair fertiliserait l’humus et nourrirait les arbremondes, en un ultime service rendu à la forêt.
— Mais d’abord, je dois trouver un remplaçant.
Talbun n’avait qu’à envoyer un appel, et les prêtres Verts en contact avec l’esprit de la forêt-monde percevraient son message. Dans ce cas, pourquoi hésitait-il ?
De nombreux tatouages marquaient son visage. Les lignes et les cercles commémoraient ses expéditions, indiquaient le temps qu’il avait passé sur des vaisseaux. Talbun avait servi sur le Constellation, voyageant de système en système et exécutant son devoir pour la Hanse. Sa connexion avec les arbres lui permettait d’envoyer des transmissions d’urgence et des communiqués diplomatiques plus rapidement qu’aucun vaisseau ni aucun signal. Tous les messages ne requéraient pas une telle rapidité, bien sûr. Mais disposer d’un prêtre Vert à bord conférait un grand prestige au capitaine et à son ambassadeur associé.
Après cinq ans passés sur le vaisseau diplomatique, Talbun avait démissionné. Il avait mérité ses tatouages, mais avait eu l’impression de faire du surplace. Il avait tâché de le faire comprendre au capitaine du Constellation :
« Je dois retourner vivre sur une planète. Je suis fatigué des parois en métal et de l’air recyclé, de regarder par les hublots pour ne voir que le vide. Je me languis de sentir la poussière sous mes pieds, l’air sur mon visage, le vent, la pluie, la lumière du jour. »
La Hanse ne contrôlait pas les prêtres Verts, malgré ses multiples efforts pour soumettre Theroc à sa loi. En démissionnant du Constellation, Talbun avait aussitôt reçu un millier d’offres pour ses services. Mais il savait déjà ce qu’il voulait faire, dans son esprit comme dans son cœur.
Les premiers colons avaient foulé le sol de Corvus à peine trois ans plus tôt, lorsque Talbun était arrivé là-bas. Avec ses références, il aurait pu demander n’importe quelle mission dans le Bras spiral – pourtant, la planète bucolique l’avait appelé. Les honneurs ne l’intéressaient pas. Il désirait la paix.
Les dirigeants de Corvus avaient été les premiers surpris par son choix. Lorsqu’il était arrivé sur ce petit monde perdu, débarquant d’un vaisseau cargo régulier sur lequel il avait réservé une place, les colons lui avaient souhaité la bienvenue au moyen de la fête la plus somptueuse qu’ils avaient pu préparer. Le maire Sam Hendy, un jeune homme sérieux, avait décrété un banquet en son honneur, bien que de telles cérémonies aient toujours intimidé Talbun. Une fois son bosquet planté à proximité immédiate de Colonville, Corvus était devenue davantage qu’un simple signataire de la Charte : une véritable partie de la Hanse. Le télien faisait de Talbun une station télégraphique vivante. Il permettait aux colons de rester en contact direct avec la Terre, d’autres planètes colonisées, et des vaisseaux marchands.
Ravis d’abriter un membre aussi distingué dans leur communauté, les colons avaient mis en commun leurs maigres biens et ressources. Ils l’avaient aidé à nettoyer les mousses indigènes et l’entrelacs végétal couvrant le sol, afin qu’il puisse planter ses surgeons. Talbun ne s’était jamais senti aussi apprécié et aimé.
Il ne pouvait abandonner ces gens, juste parce qu’il était las de la vie.
Le vieux prêtre avait planté les surgeons un par un, les caressant, les accueillant dans leur nouveau foyer. Pris en main et nourris, les arbres avaient poussé rapidement, puisant dans le sol fertile tous les nutriments dont ils avaient besoin. Deux ans plus tard, il avait été en mesure de prélever des boutures et de planter de nouveaux surgeons afin d’agrandir le bosquet. Tout ici poussait à la perfection.
Mais les hommes ne vivaient pas éternellement.
Sous la voûte duveteuse, Talbun tendit le visage vers le ciel, absorbant la lumière de l’étoile étrangère pour la convertir en énergie. Il fit courir ses doigts maculés de terre sur ses joues. Il ne se sentait pas sale, mais débordant de vitalité.
Corvus s’était révélé l’endroit idéal pour terminer ses jours. La planète lui offrait tout ce qui lui avait manqué dans sa vie. Pendant des heures, il était resté assis en position du lotus dans ce bosquet de surgeons, lisant aux arbres une litanie de textes tout en accroissant ses propres connaissances. Il avait adoré cette époque.
Il était temps pour lui d’être remplacé. Mais il avait un dernier rôle à jouer.
Au centre du bosquet, Talbun étendit les bras afin de faire courir ses doigts le long des troncs. Il s’agenouilla enfin, percevant le sol contre ses genoux dénudés, et appuya le front sur le tronc le plus proche.
Il ferma les yeux, formula en pensée la phrase dont il avait besoin. Puis, usant de son talent mental pour s’ouvrir, il se relia à la forêt-monde. Il envoya sa supplique à travers le réseau, afin que quelqu’un vienne à lui.