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LE GÉNÉRAL KURT
LANYAN
En vertu de son statut de commandant des Forces Terriennes de Défense, le général Kurt Lanyan pouvait utiliser à son gré le simulateur tactique. La chambre étanche était bardée d’ordinateurs, de projecteurs holographiques, de systèmes d’interaction et de cartes de navigation ; c’était la salle la plus sophistiquée et la plus coûteuse de la base martienne des FTD pour le Premier quadrant.
Grâce à ces ressources et aux informations recueillies et compilées sur plus de deux siècles de relations avec l’Empire ildiran, Lanyan pourrait obtenir des réponses… ou du moins tester des hypothèses raisonnables. De nombreuses questions concernant la culture, les habitudes, les façons de réagir, et autres secrets de la civilisation extraterrestre demeuraient sans réponse. Le général Lanyan voulait être prêt à toute éventualité.
Aux premiers temps de l’expansion terrienne dans le système solaire, avant que les humains aient accès à la propulsion interstellaire ildirane, les FTD avaient pris possession exclusive de Mars. La planète rouge sans vie était devenue un camp d’entraînement et un quartier général militaire, utilisés comme avant-poste et zone relais. Le paysage martien escarpé fournissait tout ce qu’il fallait en matière de parcours du combattant et en plans de survie. L’atmosphère ténue permettait aux Rémoras de simuler des manœuvres aériennes, couplées à des combats spatiaux dans le vide au-dessus. Lanyan adorait cet endroit.
Après avoir donné des ordres pour ne pas être dérangé, le général s’était cloîtré dans la chambre de simulation de guerre. Il avait activé les systèmes virtuels complexes qu’il avait développés pendant des années, jouant avec les possibilités, modifiant les résultats à chaque bribe de donnée sur les extraterrestres qu’il se procurait. Lanyan aurait souhaité que Basil Wenceslas envoie davantage d’espions, mais il se débrouillerait avec les informations disponibles. Il y en avait suffisamment pour expérimenter de nombreux scénarios.
Lanyan se tenait à présent au centre de la chambre. Il s’adressa aux panneaux de contrôle à reconnaissance vocale. Les murs incurvés et le sol s’estompèrent, jusqu’à devenir d’un noir piqueté d’étoiles. Il avait l’impression de flotter au milieu d’un planétarium sphérique en trois dimensions ; cela lui rappela l’époque où il n’était qu’un soldat spatial qui s’entraînait au combat à zéro G, flottant tout seul dans le vide, et prêt à tirer sur des cibles projetées par des drones.
Il mit ses mains sur ses hanches et se retourna.
— Visualisation de la Marine Solaire ildirane. Une maniple entière. Allons-y pour un combat énergique !
Des images apparurent. Des formes vagues, qui se précisèrent jusqu’à représenter fidèlement quarante-neuf croiseurs lourds et cotres ildirans. Lanyan se déplaça autour des images, comme un requin maraudant dans un banc de poissons. Les croiseurs étaient de grands disques flanqués d’ailerons inclinés servant d’évacuateur de chaleur, qui les faisaient ressembler à des prédateurs des grands fonds. En se basant sur ses connaissances sur les Ildirans, Lanyan soupçonnait que ces extensions tape-à-l’œil et ces formes étranges n’existaient que dans un but rituel ou décoratif. Des plumes de paon, sans aucun but militaire.
L’espèce des Ildirans stagnait. Ils n’avaient pas amélioré leur technologie depuis des siècles – ils n’en avaient pas eu besoin, car leur empire vivait dans une paix abêtissante. Le thisme reliait tous les membres de la communauté et, par son contrôle subliminal, étouffait leur individualité. Personne ne se rebellait jamais contre le Mage Imperator. Aucune scission ne s’opposait jamais à une autre. Lanyan ne parvenait pas à saisir comment les Ildirans justifiaient la dépense de tant de fonds et de ressources pour maintenir leur gigantesque Marine Solaire, s’ils n’avaient pas d’ennemi à combattre. Cela n’avait aucun sens d’un point de vue militaire… à moins que le Mage Imperator ait d’autres plans. Le général Lanyan ne lui faisait pas confiance.
Il avait même envisagé de recruter comme soldats quelques-uns des énormes et mystérieux robots klikiss. Les antiques machines travaillaient sur des sites de construction dangereux. Elles semblaient désireuses de participer aux activités de la Hanse, mais seulement si cela servait leurs buts connus d’elles seules. Pour le moment, Lanyan avait ajourné cette idée ; il n’aimait pas devoir compter sur une « arme » fondamentalement incompréhensible. Il préférait se reposer sur son propre équipement militaire.
À présent, il évoluait autour des visualisations holographiques dans la salle de projection, dans le but de préparer le combat virtuel. Il tendit la main, et toucha la coque d’un cotre ildiran.
— Agrandissement.
L’image grossit devant les yeux du général afin qu’il puisse en étudier les détails. Les FTD avaient été incapables de déterminer les plans intérieurs des cuirassés ildirans, mais cette simulation provenait d’images de reconnaissance réelles, faites lors des spectaculaires démonstrations de la flotte de la Marine Solaire. Pour autant qu’il sache, les manœuvres de parade ildiranes n’avaient pas d’autre but que de mettre en valeur leur savoir-faire militaire. Un art de la mise en scène gratuit.
Il recula, constatant que les vaisseaux étrangers se groupaient en multiples de sept et se déplaçaient ensemble ; leur précision les faisait paraître à la fois redoutables et vulnérables dans leur prévisibilité.
— Maintenant, affichage d’un nombre équivalent de vaisseaux des FTD, ordonna-t-il. Des vaisseaux de combat Mastodontes, des croiseurs Mantas, des plates-formes d’armement Lance-Foudre et des intercepteurs rapides Rémoras.
L’air scintilla, et la salle de simulation fut subitement encombrée d’images de vaisseaux terriens à la silhouette familière. Lanyan s’était entraîné sur tous ces vaisseaux pendant qu’il gravissait les échelons de l’armée. Il connaissait pour chacun d’eux leurs capacités de combat précises, le type de personnel affecté à l’armement, et le nombre de troupes embarquées. L’ordinateur avait rassemblé un magnifique bataillon terrien, un adversaire à la hauteur de la Marine Solaire ildirane. Juste pour le plaisir…
Lanyan se sentait comme un enfant muni d’une pléthore de petits soldats brûlant de se battre. Grâce aux informations stockées dans les systèmes des FTD, il pouvait mettre en scène des simulacres de combats opposant ses meilleurs vaisseaux aux défenses ildiranes.
L’empire extraterrestre supposé bienveillant n’avait jamais entrepris de manœuvres provocatrices à l’encontre de la Terre, ni menacé les FTD ou les colonies de la Hanse. Néanmoins, Lanyan demeurait vigilant. Peut-être n’affronterait-il jamais les Ildirans dans un conflit militaire, mais en organisant des simulations comme celle-ci, il pourrait vérifier d’éventuelles erreurs et élaborer des plans d’urgence.
Comme il tâchait de se concentrer, il sentit une vibration dérangeante à travers le sol de la base martienne. Dehors, des troupes en uniformes de sortie se hâtaient vers les canyons rougeâtres, afin d’effectuer des manœuvres d’infanterie. Des vaisseaux aériens hybrides croisaient dans la mince atmosphère, visant des cibles peintes et lâchant de fausses munitions.
Malgré deux siècles de relations pacifiques avec l’Empire ildiran, le général Lanyan exigeait que ses troupes demeurent parfaitement au point. Ses prédécesseurs étaient devenus quelque peu négligents. Lui, en revanche, était un commandant des plus rigoureux. Aujourd’hui, il étudiait en personne des simulations basées sur les meilleures estimations de la puissance de feu ildirane. Pour la première fois de l’Histoire, les Forces Terriennes de Défense disposaient d’une force égale à la Marine Solaire ildirane, peut-être même supérieure à ce que le Mage Imperator soupçonnait.
— Scénario de bataille interplanétaire. Lancer la topographie spatio-temporelle de… (Il s’interrompit pour réfléchir.) Utiliser le système d’Yreka, dans le quadrant 7, dit-il, car il avait mené une opération là-bas.
La colonie des confins de la Hanse se situait près des frontières de l’espace colonisé par l’Empire ildiran. Il s’agissait donc d’une pomme de discorde plausible. Qui sait quelle altercation pouvait un jour éclater entre deux espèces différentes ?
Lanyan désigna des endroits vides dans l’espace.
— Placer les planètes ici, ici… et ici.
Les mondes du système d’Yreka se matérialisèrent, et un soleil éclatant remplit le centre de la chambre. Les vaisseaux spatiaux des FTD voltigèrent en formations aléatoires.
— Déplacer les vaisseaux de la Marine Solaire dans la configuration de maniple prévue.
Les vaisseaux ildirans se replièrent en septes compactes, des groupes de sept vaisseaux qui s’unirent en vastes amas de quarante-neuf vaisseaux.
— Maintenant, déployer les effectifs des FTD selon la configuration de combat delta.
Lanyan recula jusqu’au mur, tandis que les hologrammes se mettaient en position, prêts à recevoir l’ordre de bataille. Il essaya d’imaginer quel genre de provocation mènerait les deux flottes spatiales à une telle impasse. Il effectuait toujours ses simulations en privé, gardant ses intentions secrètes. Ce qu’il faisait en ce moment pouvait mettre sa carrière en péril, car les Ildirans étaient censés être des alliés et des bienfaiteurs de l’humanité. On ne s’entraînait pas à la guerre contre un ami… mais seul un fou ne se préparerait pas au pire.
La race humaine était peu versée dans la guerre interplanétaire à grande échelle, au vu de la lenteur induite par les grandes distances. Tout au long de sa carrière, le général avait perçu un signal d’alerte intérieur. Ce signal le poussait à maintenir son armée prête pour n’importe quelle crise… même s’il désespérait de pouvoir convaincre à temps les instances politiques et bureaucratiques.
De nombreux officiers des FTD au plus haut niveau de commandement s’étaient disputés quant à l’objectif de l’armée sur les mondes de la Hanse. Ils se querellaient même sur les noms à donner aux grades. Lanyan avait été inondé de leur part de notes de service assommantes pour que leur titre de commandant en chef porte le nom d’« Amiral » ou de « Général » – une ridicule perte de temps. Lanyan avait éconduit chacun des rédacteurs, avant de retenir leur solde et de réduire leur grade d’un rang. Si nécessaire, il les renverrait à l’école militaire en tant que cadets, afin de leur rafraîchir la mémoire sur le véritable but des Forces Terriennes de Défense. Il employait pour lui-même le titre de général, et utilisait celui d’amiral pour ses sous-commandants – qui avaient chacun la charge d’un quadrant distinct.
Au cours de son ministère, Lanyan avait accru les capacités des FTD. Il était toujours resté conscient de la dispersion de sa flotte. Il passait ses soirées dans ses quartiers personnels à suivre la répartition de sa puissance de feu. Les FTD avaient réprimé des rébellions épisodiques, et semé la terreur chez des pirates comme Rand Sorengaard. Mais il savait qu’il devait rester sans cesse en alerte.
Il examina le combat spatial figé, scrutant les nombreux vaisseaux prêts à fondre les uns sur les autres comme deux meutes de loups.
— Que les armées engagent le combat. Aucun des camps n’a de handicap.
Lanyan se tint contre le mur, et regarda les étincelles voler.
Les croiseurs lourds ildirans ouvrirent le feu, décimant les troupes des FTD. Les Rémoras terriens se dispersèrent et fondirent de tous côtés en une attaque chaotique de jazers. La Marine Solaire infligeait de nombreuses pertes en conservant sa formation en phalanges, à la manière des soldats romains. Mais les FTD ripostaient en usant de stratégies individuelles et imprévisibles.
À chaque vaisseau détruit, des débris dérivaient dans l’espace, augmentant les risques de navigation que le simulateur ajoutait aux combats. Les planètes d’Yreka compliquaient encore l’issue de la bataille qui faisait rage, à cause de leur puits de gravité.
— Multiplier par trois la vitesse de simulation.
Le conflit tourna au ballet frénétique de frelons – les vaisseaux bourdonnaient et se détruisaient mutuellement. L’action devint trop rapide à suivre dans le détail, mais Lanyan saisit le mouvement global.
Enfin, tous les tirs cessèrent : le champ de bataille spatial n’était plus qu’un cimetière de vaisseaux endommagés et de coques fumantes, qui dérivaient comme des météorites créées par l’homme. Le général scanna les débris, réfléchissant aux épisodes du conflit qu’il faudrait repasser et analyser.
Avec regret, il constata que les armées des deux camps s’étaient intégralement détruites, entraînant un massacre total des troupes ildiranes et terriennes.
— Au moins, nous n’avons pas perdu, dit-il tout haut, en arrêtant la simulation.
Il était de son devoir d’examiner toutes les possibilités, même s’il ne devait jamais y avoir recours. Peu importait ce que les diplomates et les hommes politiques pouvaient dire, Lanyan était convaincu que l’Empire ildiran deviendrait un jour le plus grand adversaire de l’humanité.
Après tout, aucun explorateur humain n’avait jamais eu à affronter d’autre menace.