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TASIA TAMBLYN
Vexée et l’esprit en ébullition, Tasia déambulait sur le plateau de glace. Elle martelait le sol avec tant de rage que ses bottes laissaient des empreintes sur le sol gelé. Le regard fixé sur l’horizon de la mer souterraine, elle se souvenait de son grand frère Ross.
Il avait eu le courage de se dresser contre l’entêtement abusif de leur père. Il s’était montré courageux et déterminé, et avait fait ses preuves avec l’indéniable succès de la station du Ciel Bleu. Il se serait marié avec Cesca Peroni. Tasia ressentait une incroyable fierté en regard de tout ce qu’il avait accompli, et ce malgré l’absence de soutien de son père.
Mais des extraterrestres hostiles avaient tout gâché. Ils avaient naufragé sa merveilleuse station d’écopage, et pris sa vie.
Aujourd’hui, Tasia avait l’opportunité d’agir pour le venger. En théorie, cela aurait dû être du ressort de son père – ou encore mieux, de celui de Jess –, mais tous deux se montraient davantage concernés par les affaires familiales. Peut-être avec raison. Mais ses oncles assureraient la permanence de l’activité, la livraison du ravitaillement, et la commercialisation des produits.
Tasia ne faisait aucun reproche à son père ni à Jess, mais elle devait prendre ses propres décisions. Elle avait l’absolue certitude d’avoir raison ; son père et son frère finiraient par s’en apercevoir. Le Guide Lumineux montrait sa voie à chaque Vagabond, et Tasia discernait la sienne avec clarté. Si un seul membre du clan Tamblyn devait s’engager contre l’ennemi extraterrestre, peut-être fallait-il que ce soit elle.
Elle inspira longuement, puis expulsa un nuage de vapeur. Ses joues semblaient se craqueler de froid, mais elle refusait de rabattre sa capuche sur sa tête. Les eaux océanes étaient d’huile. Tasia ne décela nulle trace des nématodes chantants qui étaient apparus durant les funérailles, ni aucun débris carbonisé du bûcher flottant.
Elle lança dans l’eau un morceau de glace aussi loin qu’elle le put. Quand ils étaient plus jeunes, ses frères et elle avaient pratiqué ce jeu tous ensemble de nombreuses fois. Ross pouvait faire rebondir un fragment de glace aplati six fois.
Son éclat frappa la surface avec un plonk caverneux, puis remonta à la surface en dansant, entouré de vaguelettes concentriques.
— Parfois, murmura-t-elle, on doit produire ses propres vagues.
L’air était si froid qu’il l’irritait jusqu’aux sinus. Il lui avait été difficile de prendre sa décision. Mais, longtemps auparavant, Ross avait fait le choix qui lui paraissait nécessaire. À présent, c’était à son tour.
Il était inutile d’y penser davantage. Tasia se mit rapidement en mouvement, non parce qu’elle craignait de changer d’avis, mais parce qu’elle ne revenait jamais sur ses décisions. La retarder ne servait à rien.
Son petit abri isotherme était frais et sombre. EA rangeait les affaires de Tasia, nettoyant chaque recoin pour la quatrième fois. Lorsque la jeune femme n’était pas là pour lui tenir compagnie, le comper recourait à sa programmation limitée, qui l’occupait à des tâches ménagères.
Tasia ne s’embarrassait jamais à cacher son humeur au petit comper dépourvu de conscience.
— Augmente la température, EA, merdre !
— Je suis désolé, Tasia. Je vais la mettre à ton niveau préféré.
— Pas la peine, j’ai froid de toute façon.
La jeune fille retira ses gants et son manteau, puis s’assit sur le coin d’une chaise. Elle allait devoir prendre ses dispositions, faire ses bagages en vitesse et s’éclipser. Elle se pencha en avant, avec une attitude de conspiratrice.
— EA, toi et moi avons quelque chose à faire. Je vais avoir besoin de ton assistance.
— Donne-moi juste tes instructions, je serai heureux de t’aider de quelque manière que ce soit.
Tasia se réjouissait que les compers n’aient été dotés que d’une programmation morale minimale, afin de ne pas les embrouiller avec des problèmes éthiques.
— Tu es mon compagnon depuis longtemps, EA, mais aujourd’hui, j’ai quelque chose de difficile à te demander.
La silhouette de métal élancée cessa son ménage, et vint se placer en face de la jeune fille immobile.
— Toi et moi, nous devons nous échapper d’ici, dit-elle.
EA marqua un temps d’hésitation si court que Tasia l’avait peut-être imaginé.
— Tout ce que tu désires. Nous allons bien nous amuser, tous les deux.
— Nous faisons cela pour venger mon frère Ross.
— Ross a été mon premier maître. Un gentil jeune homme.
— Il est mort, fit Tasia. Tué par des extraterrestres.
— Comme c’est triste. Y a-t-il quelque chose que je puisse faire ?
Le robot avait été acheté pour être offert à Ross lorsqu’il était enfant. À l’époque, leur mère était encore de ce monde. Mesurant à peine plus d’un mètre, EA était un modèle Confident, un gentil camarade pour les enfants. Avec l’âge, Ross s’était détaché de ce compagnon loyal ; aussi l’avait-on donné à Jess, puis enfin à Tasia.
Elle éprouva un regain de tristesse et de sentiment de perte, quand elle se souvint qu’EA avait été promis au premier membre du clan Tamblyn qui aurait un enfant. Jusqu’à présent, tout le monde s’était attendu à ce que Ross, de par ses fiançailles avec Cesca, soit le premier à agrandir la lignée. Aujourd’hui, cela avait changé à tout jamais.
— Tu peux m’aider à m’échapper, et tu viendras avec moi lorsque nous rejoindrons les Forces Terriennes de Défense.
— D’accord, Tasia, dit EA. Dis-moi seulement ce que tu veux que je fasse.
Les soleils artificiels enchâssés dans la voûte gelée étaient réglés sur des chronomètres qui abaissaient leur luminosité à intervalle régulier, créant de fausses périodes nocturnes. Ainsi la colonie sous la banquise vivait-elle dans l’illusion d’un cycle circadien. Lorsque Tasia sortit au milieu de la nuit, elle aperçut des ondulations d’algues phosphorescentes, luisant dans les épaisseurs du ciel cristallisé ; elles ne brillaient pas tout à fait comme des étoiles, mais suffisamment pour éclairer le chemin jusqu’aux ascenseurs menant à la surface.
Jess et Cesca se trouvaient encore au chevet de son père, mais Tasia, fermement résolue, préféra les éviter. Peu de temps auparavant, Jess était passé jeter un œil sur elle, et avait été satisfait de la trouver en train de se reposer dans son abri. Tasia aurait voulu se confier à lui, mais elle connaissait son frère. Jess agissait toujours selon ce qu’il croyait être le mieux pour autrui. S’il soupçonnait ce qu’elle comptait faire, il la retiendrait pour son bien, au besoin en l’attachant sur une chaise. Tasia ne pouvait pas se le permettre. Elle l’aimait néanmoins, et savait qu’il comprendrait… un jour.
Comme elle et son comper pénétraient dans l’ascenseur, elle murmura des adieux aux habitants endormis dans leurs abris. Puis elle referma la porte, et ils filèrent jusqu’au puits foré dans le sous-sol. D’énormes tuyaux traversaient la croûte de glace vers les failles de la surface. La mère de Tasia se trouvait quelque part, perdue au sein de l’épaisse carapace gelée…
Les Tamblyn avaient gagné beaucoup d’argent en pompant l’eau subglaciaire jusqu’à des points de surface où des cargos remplissaient leur soute avant de se rendre aux centres de distribution. Le spatioport était un terrain d’atterrissage et un chantier de maintenance, relié aux stations de puisage.
Sans vaisseau à quai, les activités ayant été interrompues pour toute la période de deuil, les puits avaient été bouchés. Ils étaient couronnés de gel qui s’infiltrait par de légères craquelures dans les joints. Les derricks arachnéens s’élevaient à grande hauteur, nécessitant peu de soutien en raison de la faible gravité de la lune de glace.
Au sommet de la banquise, sous un ciel noir et froid piqueté d’étoiles, Tasia et EA cheminaient dans les tunnels flexibles, fixés sur le sol gelé. Trois vaisseaux spatiaux appartenant au clan Tamblyn étaient amarrés à des baraquements d’accès. Bien entretenus, ils étaient prêts à partir. Tasia savait tous les faire voler. Ses frères lui avaient enseigné une multitude d’astuces de pilotage, et elle s’était entraînée pendant un nombre incalculable d’heures. Il n’y avait pas grand-chose d’autre à faire de toute façon, sur une lune de glace ennuyeuse.
Puisque les vaisseaux appartenaient à sa famille, ce n’était pas vraiment du vol. Dès qu’elle aurait rejoint les Terreux, peut-être trouverait-elle un moyen de renvoyer le vaisseau sur Plumas. Nul doute que son père en ferait des gorges chaudes pendant des années.
Ils se hâtèrent à travers la galerie de connexions en direction de l’appareil le plus proche. Tasia fut tentée de prendre le vaisseau préféré de Jess, plus rapide et élégant. Mais comme elle ne souhaitait pas qu’il lui en veuille davantage, elle choisit l’un des deux autres.
Devant l’écoutille, la jeune fille extirpa un module de données de l’une des poches de son pantalon ample.
— EA, télécharge ceci. Ce sont des instructions de navigation et tout ce qu’il faut savoir sur les vaisseaux spatiaux. Je pourrais avoir besoin de ton aide pour effectuer des tâches de copilote, si je suis fatiguée.
Le voyage vers la Terre prendrait du temps, et elle avait peu dormi au cours des derniers jours.
— Je n’ai jamais piloté de vaisseau, Tasia. Mon noyau mémoriel ne possède sans doute pas assez d’espace pour contenir autant d’informations.
— Alors, efface certaines de tes activités de garderie – mais pas tous tes souvenirs. Je veux que tu conserves chaque instant que tu as passé avec Ross. Tu pourras me raconter ces histoires au cours du vol.
EA inséra le module de données, et accéda au système de mise à jour.
— Bien sûr, Tasia. Je suis prêt si tu as besoin de moi. Cela me paraît très simple à présent.
La jeune fille secoua la tête.
— Apprendre à voler m’a pris des années, et toi, tu peux y parvenir en quelques secondes…
— Cela peut être effacé aussi vite, Tasia.
Tandis qu’elle se sanglait dans son siège de pilotage, elle grogna :
— Ouais, j’imagine quel inconvénient ce serait.
Elle alluma les radiateurs. Personne n’avait utilisé ce vaisseau depuis un mois ; l’air ambiant était sec et sentait le renfermé. Tasia activa les circuits électriques et les systèmes de survie, puis augmenta un peu la température.
Elle entra les coordonnées du système solaire de la Terre, et détermina l’itinéraire. Puis elle se libéra de la passerelle d’amarrage, et, avec une légère poussée de ses réacteurs d’altitude, le vaisseau quitta la surface gelée. En dessous, Plumas ressemblait à une boule blanche lézardée de crevasses, ses puits colmatés évoquant des boutons métalliques scellant l’eau liquide en dessous.
— Très bien, suivons le Guide Lumineux.
Le voile brouillant sa vision pouvait aussi bien provenir de la buée sur les fenêtres du cockpit que des larmes qui recouvraient ses yeux. Tasia n’aurait su le dire. Elle enclencha le propulseur interstellaire et bondit loin de Plumas, vers son nouvel avenir.