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LOUIS COLICOS
Margaret attrapa Louis par le poignet. DD sur les talons, ils dévalèrent les corridors pour s’enfoncer plus profond dans la ville troglodyte. Au-dehors, les robots s’étaient envolés à leur poursuite dans le vrombissement de leurs ailes articulées qui évoquait un essaim de sauterelles.
Louis ne parvenait pas à trouver un moyen de les arrêter. Il fit défiler dans son esprit le plan de la cité, tentant d’imaginer la meilleure cachette, une salle dans laquelle ils pourraient se cloîtrer. Il passa en revue l’agencement des galeries, et se rappela où elles se rétrécissaient.
Son visage s’éclaira d’un espoir forcé. Il devait se montrer optimiste aux yeux de Margaret.
— Retournons dans la salle à la fenêtre de pierre ! Le corridor extérieur est bas. Peut-être aurons-nous assez d’équipement pour dresser une barricade.
Il doutait que cela suffise à décourager les robots klikiss.
Suivant les chapelets de lampes accrochées par DD, ils enfilèrent des couloirs sinueux, pour arriver dans la vaste salle taillée dans le roc où Louis avait passé tant de temps. La pièce était jonchée de débris, et du plâtre résineux que DD avait gratté. Louis entassa des barres de fer et des gravats en travers du seuil, afin d’édifier un barrage. Les robots massifs ne mettraient que quelques secondes à l’enfoncer.
Au-dehors, ils perçurent le bruit sourd que firent Sirix, Ilkot et Dekyk en atterrissant à l’entrée du surplomb. Ceux-ci commencèrent à progresser le long des corridors de la ville abandonnée. Ils se déplaçaient avec une lourdeur imposante, inexorable.
Margaret regarda avec désespoir le couloir ouvert menant à la salle à la fenêtre de pierre.
— Bon sang, j’aurais aimé que les Klikiss aient utilisé des portes !
Le générateur de la machinerie du portail mural bourdonnait, en dépit du fait que Louis et sa femme ignoraient le fonctionnement de l’appareil.
Consciencieusement, DD ajouta au barrage des boîtes de provisions et des pièces d’équipement. Louis secoua la tête avec accablement en considérant leurs pathétiques efforts. Le comper Amical se retourna.
— Je peux faire autre chose, Louis ? Je serai heureux de vous aider dans la mesure de mes possibilités.
Louis fronça les sourcils.
— Eh bien, je ne pense pas que tu disposes de programme de défense ? Peut-on te transformer en robot de combat ?
— Peut-être, s’il y avait à portée de main un module de program-mation, répondit DD. Toutefois, je ne suis pas certain que je serais efficace, vu que je ne possède ni arme embarquée, ni cuirasse.
— Sans compter le fait que tu mesures un tiers de la taille d’un robot klikiss.
Margaret regarda par-dessus son épaule.
— Tu ne peux pas blesser des humains, DD, c’est exact ?
— Je ne peux pas blesser les êtres humains, Margaret.
— Et je présume que, par conséquent, tu ne peux pas permettre que l’on blesse des humains ?
— Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour l’éviter, Margaret.
Louis regarda son comper avec tristesse, sachant qu’il allait lui donner l’ordre de se suicider.
— Dans ce cas, tu dois te dresser contre les robots klikiss. Reste dans le couloir, et empêche-les de nous atteindre. (Il déglutit avec difficulté.) Retarde-les, DD… par tous les moyens à ta disposition.
Acceptant les instructions avec bravoure, DD alla se poster dans le passage, tout près de là. Il paraissait ridiculement faible comparé aux gigantesques robots klikiss. Louis songea à un héroïque chiot de garde, n’ayant que ses aboiements pour refouler un intrus armé.
Margaret saisit la main de son mari et le tira à travers la pièce.
— Louis, j’ai besoin de toi. Nous n’avons que quelques minutes pour saisir le fonctionnement de ce système de transport.
Il fut ébahi par sa suggestion. Ses doutes ne faisaient que refléter ceux de sa femme, mais elle insista :
— C’est l’unique plan qui ait une chance même infime de marcher, l’ancien.
Louis se pressa vers l’engin.
— D’accord. Voilà pourquoi j’ai choisi le métier de xéno-archéologue : pour visiter des endroits étranges. Sauf que d’habitude, j’ai une vague idée du lieu où je me rends.
La batterie reliée à la machine extraterrestre était à pleine puissance. Les moteurs ronflèrent. Les circuits imprimés dans la paroi rocheuse transmirent l’énergie jusqu’au trapèze, qui n’entourait qu’une surface de pierre opaque.
Margaret se précipita sur les carreaux de symboles encadrant le plan trapézoïdal. Tandis que ses doigts couraient le long des carreaux, repérant chacun des symboles, elle pensa à voix haute :
— Si chacun d’eux indique les coordonnées d’un monde klikiss, alors peut-être pouvons-nous voyager jusqu’à Llaro ou Corribus. A-t-on de l’équipement là-bas, des fournitures ou un transmetteur ?
Louis haussa les épaules.
— C’est toi qui es organisée, très chère. Je ne me rappelle jamais ce genre de détails.
Les robots klikiss approchaient dans le corridor. Louis entendit le bruit lourd de leurs jambes de mille-pattes. Il vit DD qui se tenait seul, dressé de toute sa petite taille en travers du chemin des trois énormes machines.
Margaret examinait les carreaux de coordonnées sur le portail mural.
— D’après les données récoltées sur les autres mondes klikiss, certains carreaux ont été détruits, en particulier ceux qui contenaient ces symboles-là. (Elle indiqua un pictogramme alambiqué, en haut de l’encadrement.) Les robots auraient-ils essayé de cacher quelque chose, afin d’empêcher de voyager là-bas ?
— Eh bien, ils ont oublié celui-là, dit Louis. Jusqu’à maintenant.
Dans le tunnel, DD avança d’un pas et leva les bras. Sirix stoppa, surpris par son audace.
— Je ne peux pas vous laisser faire de mal à mes maîtres, déclara le comper Amical. Veuillez partir.
Pour toute réponse, Ilkot se rua en avant. De ses quatre membres inférieurs segmentés, il le saisit à bras-le-corps et le souleva pour l’écarter. DD lutta en vain. Un éclat rouge flamboya dans l’œil cristallin d’Ilkot, au centre de sa tête noire. Il paraissait sur le point de réduire DD en pièces. Cependant, Sirix l’interrompit.
— Ne lui fais pas de mal. Il n’a pas le choix. Il ne comprend pas qu’il est esclave.
Les trois robots klikiss vrombirent comme s’ils se disputaient, puis Ilkot se retourna. Avec douceur mais fermeté, il emporta son prisonnier gesticulant. Les bruits de lutte et les protestations de DD s’amenuisèrent à mesure que le robot insectoïde s’éloignait vers l’entrée de la cité.
En quelques secondes, Sirix et Dekyk eurent défoncé l’insignifiante barricade de fortune, pour entrer dans la salle à la fenêtre de pierre.
Margaret avait entendu la lutte dans le corridor, mais ne se retourna pas. Les mains sur les hanches, elle fixait le portail mural, comme si elle attendait qu’il lui livre une explication.
— Allons ! Il doit bien y avoir moyen d’ouvrir cette fenêtre.
L’un des symboles était d’ordinaire systématiquement effacé, dans les autres ruines. Margaret se dressa sur la pointe des pieds, étira les bras, et poussa dessus de toutes ses forces.
Le portail mural bourdonna et crépita. La surface de pierre grise se mit à chatoyer.
— Louis ! Quelque chose vient d’arriver !
Les deux robots klikiss surgirent, claquant des pinces. Louis aperçut avec écœurement des éclaboussures écarlates sur leurs appendices métalliques. Le sang d’Arcas.
Il se rua sur les outils adossés au mur, et empoigna une pioche reposant contre l’une des saillies rocheuses. Ils l’avaient utilisée pour se frayer un chemin à travers les murs écroulés, et les déblayer. L’outil était lourd dans ses mains, mais le manche avait l’air solide. Il le brandit, devinant son peu d’efficacité face à la puissance de l’ennemi.
Pendant ce temps, Margaret scrutait le trapèze de pierre qui crépitait d’électricité statique. Soudain, la roche s’évanouit, remplacée par une image – une entrée, s’ouvrant vers un endroit totalement différent. Un autre monde.
— Louis ! cria-t-elle.
Les robots klikiss convergèrent en direction des archéologues, leurs bras articulés tendus. Louis balança sa pioche d’un côté à l’autre. Il regarda sa femme par-dessus son épaule, et lui jeta un regard bref mais intense, comme s’il voulait imprimer cette image pour toujours dans sa mémoire : le visage plein de résolution de la femme qu’il aimait depuis si longtemps… sa beauté intérieure, ses traits mûris par le temps qui l’avaient rendue plus désirable aux yeux de Louis que toutes les femmes qu’il avait connues.
— Vas-y ! cria-t-il. Vas-y tout de suite !
Margaret hésita.
— Je ne te laisse pas ici !
— Eh bien, j’y vais juste après toi.
La pioche claqua sur le corps de Sirix avec un lourd fracas métallique, et l’impact secoua les bras de Louis, meurtrissant ses épaules. La pointe de l’outil ne laissa qu’une minuscule égratignure sur la carapace noire.
Surpris, le robot klikiss recula, puis tendit l’un de ses membres antérieurs insectoïdes. Louis esquiva, écartant l’outil et le soulevant par-dessus son épaule.
— Maintenant, Louis ! appela Margaret.
Puis, sans hésiter, elle pénétra dans l’image qui n’était qu’un pan rocheux quelques instants plus tôt. Le portail mural émit un craquement – et Margaret disparut.
Ravi de voir que sa femme s’était échappée, Louis jeta la pioche sur le robot klikiss qui avançait. Elle résonna sur la coque noire. De son membre taché de sang, Sirix l’envoya s’écraser sur le sol.
Se retournant, Louis courut vers le portail. La fenêtre s’ouvrait, tel un sanctuaire. Une autre planète… un endroit étranger, loin d’ici.
Mais juste devant ses yeux, la fenêtre de pierre palpita, puis se solidifia à nouveau, se scellant pour redevenir une barrière rocheuse vierge et impénétrable.
Louis patina pour s’arrêter. Le désespoir se grava sur son visage.
— Non, murmura-t-il.
Il n’avait pas vu quel carreau Margaret avait poussé, et ignorait comment elle avait activé le système.
Sirix et Dekyk l’entouraient. Ayant vu Margaret s’échapper, ils ne lui laisseraient pas cette chance. Des armes mortelles émergèrent de leur corps, dans un claquement de pinces.
Louis était acculé dans un coin. Il leva les mains en une vaine tentative de capitulation, et les sermonna :
— Sirix, pourquoi faites-vous cela ? Nous n’avions pas l’intention de vous faire du mal. Nous avons juste essayé de vous aider. Nous voulions trouver des réponses pour vous.
— Nous ne voulions pas de réponses, répondit Sirix.
Louis, appuyé contre le mur redevenu solide, ne comprit pas.
— Mais vous disiez avoir perdu l’intégralité de vos souvenirs ?
— Nous n’avons jamais perdu la mémoire, dit Sirix. (Déployant leurs bras armés, les robots klikiss se jetèrent sur l’archéologue.) Nous avons menti.
FIN DU PREMIER VOLUME