38

VAO’SH LE REMÉMORANT

La Saga de l’Empire ildiran continuait de se développer avec héroïsme, passion et poésie. En tant que remémorant de grade supérieur à la cour du Mage Imperator Cyroc’h, Vao’sh préservait les légendes et l’histoire de son peuple pour la prochaine génération d’auditeurs fascinés.

Il restait à l’écoute de tout drame survenu dans le Bras spiral. Bien que les temps de paix soient plus agréables à vivre, ils produisaient de médiocres récits. Jusqu’à présent, la scission de Crenna n’avait pas trouvé place au sein de La Saga des Sept Soleils sinon dans une note en bas de page, dans un but documentaire plutôt que dramatique. Il s’agissait seulement d’une jeune colonie, un lieu anodin dans lequel aucun grand héros n’avait vu le jour.

Suite à la peste aveuglante, la tragédie de Crenna pourrait cependant comprendre un certain nombre de strophes sombres. Le travail d’un remémorant consistait à s’assurer que cela ne serait jamais perdu.

Après avoir subi une longue quarantaine à bord des croiseurs lourds de l’adar Kori’nh, les survivants évacués avaient été accueillis à Mijistra, choqués et soulagés en même temps. Ils paraissaient en mauvais état, mais sous la lumière perpétuelle des sept soleils d’Ildira, ils percevaient par le biais du thisme la présence apaisante du divin Mage Imperator. Ici, ils pourraient se remettre… mais ils n’oublieraient jamais.

Vao’sh avait besoin d’entendre le récit authentique de ce qui s’était passé, avant de le synthétiser. La Saga devait être aussi fidèle que passionnante.

Portant un soin méticuleux à sa toilette, Vao’sh oignit ses oreilles, de chaque côté de son visage bosselé. Ses couleurs luiraient de façon marquante quand il raconterait l’histoire à ses auditeurs ravis, dès qu’il se la serait appropriée et l’aurait apprise en détail.

Dans le but de protéger sa voix, Vao’sh but sa mixture quotidienne de sirops tièdes. Puis modula des notes inarticulées, afin que sa voix diaphane conserve une portée convenable. Ensuite, il se rendit à sa première entrevue avec Dio’sh, le seul remémorant ayant survécu à Crenna.

Vao’sh rencontra le jeune kith dans une véranda ensoleillée du Palais des Murmures. Dio’sh avait fermé les yeux et posé les mains sur la table brillante devant laquelle il était assis, comme si le soleil radieux pouvait le nettoyer de la souillure des cauchemars. Dio’sh conservait un souvenir précis et horrible de tout ce qu’il avait vécu.

Voyant arriver celui qu’il attendait, Dio’sh tourna ses yeux expressifs vers le maître historien. Trahissant son soulagement, les oreilles charnues du jeune remémorant se colorèrent de reconnaissance et de respect.

— Je suis honoré que vous soyez venu me parler, Remémorant Vao’sh. Je suis impatient de partager avec vous ce que je sais, même si je suis effrayé d’avoir à le revivre.

— Les remémorants n’inventent pas d’histoires, lui rappela Vao’sh. Nous ne faisons que les raconter. Et nous devons les narrer avec précision et compétence.

Dio’sh inclina la tête.

— Je ferai de mon mieux, Remémorant.

Vao’sh attendit, observant son camarade invoquer une multitude de souvenirs terrifiants. Sa peau commença à blêmir, comme s’il affrontait une peur insurmontable. Il tressaillit.

— Crenna, l’encouragea Vao’sh. Tu y étais. Tu as été le témoin de la catastrophe, du cours irrésistible des événements, du courage. (Il s’avança jusqu’à toucher la main tremblante de l’historien.) Si tu ne transmets pas ce que tu as vu et entendu, toute cette tragédie aura eu lieu en vain. On doit se souvenir des victimes et des héros. Tu es un remémorant, Dio’sh.

Le jeune homme inspira longuement et ouvrit les yeux. Il paraissait encore hagard, mais plus déterminé à présent.

— Les scissions ildiranes avaient déjà subi des maladies, commença-t-il. On se souvient de la perte d’enfants et de familles entières ayant succombé à des fièvres, des toxines, ou à des affections génétiques. Mais ça…

Il leva vivement les yeux, les oreilles écarlates.

— Quelle sorte de fléau peut d’abord nous ôter la vue, nous volant le réconfort de notre lumière bien-aimée – puis nous faire mourir seuls en quarantaine, isolés de nos congénères, par crainte de répandre cette terrible maladie ?

Dio’sh tendit son poing crispé devant lui. Vao’sh pouvait sentir l’horreur émerger des tréfonds de son être. Élevé sous une lumière perpétuelle, toujours entouré par la foule rassurante, le peuple ildiran souffrait de deux phobies primales : la peur des ténèbres, et la solitude.

Dio’sh poursuivit, environné de ses souvenirs.

— Crenna possède une grande lune, de sorte que même au cours des heures nocturnes, suffisamment de lumière brille sur le paysage. Nous éclairions chaque foyer, chaque rue. Ainsi, la ville centrale était pleine de lumière. Nous arrivions à repousser les ombres – mais à quoi bon tous les feux de l’Empire, une fois que la maladie vous a volé la vue ? Aveuglé par la peste, le Premier Attitré s’est tenu sur la place et a dirigé son regard droit sur le soleil, mais il n’a vu qu’obscurité.

Des motifs mauves et verts se succédèrent sur ses oreilles, révélant le désarroi et l’horreur qu’il éprouvait. Vao’sh frissonna, mais ne fit aucun commentaire, mémorisant chaque mot. Il pourrait décrire le fils du Mage Imperator, l’Attitré de Crenna, fixant, aveugle, le soleil flamboyant. Cela ferait une bonne scène. Celle-ci serait racontée, révisée, jusqu’à ce que les mots définitifs soient trouvés et incorporés à La Saga des Sept Soleils.

— Nous ignorons comment la maladie est apparue. Sur Crenna, nos savants étaient principalement des ingénieurs agronomes, non des chercheurs en bactériologie. À peine quelques jours après les premiers cas répertoriés, une douzaine de personnes sont tombées malades – puis ce fut le tour de tous ceux qui les avaient soignées. Nous n’avons jamais connu une épidémie aussi virulente, contagieuse et mortelle.

» Via le thisme, chaque citoyen pouvait ressentir la terreur croissante des victimes, à mesure que les dommages rétiniens s’étendaient et que les premiers malades devenaient aveugles. Nous savions que nous devions mettre les colons en quarantaine – mais comment pouvions-nous regarder un enfant malade, un enfant aveugle, et lui dire que nous devions le laisser seul, privé de soutien et de réconfort ? Cela nous semblait pire que la maladie elle-même. Après la perte de la vision, les dégâts nerveux s’étendaient au reste du corps, jusqu’à ce que les poumons ne puissent plus fonctionner, et que le cœur cesse de battre.

Dio’sh prit une inspiration frémissante.

— L’Attitré de Crenna mourut, interrompant le lien direct que nous avions avec le Mage Imperator. Alors, même le maigre réconfort du thisme s’affaiblit. Comment supporter cela ? La panique augmentait à chaque décès. Notre nombre chutant, le thisme se délitait chaque jour davantage. Bientôt, nous serions bien au-dessous du seuil critique d’existence pour constituer une scission.

» Les mieux portants d’entre nous nous s’enfermèrent dans le peu d’habitations qui restaient. Mais, là encore, nous commîmes des erreurs ; la peste s’introduisit à l’intérieur. On incinéra les victimes, dans l’espoir que le feu ramènerait symboliquement la lumière parmi nous.

Il regarda Vao’sh dans les yeux, comme pour supplier le maître historien de réécrire la légende.

— Nous ne savions pas quoi faire ! Nous étions paralysés, et l’épidémie continuait de se répandre.

Vao’sh toucha le poignet de son compagnon.

— Cela suffit pour l’instant, Dio’sh.

Sa gorge se serra, tandis que les pensées tournoyaient sous son crâne. Il savait que la peste de Crenna et l’abandon d’une colonie entière allaient devenir un épisode essentiel de La Saga, et cependant il hésitait à inclure trop de détails atroces, redoutant qu’ils ne suscitent la panique.

— Peut-être devrais-tu m’accompagner quelque temps, suggéra-t-il. Nous raconterons une histoire joyeuse, la légende de Bobri’s et de la Boule d’argent. Les enfants l’adorent, et j’adore amuser les enfants. D’ailleurs, cela te fera du bien.

Dio’sh parut hésitant, intimidé.

— Je préfère rester tranquille. Être proche des gens, mais sans dialoguer avec eux. Je ne serais pas un bon amuseur, aujourd’hui. Peut-être serai-je plus utile en tant qu’étudiant.

Vao’sh se rembrunit, et sa désapprobation imprima des couleurs sévères sur ses replis charnus.

— Contrairement à nous, les autres kiths ne peuvent se souvenir de chaque détail. La Saga est couchée par écrit, mais, en tant que remémorants, Dio’sh, notre véritable but est de tisser des contes et de les enseigner. De faire vivre les légendes et l’histoire. Ne l’oublie pas. Tous les Ildirans peuvent écouter les chansons et imaginer les légendes, mais c’est à nous qu’il incombe de les composer. Voilà notre raison d’être.

Les épaules de Dio’sh se voûtèrent.

— Oui, voilà notre raison d’être, bien que parfois ce soit difficile.

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