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NIRA
Malgré la masse de travail à accomplir, Nira avait le plus grand mal à se concentrer. La Saga des Sept Soleils, ce poème descriptif magnifique et sans fin, l’intéressait… mais les merveilles du Palais des Prismes et de Mijistra accaparaient toutes ses pensées, car la prévenance du Premier Attitré avait déjà subrepticement agi sur elle.
Après la joute ildirane, Jora’h avait invité Nira à dîner, poliment mais avec insistance. La jeune fille savait que l’ambassadrice Otema souhaitait qu’elle consacre son temps à déclamer des strophes de La Saga. Mais lorsqu’elle s’était excusée, le visage du Premier Attitré avait affiché une telle déception qu’elle avait senti son cœur près de se briser. C’est pourquoi elle avait fini par accepter.
Au cours du long et plantureux repas, ils avaient continué de parler de Theroc, des prêtres Vert et de la culture de la forêt. Souriant, Jora’h avait levé sa coupe remplie d’une liqueur verte, au goût de miel :
« Bien qu’il soit absent, j’aimerais porter ce toast à mon ami Reynald, car il m’a intrigué. Par ailleurs, sans lui, je n’aurais jamais eu la chance extraordinaire de vous rencontrer, Nira. »
Elle avait ri poliment, ne sachant que répondre.
Bien qu’Otema ne l’ait pas réprimandée à propos de ses nombreuses récréations, Nira avait promis, dès le lendemain, de passer au moins les deux tiers de son temps à faire la lecture aux surgeons. L’esprit interconnecté des arbremondes s’abreuvait des histoires ildiranes, afin de croître en savoir.
Lorsqu’elle décida qu’elle avait suffisamment travaillé pour la journée, Nira alla explorer le Palais des Prismes. Elle avait appris à reconnaître le kith des gardes du corps à son aspect féroce ; ceux-ci gardaient les lieux où elle n’était pas désirée. La jeune fille désirait vivre autant d’expériences que possible, mais non provoquer l’ire du Mage Imperator.
Alors qu’elle se promenait dans les galeries entourant le hall de réception de la hautesphère, au sein duquel le dirigeant suprême l’avait reçue la première fois, elle s’aventura dans une série de travées cristallines. Les corridors la menèrent jusqu’à des chambres parquetées de joyaux et dotées de murs à facettes translucides, à travers lesquels se dessinaient des silhouettes de fonctionnaires et de documentalistes au travail.
Elle colla son visage contre un panneau grenat pour tâcher de discerner plus de détails. Mais elle n’aperçut que des formes curieuses, et des ouvriers qui s’empressaient. Certains avaient des corps bizarrement constitués, dont la taille et la musculature différaient des kiths que Nira connaissait. Mais la vitre teintée brouillait la scène, de sorte qu’elle devait loucher pour parvenir à voir quelque chose.
Les corridors étaient plongés dans le silence. Le Mage Imperator s’était retiré de la session d’audiences pour passer du temps dans sa chambre de méditation ; la hautesphère, privée de sa présence, restait néanmoins ouverte aux pèlerins et aux visiteurs. Nira pressa davantage ses yeux grands ouverts contre un carreau écarlate, en essayant d’en voir plus – quand, soudain, elle entendit des pas dans le corridor.
Un homme de haute taille, manifestement un kith de la noblesse comme Jora’h, sortit d’une chambre obscure et lui lança un regard furieux. Ses traits évoquaient ceux du Premier Attitré, et Nira distingua la ressemblance de famille, mais il paraissait plus dur. Son visage était sévère, sa chevelure plus courte et taillée en épis, comme si elle se hérissait de mécontentement.
— Que faites-vous ? lança-t-il. De l’espionnage ?
— Non, je me contentais de… regarder. Mon nom est Nira. Je viens de Theroc. (Elle se sentait stupide : avec ses traits humains et sa peau verte, elle ne pouvait assurément être personne d’autre.) Vous êtes un… Attitré, n’est-ce pas ? Un fils du Mage Imperator ?
— Pourquoi êtes-vous ici ? fit-il, interrompant sa question. Je suis l’Attitré de Dobro. Dois-je rapporter vos activités à mon père ?
— Je n’avais pas l’intention de causer du tort. Le Premier Attitré Jora’h m’a dit que je pouvais me promener partout où je le désirais.
L’Attitré de Dobro la tança :
— Ainsi, La Saga des Sept Soleils est devenue à vos yeux si ennuyeuse que vous deviez trouver d’autres manières de vous occuper l’esprit ?
Nira se sentit honteuse et embarrassée, ne sachant ce qu’elle avait fait de mal, ni pourquoi il lui en voulait tant.
— Pas du tout ! (Elle lança un regard en direction de l’épais carreau.) Je n’ai rien vu. S’il s’agit d’une zone interdite, je serai heureuse de retourner à mes appartements.
— Ce serait plus sage, dit l’Attitré de Dobro d’une voix pénétrante.
— Je… n’avais pas l’intention de vous causer de tort, répéta-t-elle.
Les yeux de l’Attitré se plissèrent, et il l’étudia en silence, comme s’il la disséquait.
— Rares sont ceux qui pensent nous en causer.
Nira se demanda ce qu’il entendait par là. Elle s’apprêtait à partir, lorsqu’il la fit sursauter, en la questionnant d’une voix bourrue :
— Est-il vrai que vos prêtres Verts sont télépathes ? Que vous pouvez envoyer vos pensées par les arbres, et échanger instantanément des informations ?
— Ou… oui, nous le pouvons, bégaya-t-elle. La forêt-monde est vaste, et contient de multiples sources de pensées. Un prêtre Vert peut toutes les contacter. Dès lors que nous nous lions à la forêt, que nous « endossons la robe verte », nous avons accès au télien.
L’Attitré de Dobro avança d’un pas vers elle.
— Ce talent est-il génétique ? Comment est-ce possible ?
— Pas… exactement génétique, répondit Nira. Bien que certains Theroniens répondent mieux que d’autres à l’appel des arbres, le désir et le talent ne se transmettent pas forcément à leurs descendants. En fait, c’est la forêt qui choisit. Beaucoup d’entre nous savent depuis l’enfance qu’ils se joindront à la forêt-monde. Nous communions avec les arbres, et nous les servons.
L’Attitré continua de la scruter en cogitant. Puis il la congédia :
— Ce sera tout. Vous pouvez partir.
Saisie, Nira battit en retraite dans le corridor, désorientée par cette rencontre. Puis elle s’arrêta et se retourna pour regarder l’Attitré de Dobro s’en aller à grands pas dans la direction opposée. Il traversa plusieurs portails de sécurité grouillant de gardes, jusqu’à ce qu’il soit autorisé à pénétrer dans les quartiers privés de son père, le Mage Imperator.