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BASIL WENCESLAS
La salle du Trône du Palais des Murmures était en ruine. Des pans de mur étaient tombés, les fenêtres avaient volé en éclats, les poutres de soutien s’étaient effondrées dans l’explosion. Au moins n’y avait-il pas eu d’incendie…
Sans voix, Basil Wenceslas se tenait au milieu du désastre. Ses mâchoires étaient serrées, mais ses mains tremblaient de rage. Entouré par des gardes royaux au visage sinistre, il inspectait les zones du Palais consolidées par les ingénieurs. Après l’attaque, on avait interdit l’accès à la salle du Trône jusqu’à son retour. Personne n’avait été autorisé à contempler l’étendue des destructions – et personne ne le serait.
Il se tourna vers Franz Pellidor. Ce dernier restait discret et silencieux, tandis que le Président définissait la liste des priorités et prenait les décisions.
— Donnez-moi votre estimation des choses, Pellidor. Vous observez les réactions du public depuis plusieurs jours. Avez-vous contrôlé la couverture médiatique ?
L’homme aux cheveux blonds parut surpris.
— Comment pourrions-nous la contrôler, monsieur le Président ? La rencontre avec l’émissaire hydrogue a été enregistrée en public du début jusqu’à la fin. Suggérez-vous que j’aurais dû tenter de supprimer l’information après ce qui s’est passé ? Très dangereux, monsieur.
— Non, non, il est bien trop tard. Mais il faut absolument canaliser l’opinion publique. Amener le peuple à penser ce que l’on veut qu’il pense.
Pellidor confia ses observations d’une voix plate, impersonnelle.
— Des rumeurs se propagent, mais la populace ne réalise pas encore. Certains sont scandalisés, d’autres craignent une invasion. Est-ce cela que nous voulons faire croire aux citoyens ? La plupart n’ont pas pris la mesure des épreuves à venir, si l’ekti se tarit.
La voix de Basil se réduisit à un grondement.
— Nous aurons notre ekti. Nous devons profiter de l’indignation générale, et préparer une réaction immédiate. Si nous formons une alliance avec les Ildirans, nos forces combinées suffiront sans doute à tenir les hydrogues en respect.
Cependant, il se renfrogna en songeant à son entretien avec le Mage Imperator. Au cours de son voyage de retour vers la Terre, une pensée n’avait cessé de l’asticoter. Les événements du moment avaient été si horrifiants que Basil avait oublié les mots exacts du Mage Imperator, juste avant l’arrivée d’Otema, la prêtresse Verte. Mais à présent, il se souvenait.
Alors même qu’il affirmait avec insistance ne rien savoir de leurs mystérieux ennemis, le Mage Imperator s’était référé à eux sous le terme d’« hydrogues » – avant que l’émissaire soit arrivé au Palais des Murmures. Comment le chef des Ildirans avait-il su leur nom ? Quels secrets dissimulait-il encore à la Hanse ?
Basil enjamba des moellons de marbre, qui avaient naguère été un pilier. Des éclats coupants de miroirs argentés et de vitraux jonchaient le sol, évoquant le contenu d’un coffre aux trésors renversé. Il se tourna vers Pellidor.
— Et le corps de Frederick ? Dans quel état est-il ?
Pellidor fronça les sourcils.
— Méconnaissable, monsieur le Président. L’onde de choc n’a guère laissé de lui qu’une tache sur un mur… lequel s’est effondré.
Basil hocha tristement la tête.
— Dans ce cas, trouvez-nous un corps. Avec un maquillage et des implants adéquats, le public ne fera pas la différence. Nous devons mettre en scène des funérailles royales, pronto. Le Vieux roi Frederick doit apparaître en bon état, reposant en paix, l’air tranquille. Sans aucune égratignure. Un cercueil fermé enverrait un message négatif.
— Oui, monsieur le Président, dit Pellidor. Je m’en occupe.
Basil regarda la salle du Trône détruite autour de lui, les taches de sang qui vernissaient les murs. Un courant d’air sifflait par les brèches de ce qui avait été la salle la plus somptueuse du Palais des Murmures. Pour la première fois en plusieurs décennies, Basil sentit des larmes lui brûler les yeux. La colère qui le submergeait parvint à les refouler.
OX pénétra dans la salle du Trône. La démarche maladroite du petit robot soulignait les dégâts qu’il avait subis. Basil regarda le vieux comper, remarquant son bras tordu et l’étai de soutien à sa jambe gauche. Des éclats d’argent rutilant indiquaient là où de nouveaux éléments lui avaient été greffés, mais une grande partie de son enveloppe était éraflée et endommagée.
— Je vous ferai mon rapport dès que vous le souhaiterez, Président Wenceslas, fit OX. Je suis le seul à avoir survécu à l’explosion. Néanmoins, je ne détiens pas beaucoup plus d’informations que ce qui a déjà été enregistré et transmis.
Basil fit la moue.
— OX, j’ai une mission plus importante pour toi. Le délai qui nous était imparti s’est drastiquement réduit : le prince Peter doit être présenté à l’ensemble des citoyens aussitôt que possible. Nous n’avons pas le choix.
OX ne montra aucune surprise. Néanmoins, il laissa filtrer ses doutes.
— Sa formation n’est pas achevée, monsieur le Président.
— On devra faire avec. La Hanse doit montrer à tout prix une image de continuité, et un nouveau prince héritier offrira cette garantie aux yeux de tous. Grâce à sa jeunesse, le peuple sera enclin à pardonner ses premières erreurs.
Lorsqu’il se retourna, les gardes se mirent au garde-à-vous, prêts à obéir sur-le-champ à ses ordres.
— Je veux que la salle du Trône soit restaurée immédiatement. Ne regardez pas à la dépense. Faites venir tous les matériaux dont vous avez besoin, mais interdiction de diffuser la moindre image des dégâts. Je ne veux pas que le public voie cela. Jamais. La prochaine fois que nous montrerons la salle du Trône, elle doit apparaître comme neuve – en fait, plus impressionnante que jamais. Le roi Frederick est mort, et c’est à nous de veiller à ce que personne ne sache à quel point la blessure infligée par les hydrogues a été profonde. Le découragement causerait trop de dégâts à long terme.
Les yeux dans le vague, Pellidor réfléchit à la façon la plus discrète possible de réunir des équipes de techniciens et d’architectes. Basil poursuivit :
— Tout de suite après les funérailles nationales, nous organiserons ici un sacre prestigieux pour le roi Peter. Vous savez, « Le roi est mort, vive le roi ! » (Il avança d’un pas en direction du Précepteur.) Viens, OX. Toi et moi devons écrire le premier discours du prince Peter. Je crois en connaître exactement la teneur.
Lorsque Peter sortit sur le balcon du Palais réservé aux allocutions, Basil le regarda avec l’œil perfectionniste d’un metteur en scène de divertissements à grand spectacle.
La chevelure et les vêtements du prince Peter étaient immaculés, sa pose et son maintien admirables. En le regardant aujourd’hui, Basil ne discernait quasiment plus aucune trace du gamin des rues qu’avait été Raymond Aguerra. Peter ressemblait aux images du roi Frederick à ses débuts, bien que beaucoup de photographies et d’hologrammes aient été subtilement falsifiés depuis ces derniers mois afin d’accentuer leur ressemblance.
Le public avait été surpris d’apprendre l’existence du jeune prince, car la vie familiale du roi Frederick avait soigneusement été tenue secrète. En ces temps d’épreuves, ils n’exprimaient ni plaintes ni horreur, mais seulement du soulagement que la transmission de la couronne se déroule en douceur, ainsi que de la sympathie vis-à-vis de Peter pour la perte de son « père » révéré. Le Vieux Frederick avait été aimable et ouvert, son règne s’était déroulé dans la paix. Aujourd’hui, les ravages causés par les hydrogues réclamaient une monarchie plus énergique.
Le discours avait été bien répété. D’abord, le prince Peter leva les mains, comme on le lui avait prescrit. La foule massée sur la place rugit en signe d’approbation.
— Peuple de la Terre, sujets des colonies de la Hanse, permettez-moi de me présenter. (Peter eut un sourire effronté.) Dans les temps à venir, nous serons certainement amenés à nous voir souvent.
Ce commentaire désinvolte fit froncer les sourcils à Basil. Le discours n’avait pas été écrit ainsi, mais les gens rirent – ils riaient vraiment. Et ce son fut un réconfort, un soulagement après le choc et la peine que tous avaient éprouvée. Basil était ennuyé que Peter s’écarte déjà de son scénario, mais peut-être que son instinct n’était pas si mauvais. Un dirigeant aimé et chaleureux pouvait rassembler la population sous sa bannière plus efficacement qu’une idole insensible et distante.
— Mon père est mort, et je dois devenir votre nouveau roi plus tôt que je ne l’avais pensé. Le Pèrarque m’a conseillé en ces temps difficiles. Il m’a donné la bénédiction de l’Unisson. Aujourd’hui, je suis prêt. Je vous promets de vous servir du mieux que je pourrai… si vous promettez de faire la même chose, pour toute l’humanité.
La foule l’acclama, et Basil hocha la tête pour lui-même. Avec ce que réserve l’avenir, nous avons besoin d’un chef fort et résolu. Qu’il soit sympathique ne nous nuira pas.
La date du couronnement était programmée, tout comme les funérailles du roi Frederick. Ces spectacles distrairaient le peuple de la crainte de nouvelles attaques… car les hydrogues pouvaient revenir n’importe quand.
La voix forte de Peter se répercuta à travers la place éclairée de torches, tandis qu’il poursuivait :
— Mon premier devoir envers vous est de donner des ordres au général Kurt Lanyan, le chef des Forces Terriennes de Défense. Les hydrogues ont commis une agression impardonnable. Non seulement en assassinant mon père, votre roi, mais en menaçant de paralyser la Ligue Hanséatique terrienne. On ne peut le tolérer ! (Il leva le poing, et le peuple rugit à nouveau en signe d’approbation.) Nous devons tenir tête à nos ennemis. Ils se trompent lourdement, s’ils croient que la race humaine tremble devant une menace – parfaitement injustifiée de surcroît. Ils ne peuvent nous priver du carburant interstellaire dont notre civilisation a besoin !
Basil fut stupéfait d’entendre les applaudissements et les cris d’approbation sans réserve. Le prince Peter tenait la foule dans le creux de sa main.
— En conséquence, j’ordonne un assaut militaire général. Les moissonneurs d’ekti de la Hanse travailleront sous escorte de nos bâtiments de guerre rénovés, et récolteront tout le carburant dont nous avons besoin ! Notre première cible sera Jupiter, ici, dans notre système solaire.
Basil sourit. Malgré son affliction, la population était enthousiaste, apparemment prête à n’importe quel sacrifice.
— Face aux menaces, l’humanité doit rester courageuse. Nous n’avons jamais eu l’intention de léser les hydrogues. Mais s’ils se mettent en travers de notre chemin, ils le paieront.
La réaction de la foule fut un véritable raz-de-marée, de sorte que Peter dut élever la voix :
— J’ordonne de lancer les vaisseaux immédiatement !
Basil se rassit dans son alcôve, ravi de voir comment son discours s’était déroulé. Peter avait imprimé sa marque en changeant quelques mots : un geste de résistance sans importance. Il était sans doute encore un peu trop indépendant, mais on pouvait arranger cela.
Basil laisserait le prince tranquille jusqu’au couronnement.