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BENETO
Dans leur habitation petite mais confortable, Beneto avait pu observer Talbun de près – la profonde lassitude qui pesait sur lui, ses yeux noirs enfouis sous des paupières ridées, les années qui semblaient suinter par tous les pores de sa peau émeraude. Mais aujourd’hui, son visage irradiait d’une excitation juvénile, que Beneto voyait pour la première fois depuis son arrivée sur Corvus, deux mois plus tôt.
— Je t’ai montré tout ce que tu avais besoin de savoir, dit Talbun. Tu as parlé au maire, rencontré les gens d’ici, vu leur travail. Avec l’aide de la forêt-monde, tu ne seras jamais plus prêt que tu ne l’es aujourd’hui.
Beneto serra la main du vieux prêtre Vert.
— Je me sens tout à fait chez moi, Talbun. Avant peu, j’en viendrai à aimer Corvus autant que toi. (Il déglutit, ne voulant pas que sa peine obscurcisse cet instant.) Tu es prêt, je le sais. Et moi aussi, je le suis.
La population de Colonville au complet était venue souhaiter la bienvenue à Beneto, l’acceptant sans réserve. Le maire du nom d’Hendy, les agriculteurs, les négociants et leurs familles avaient souligné à quel point ils appréciaient que le jeune prêtre veuille s’installer ici. Ils avaient craint que personne ne remplace Talbun, en dépit de sa promesse qu’il ne laisserait pas sa famille d’adoption sans télien.
Aujourd’hui, Hendy avait proclamé un après-midi de fête. Un grand banquet avait lieu, composé des plats les plus sains, même s’ils n’étaient pas somptueux : du ragoût de chèvre, de la feta et du pain noir. Les enfants avaient couru dans les rues poussiéreuses de Colonville, et les fermiers étaient arrivés des champs, vêtus de propre. Ils mentionnaient joyeusement la gentillesse que Talbun avait montrée à leur égard, en envoyant des vœux d’anniversaire ou des poèmes de félicitations aux membres de leurs familles dispersés sur les mondes lointains de la Hanse.
Beneto écouta leurs anecdotes, comme la fois où, au cours d’une violente tempête, Talbun s’était blotti parmi ses surgeons, afin de communiquer à la forêt-monde ses impressions au sujet du mauvais temps sur Corvus. Ils firent leurs adieux gauchement, du mieux qu’ils purent.
Des bourrasques se levèrent dans l’obscurité croissante. Un vent vif faisait onduler les champs de céréales et balayait les maisons effilées de Colonville. Beneto marchait avec le vieux prêtre Vert en direction de leur habitation.
— On dirait qu’une tempête se prépare, dit-il.
Talbun sourit.
— Elle ne sera pas très méchante… Juste assez forte pour faire parler les arbres.
Beneto pouvait entendre les frondaisons des arbremondes se frôler telles des voix murmurantes. Comme si elles riaient en conversant. Talbun plongea son regard dans les ténèbres.
— Laisse-moi t’embrasser avant ton départ, dit Beneto d’une voix tranquille.
De ses bras maigres, le vieillard entoura les épaules de son compagnon. Ce dernier le remercia de lui avoir montré tout ce qu’il avait besoin de savoir.
— Tu es un élève doué. Tu savais déjà tout ce que je t’ai appris. Je me suis contenté d’accélérer les choses. Je peux te laisser ici sans crainte, mon peuple et mes arbres sont entre de bonnes mains.
Puis, il se retourna, les yeux rayonnant d’une confiance sereine, et quitta la maison. Il se hâta d’un pas souple en direction du bois d’arbremondes plongé dans l’obscurité, celui-là même qu’il avait planté des années plus tôt. Beneto le vit se débarrasser de son pagne, qu’il laissa tomber sur le sol, puis s’enfoncer, nu des pieds à la tête, dans les ténèbres…
Talbun savoura la caresse du vent sur sa peau, le sol crissant et l’herbe soyeuse sous la plante de ses pieds. Il marchait en compagnie de la forêt-monde qui l’entourait.
Les surgeons avaient rapidement poussé pour former un grand bosquet, qui servait de point d’ancrage de la forêt-monde sur cette planète lointaine. Talbun se glissa entre les arbres bruissants, touchant du bout des doigts leurs troncs écailleux. Il salua chacun d’entre eux, y compris le surgeon apporté de Theroc par Beneto, bien qu’ils fassent partie du même vaste esprit.
Le vieux prêtre retourna au centre du bosquet, puis s’étendit sur le sol moelleux. Il se pencha en arrière et posa ses épaules osseuses contre le tronc le plus proche. Il leva les yeux pour voir des pans de ciel mouchetés d’étoiles, là où s’entrecroisait le feuillage. Et celui-ci ondulait comme pour l’applaudir… ou lui faire signe.
Par le télien qui passait à travers sa peau, Talbun entama une longue prière. Il ferma les yeux et envoya son esprit dans le bois, les racines, la forêt-monde tout entière.
Rassemblant ses ultimes pensées, il s’éteignit de sa propre volonté. Il relâcha son esprit, afin que les branches des arbres pensants puissent le saisir lors de son ascension, et l’accueillir en leur sein.
Le vent souffla plus fort à mesure que la nuit s’avançait, mais la tempête ne donna qu’une seule averse avant de disparaître. Le lendemain matin, Beneto sortit de la maison de Talbun – la sienne, à présent –, et contempla le ciel bleu. Sa peau verte frissonna tandis qu’elle s’abreuvait de la lumière nourrissante. Il but un litre d’eau, puis marcha vers le bosquet d’arbremondes afin de remplir ses derniers devoirs envers le vieux prêtre Vert.
Il le trouva, paisiblement étendu dans les ombres matinales, sous un arbremonde de haute taille. Et il eut un sourire en lisant l’expression de ravissement sur son visage tatoué.
Le jeune prêtre n’utilisa pas de pelle, afin de ne pas endommager les racines nerveuses des arbremondes. Il n’eut pas besoin d’autre outil que ses mains calleuses pour fouir la terre meuble, entre deux arbres largement espacés. En moins d’une heure, il était parvenu à creuser une tombe peu profonde. Il souleva le corps du vieillard, guère plus lourd qu’un fagot, et le déposa au fond, près des racines. Puis le recouvrit de cette terre qu’il avait tant désiré rejoindre.
Beneto pria dans le murmure des arbres. Et tous les prêtres Verts reliés à la forêt-monde purent assister aux funérailles.
Satisfait, il acheva son ouvrage et retourna chez lui se laver. Plus tard dans la journée, il se rendrait à Colonville pour annoncer la nouvelle. Les habitants pleureraient sa perte, car Talbun avait été un ami cher. Beneto ferait de son mieux pour les réconforter, et suivrait la voie du vieux prêtre Vert.
Conformément à la tradition, il retourna dans le bosquet une heure après l’enterrement, et choisit avec soin un arbremonde qui poussait bien droit. Il enleva un surgeon viable, mince et souple, au croisement de frondaisons très fournies. Ses racines délicates et humides luisaient d’un vernis de sève et de sucs végétaux. Le tenant avec délicatesse, Beneto revint au tumulus de terre fraîchement remuée qui indiquait la tombe de Talbun ; il fit un trou au milieu et y planta le surgeon, en l’honneur du vieux prêtre Vert.
Il avait recouvert sa dépouille afin que ses molécules se fondent dans la forêt-monde. En creusant, il découvrit que toute sa substance avait disparu. Talbun avait été incorporé à la forêt-monde bourgeonnante.
Avec un sourire doux-amer, Beneto planta le surgeon à cet endroit. Lorsqu’il eut fini, il se redressa et contempla le bosquet luxuriant.
Il se fit la promesse silencieuse – transmise par télien à l’un des arbres – qu’il continuerait de planter des surgeons sur Corvus. Qu’il accomplirait cette tâche sacrée, afin que la forêt-monde se répande dans l’univers.