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TASIA TAMBLYN
Comme dans toutes les flottes nouvelles allant à la bataille, l’humeur au sein des Forces Terriennes était au patriotisme exubérant. Ces mêmes élèves officiers qui naguère battaient froid Tasia lui tapaient à présent sur l’épaule en prenant leur équipement et en courant vers leurs vaisseaux respectifs. Cela faisait des jours qu’on ne l’avait pas appelée « Cafard ».
Après avoir attendu si longtemps, Tasia aurait bientôt sa chance de combattre ces salopards d’hydrogues. L’émissaire qui avait tué le roi Frederick avait eu l’audace de prendre les traits de Ross. Ils méritaient la mort rien que pour cette offense.
Ils avaient reçu des rapports officieux concernant Golgen, la géante gazeuse où s’était produite la première attaque des hydrogues. Personne ne connaissait avec certitude les dommages que la frappe cométaire avait infligés à l’ennemi, mais son audace enflammait l’imagination. Les soldats terriens étaient étonnés, parfois amusés, qu’un Vagabond ait pu commettre cela. Il allait sans dire que les « professionnels » des FTD causeraient plus de dégâts.
Au fond de son cœur, Tasia savait que Jess était derrière ce coup d’éclat. Il avait choisi Golgen intentionnellement, afin de venger la destruction de la station du Ciel Bleu.
— À mon tour maintenant, dit-elle à mi-voix.
Galvanisée, elle enlaça Robb Brindle en une étreinte rapide mais fougueuse, suivie d’un baiser brûlant. Puis fila avant que son ami, un sourire jusqu’aux oreilles, ait eu le temps de réagir.
Avec son uniforme et son attirail, ainsi que quelques articles de survie qu’elle avait réussi à glisser dans les poches de sa combinaison, Tasia courut vers le hangar d’embarquement, où des transports de troupes acheminaient les équipages jusqu’aux vaisseaux de guerre. L’amiral Stromo, à la tête du bataillon du Premier quadrant, commanderait le Goliath, le premier des Mastodontes améliorés, à la cuirasse renforcée. Le Goliath avait déjà subi, et réussi, tous les tests de contrôle préliminaire. Il était paré au combat.
Lorsque Tasia vit le rassemblement de gigantesques vaisseaux sur le point d’être lancés vers Jupiter, et leur puissance de feu réunie, elle ressentit la même confiance et le même optimisme que les recrues. Mais elle savait également qu’en un battement de cœur, tout pouvait basculer. L’étude de Qronha 3 leur avait enseigné que les orbes de guerre hydrogues seraient des noix difficiles à briser.
Grâce à l’excellence de ses notes, Tasia avait été promue au rang de commandant de plate-forme, ou platcom. Elle dirigeait son propre Lance-foudre, une plate-forme d’armement. Si l’augmentation démesurée de la flotte avait permis des promotions aussi rapides, elle avait néanmoins mérité sa place. Quant à Robb Brindle, il avait fait preuve de son efficacité dans le travail en équipe avec Tasia ; aussi l’avait-on affecté auprès d’elle, en tant qu’officier en second. Il dirigeait les escadrons de Rémoras qui soutiendraient le plus fort de l’attaque, en cas d’apparition des hydrogues.
Les navires des FTD furent armés, leurs propulseurs allumés, leurs armes chargées, les escadrons de Rémoras parés au départ immédiat. Alors, l’amiral Stromo transmit un discours sur le canal général de la flotte expéditionnaire :
— Ceci est notre première mission au contact direct de l’ennemi. C’est pourquoi c’est la plus importante que les FTD aient jamais lancée. Ce n’est pas une simple échauffourée contre une colonie rebelle, ou une frappe punitive contre quelques pirates Vagabonds s’acharnant sur d’innocents colons…
Sur la passerelle de son Lance-foudre, Tasia se renfrogna en entendant évoquer l’épisode Rand Sorengaard.
— Merdre ! Merci beaucoup, monsieur, marmonna-t-elle, assez doucement pour n’être entendue de personne.
Le commentaire méprisant de Stromo n’allait pas faciliter sa tâche.
— Cette mission aura des conséquences directes pour l’avenir de la Ligue Hanséatique, et pour toute l’humanité, poursuivit l’amiral.
L’équipage de Tasia, sur la passerelle, siffla bruyamment.
— On va foutre la pâtée aux hydrogues !
— Y a qu’un moyen de traiter avec ceux qui jouent aux durs – un coup dans les valseuses !
Tasia reconnut la voix de Patrick Fitzpatrick. Lui-même avait volontiers joué aux durs, avant qu’elle lui démontre qu’il faisait fausse route. Il n’avait pas reçu de promotion, et restait affecté à son Lance-foudre.
Tasia aurait préféré abréger tout cela et partir, mais Stromo continua de discourir.
— Ceci ne sera pas une frappe offensive, car nous ignorons l’endroit où se terre l’ennemi. Nous devons cependant nous opposer à l’ultimatum hydrogue. Nous prendrons de force l’ekti dont nous avons besoin.
La flotte partit enfin des chantiers spationavals de la ceinture d’astéroïdes, en direction de Jupiter. Des tempêtes titanesques remuaient le globe ceinturé de bandes de nuages gris, bruns et jaunes. Les hydrogues avaient-ils toujours vécu ici, au cours des millénaires de l’Histoire humaine, avant même que Galilée n’ait observé cette planète pour la première fois dans son télescope rudimentaire ?
Quatre moissonneurs d’ekti de la Hanse avaient été mis en service. Massifs, ils avaient été assemblés à partir de pièces récupérées dans les chantiers spationavals de la ceinture d’astéroïdes. Ils disposaient de leurs propres moteurs pour se déplacer et seraient escortés par le bataillon des FTD.
Sur la passerelle du Lance-foudre, Tasia ne put s’empêcher de sourire en regardant ces modèles archaïques de stations d’écopage. Les Vagabonds avaient sophistiqué leurs systèmes pour les rendre plus efficaces et infiniment moins gourmands en effectifs. Même si ces usines de bric et de broc faisaient l’affaire, Tasia comprenait comment son peuple était parvenu à se faire une place sur le marché, au vu de la compétence douteuse du personnel d’extraction de la Hanse.
Toutefois, sans la protection des FTD contre les hydrogues, les Vagabonds n’avaient en pratique plus accès à leur source de revenu. Un jour, en raison du peu d’efficacité de ses usines flottantes, la Hanse s’allierait peut-être aux Vagabonds, en leur fournissant un soutien militaire pour protéger leurs stations d’écopage. Mais que les Vagabonds soient ainsi réduits à merci mettait Tasia profondément mal à l’aise ; une association pesante avec la Grosse Dinde représentait tout ce qu’ils avaient toujours pris soin d’éviter.
Le voyage transorbital fut bref. Le Mastodonte Goliath, trois croiseurs Mantas, et un essaim de Lance-foudre escortaient les moissonneurs d’ekti dans l’atmosphère jovienne. Tasia était impressionnée par la beauté des bandes nuageuses qu’on aurait dit peintes à la main, mais elle avait vu beaucoup d’autres planètes. Elle s’était tenue sur le pont d’observation du Ciel Bleu, en compagnie de Ross…
À présent elle brûlait de rendre aux hydrogues la monnaie de leur pièce. S’ils osaient se montrer, elle espérait être la première à tirer.
Son équipage laissa fuser des hourras retentissants, comme les moissonneurs géants commençaient à écrémer les nuages, pompant de vastes quantités d’hydrogène afin de les traiter dans leurs réacteurs d’ekti.
À cause de leur lenteur, il leur faudrait des semaines avant d’avoir produit suffisamment d’allotrope pour constituer un chargement conséquent. Toutefois, en menant à bien ces opérations, les FTD avaient remporté une victoire psychologique. Elles avaient prouvé qu’elles obtiendraient du carburant interstellaire malgré les menaces extraterrestres. Elles prenaient les hydrogues au mot. Elles se dressaient face à eux et les défiaient ouvertement.
Les membres d’équipage de Tasia plaisantaient, faisaient des paris, et paraissaient plus enthousiastes encore qu’au lancement de la flotte. Les croiseurs Mantas manœuvraient comme à la parade, à portée de vue des autres vaisseaux. Robb Brindle se tenait au côté de Tasia, pas trop près cependant à cause de leurs rangs respectifs. Interceptant son regard, il lui souffla :
— Loin de moi l’idée de demander à ce qu’on garde les pieds sur terre, mais j’ai l’impression qu’on excite un chien méchant juste devant sa niche. On fait les braves, on rigole – jusqu’à ce que la laisse du molosse se rompe.
Tasia le regarda d’un air perplexe.
— Parfois, Brindle, tu me parles dans une langue totalement étrangère.
Mais, en vérité, elle le comprenait parfaitement… trop bien, même. Elle se demandait juste combien de temps ils devraient attendre, avant que le molosse en question se manifeste.