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BASIL WENCESLAS
Basil Wenceslas naviguait habilement dans les cercles mondains. Il souriait quand il était censé sourire, plaisantait au moment opportun, et classait chaque information dans son esprit. À l’observateur étranger, il ne révélait jamais qu’une petite fraction de ses pensées intimes, dissimulant de la sorte la complexité de ses plans. La sécurité de la Ligue Hanséatique terrienne dépendait de ces capacités.
Il était bien conservé pour son âge, difficile à déterminer même en y regardant de plus près ; il profitait de traitements de rajeunissement coûteux, telle la chélation cellulaire, qui le maintenaient en bonne santé. Fringant et distingué, il portait des costumes impeccables valant plus que ce que certaines familles pouvaient gagner en un an. Mais Basil n’était pas vaniteux. Bien que tout le monde ici sache qu’il dirigeait l’opération, il affichait une attitude discrète.
Quand une présentatrice au teint cuivré lui demanda, d’un ton débordant d’enthousiasme, une interview concernant le Flambeau klikiss, il l’adressa, elle et son équipe de tournage, au responsable scientifique du projet. Puis il se fondit dans la foule, l’air à la fois observateur, réfléchi et attentif.
Il contempla la gigantesque couverture de nuages ocre qui faisait ressembler Oncier à une pâtisserie dégoulinante. Ce système ne possédait pas de planète habitable, et la composition gazeuse d’Oncier n’était pas adaptée à la collecte d’ekti, l’allotrope d’hydrogène exotique utilisé par les propulseurs interstellaires ildirans. Cette géante gazeuse excentrée constituait donc un excellent sujet d’expérience pour le Flambeau klikiss, qui n’avait pas encore fait ses preuves.
Le responsable scientifique Gerald Serizawa parlait avec clarté et passion de l’expérience à venir, et l’équipe de tournage le pressait de questions. À côté de lui, des techniciens étaient postés devant des rangées de consoles. Basil parcourut des yeux les panneaux de contrôle, évaluant les résultats en son for intérieur. Il n’y avait aucun retard.
Le docteur Serizawa était complètement glabre, soit par choix esthétique, soit par prédisposition génétique, ou suite à une maladie exotique, Basil l’ignorait. Mince et énergique, Serizawa parlait avec les mains autant qu’avec la voix. À intervalles réguliers, il réprimait ses gestes amples en joignant les paumes.
— Les géantes gazeuses, telles que Jupiter dans notre propre système solaire, sont à la limite d’une contraction gravitationnelle qui peut les conduire à un effondrement stellaire. Tout corps planétaire pesant de treize à cent fois la masse de Jupiter brûle le deutérium de son noyau et commence à briller.
Serizawa pointa un doigt insistant vers la présentatrice qui avait accosté Basil un peu plus tôt.
— Grâce à la technologie qui a été redécouverte, il est possible d’accroître la taille d’une géante gazeuse comme Oncier au-dessus de sa masse critique, de sorte que son noyau déclenche la fusion nucléaire et transforme cette immense masse de combustible en soleil flambant neuf…
La jeune femme l’interrompit :
— Auriez-vous l’amabilité de dire à nos téléspectateurs d’où provient l’accroissement de masse ?
Serizawa sourit, ravi de pouvoir développer son explication. Basil plissa les lèvres en une mimique d’amusement. Il remerciait sa chance que le docteur chauve soit un orateur zélé.
— Voyez-vous, le Flambeau klikiss permet d’ouvrir les deux extrémités d’un trou de ver, en un tunnel de dix kilomètres de large, où l’on veut.
Il était clair que ses interlocuteurs ne connaissaient presque rien en matière de physique des trous noirs et des problèmes liés à la création de vastes brèches dans l’espace-temps.
— On ouvrira une extrémité près d’une étoile à neutrons superdense, puis on dirigera l’autre bout vers le noyau d’Oncier. En un clin d’œil, l’étoile à neutrons sera transportée au cœur de la planète. Avec un tel apport de masse, la géante gazeuse s’effondrera, s’embrasera et commencera à briller. La chaleur et la lumière ainsi dégagées rendront habitables ses plus grosses lunes.
L’un des hommes de l’équipe de tournage pointa une caméra en direction des points blancs luisant autour du globe de gaz pastel, tandis que Serizawa continuait :
— Hélas, le nouveau soleil brûlera seulement pendant une centaine de milliers d’années. Mais cela nous offre bien assez de temps pour transformer les quatre lunes en colonies hanséatiques productives. Pratiquement une éternité, en ce qui nous concerne.
Basil opina discrètement pour lui-même. Typiquement une réflexion à court terme, mais pragmatique. À présent que la Terre faisait partie d’un vaste réseau galactique, les visionnaires allaient devoir opérer sur une échelle temporelle complètement différente. L’Histoire humaine ne représentait qu’un petit bout de la trame universelle.
— Par conséquent, le Flambeau klikiss offre à la Hanse de nouvelles opportunités de créer des habitats en nombre, qui régleront les besoins suscités par l’augmentation de la population humaine.
Basil se demanda combien de gens goberaient son discours. Ce n’était qu’une partie de l’explication, bien sûr. Il jeta un coup d’œil vers les gigantesques et tapageurs vaisseaux de guerre ildirans qui les surveillaient, et se remémora les véritables raisons de cet événement surdimensionné.
Le Flambeau klikiss devait être testé, mais pas au nom de la nécessité absolue d’espace vital – il existait bien plus de colonies que les humains ne pourraient jamais habiter. Non, il s’agissait d’un acte d’orgueil politique. La Hanse avait besoin de prouver que les humains étaient capables de maîtriser une technologie supérieure et de créer un monde : une œuvre grandiose.
Cent quatre-vingt-trois ans plus tôt, l’Empire ildiran avait secouru les premiers vaisseaux-générations terriens lors de leur futile voyage à travers l’espace. Les Ildirans avaient offert aux humains la propulsion interstellaire rapide et admis la Terre dans la tentaculaire communauté galactique. Les humains considéraient l’Empire ildiran comme un allié bienveillant, mais Basil étudiait les extraterrestres depuis longtemps.
L’ancienne civilisation stagnait, figée dans l’Histoire par des rites d’un autre âge, qui empêchaient tout esprit d’innovation. Les humains avaient progressé à partir de leur technologie de propulsion interstellaire. Les entrepreneurs et les colons avides – y compris la racaille spatiale des Vagabonds – avaient rapidement occupé les anciennes niches commerciales et sociales des Ildirans, à tel point que les humains s’étaient fait accepter au sein de la communauté galactique en quelques générations à peine.
La Hanse évoluait par bonds, tandis que ses pesants bienfaiteurs déclinaient peu à peu. Basil était persuadé que, bientôt, les humains surpasseraient l’empire défaillant. Après la démonstration du Flambeau klikiss, les Ildirans seraient impressionnés par les talents des Terriens au point de ne plus jamais les mettre à l’épreuve. Jusque-là, l’empire extraterrestre n’avait montré aucun signe d’agressivité, toutefois Basil ne pouvait entièrement croire aux motivations altruistes d’une autre espèce, si sociable soit-elle. Mieux valait rappeler de façon frappante les capacités techniques des humains, et mieux encore le faire avec adresse.
Alors que le compte à rebours de l’expérience s’égrenait vers zéro, Basil prit un autre verre de champagne.