50

MARGARET COLICOS

Pendant des semaines, l’équipe des Colicos avait mis au jour une interminable succession de découvertes extraordinaires, de reliques étonnantes et stimulantes… mais peu de réponses à leurs questions. Néanmoins, il était temps d’envoyer un compte-rendu à la Terre. Assise dans l’abri étouffant de sa tente, Margaret acheva de consigner ses dernières notes, et s’adressa un sourire ironique.

Les recherches ici différaient de l’excavation des ruines romaines ou des cités méditerranéennes englouties sur Terre, car elles ne se limitaient pas à l’ajout de quelques informations à une somme de connaissances étendue. Les principes de base de la civilisation klikiss demeuraient des énigmes complètes. Chaque fois que Margaret ou Louis faisait une découverte essentielle – celle qui avait conduit au Flambeau klikiss, ou la conjecture selon laquelle les insectoïdes pouvaient voler –, il fallait réexaminer en profondeur toutes les études.

Leur travail sur Rheindic Co se traduisait par une somme considérable de données collectées, mais, excepté le soir, ils consacraient peu de temps à l’analyse. Malheureusement, c’était déjà la fin de la matinée. Margaret rageait de gaspiller tant d’heures à écrire ces comptes-rendus, mais elle connaissait leurs obligations. La Hanse leur offrait des fonds substantiels. En contrepartie, elle exigeait que les Colicos envoient des mises à jour régulières de leurs progrès. Louis s’en moquait, considérant que ces « devoirs à la maison » ne rimaient à rien. Margaret, en revanche, comprenait qu’un bon archéologue devait contenter ses commanditaires, même si cela faisait perdre des heures de travail productif.

Bien qu’elle ait déjà écouté cet air délicat de nombreuses fois depuis son réveil, Margaret démarra l’antique boîte à musique qu’Anton lui avait offerte. Les lamelles de fer égrenèrent la mélodie obsédante de Greensleeves 3. Elle sourit en songeant à son fils, et se demanda s’il imaginait souvent ses parents sur des planètes éloignées.

Margaret relut son rapport, satisfaite de son style et de la description de tout ce qu’ils avaient découvert. Une fois ces fouilles terminées, elle reviendrait chargée d’images détaillées et d’artefacts. Mais, pour le moment, Arcas allait dicter son rapport à son bosquet d’arbremondes. Par l’intermédiaire du télien, ses mots atteindraient l’un des homologues du prêtre Vert sur Terre, d’où ils seraient transmis au Président Wenceslas – et peut-être ignorés.

En compagnie de DD, Louis se trouvait déjà dans la cité de la falaise, bricolant les vestiges de machines extraterrestres. Il était certain de pouvoir rallumer l’un des générateurs inutilisés depuis des lustres. Inquiète de revenir aux ruines toute seule, Margaret allongea le pas sous la lumière crue du soleil, le regard tourné vers le labyrinthe de canyons se ramifiant sur le contrefort de la montagne voisine. Elle se demanda combien de cités attendaient d’être découvertes, ailleurs. Ils n’avaient fait qu’égratigner la surface.

Elle chercha Arcas, mais l’abri du prêtre était vide. Elle en fut agacée. Derrière sa tente, la vingtaine de plants d’arbremondes avait poussé à hauteur d’épaules ; ils étendaient leur feuillage bronze afin de s’abreuver de lumière. La terre était humide, indiquant qu’Arcas les avait déjà arrosés pour la journée. Mais il n’était en vue nulle part. Elle devait transmettre son compte-rendu, et ce n’était pas comme s’il était débordé de travail.

Précédemment, Arcas avait prouvé ce dont il était capable en recevant puis en rapportant la nouvelle stupéfiante concernant l’attaque extraterrestre sur Oncier. Le télien ne lui permettait pas de montrer d’images, mais il avait décrit ce que le général Lanyan avait découvert. Abasourdie, Margaret s’était souvenue des sphères cristallines qu’elle avait aperçues, fonçant des tréfonds de la planète en flammes jusque dans l’espace. Le docteur Serizawa les avait classées sans hésiter dans la catégorie « débris exotiques » éjectés de la planète ardente.

L’expérience du Flambeau klikiss avait-elle d’une manière ou d’une autre provoqué cette attaque ? Quelle forme de vie pouvait bien exister dans les entrailles les plus profondes d’une gigantesque planète gazeuse ?

Margaret cria le nom du prêtre Vert, mais n’obtint aucune réponse. Soupirant, elle se remit à la tâche. Ce n’était pas la première fois qu’Arcas était introuvable quand on avait besoin de ses talents. Elle ne lui reprochait pas d’avoir ses propres centres d’intérêt. Il aimait vagabonder dans les canyons, collectant des fossiles et des échantillons géologiques. Néanmoins, sa mission première consistait à servir de lien de communication avec leurs commanditaires.

— Arcas ! appela à nouveau Margaret, élevant le ton afin de pouvoir être entendue à travers le désert.

Serrant le pad de données, elle se demanda si elle devait remettre son rapport à plus tard. Mais elle avait décidé de le retrouver, de toute manière.

Louis et Arcas s’entendaient assez bien. Le soir, ils jouaient souvent aux cartes avec DD, pendant que Margaret étudiait les découvertes de la journée. Sachant qu’Arcas avait accès à toutes les informations stockées dans la vaste forêt-monde, elle ressentait une pointe de ressentiment à son égard, car il ne semblait pas intéressé par apprendre de nouvelles choses. Qu’est-ce qui le motivait ?

Margaret s’éloigna péniblement du camp en direction d’une éminence rocheuse, où Arcas venait souvent admirer les couchers de soleil. Elle escalada la pente, zigzaguant entre les blocs de pierres. Tous les mondes klikiss qu’elle et Louis avaient inspectés étaient secs et ensoleillés, se rappela-t-elle. Les cités désertes de Llaro et Pym avaient été érigées sur d’immenses prairies herbeuses, leurs édifices s’élevant à grande hauteur, tels des termitières, au milieu de nulle part, loin de tout point d’accès à l’eau courante. Au lieu de construire leurs tumulus près des flots, les insectoïdes avaient choisi leurs sites pour une autre raison, basée sur un système de coordonnées géométriques ou sur quelque autre critère.

Corribus, où avaient eu lieu les plus récentes fouilles ayant permis de découvrir le Flambeau klikiss, était également un monde stérile, mais beaucoup plus abîmé. Là-bas, les ruines étaient noircies et vitrifiées, comme si Corribus avait été le siège d’une bataille titanesque des siècles auparavant. Mais les xéno-archéologues n’avaient trouvé aucune explication, aucun indice, sur la cause de ce conflit destructeur.

Margaret atteignit le sommet de l’éminence. Soudain, les immenses silhouettes noires des robots klikiss la firent sursauter. Sirix, Ilkot et Dekyk se tenaient immobiles, contemplant le ciel comme s’ils se prélassaient au soleil. Les trois machines paraissaient presque identiques. Margaret s’arrêta net dès qu’elle les vit.

L’un d’eux – Sirix, pensa-t-elle – activa instantanément ses systèmes, sa carapace ébène ouverte, battant comme les ailes d’un coléoptère. Une grande voile réfléchissante se déploya, s’élevant en un mouvement impressionnant. Les deux autres robots l’imitèrent, fendant leur carapace et étendant de larges voiles, de sorte qu’ils paraissaient trois fois plus grands que leur taille déjà inquiétante. De multiples capteurs optiques rouges étincelaient, comme s’ils allaient entrer en fusion.

Margaret recula, levant les mains.

— Je suis désolée. Je ne savais pas que vous étiez ici.

Les robots klikiss avancèrent de deux pas sur leurs jambes articulées. Puis, Sirix se figea en la reconnaissant. Sa voix synthétique bourdonna et cliqueta :

— Margaret Colicos. Nous ne nous attendions pas à votre arrivée.

Les robots s’apaisèrent, leurs voiles réfléchissantes se repliant à l’intérieur de leur torse. Leurs plaques d’exosquelette arrondies se rabattirent avec des claquements secs.

— Nous n’avions pas l’intention d’activer nos systèmes de réaction automatiques, ajouta-t-il.

— De quoi s’agissait-il ? demanda Margaret, le cœur battant la chamade, la transpiration picotant sa peau. Ces voiles…

Sirix bourdonna rapidement une réponse :

— Seulement des panneaux solaires, destinés à recharger nos batteries. Nous sommes venus ici pour capter de l’énergie et pour contempler le panorama. Ce monde regorge de mystères. Nous avons assimilé de nombreux éléments de notre passé, mais notre mémoire reste vide.

Ayant repris ses esprits, Margaret brandit son pad de données, tâchant de dissimuler sa réaction nerveuse :

— Eh bien, Louis et moi nous efforçons de trouver des réponses pour vous. Mon rapport doit être transmis à la Terre, aussi dois-je trouver Arcas. Parfois, il vient ici.

— Pas aujourd’hui, dit Sirix.

— C’est ce que je constate. Savez-vous où il se trouve ?

— Est-il urgent que vous le trouviez immédiatement ? demanda Sirix.

Margaret se caressa la lèvre.

— Il faut que je transmette ce rapport, et c’est notre prêtre Vert. Nous avons un délai à respecter.

Lui et ses deux compagnons conversèrent rapidement en vrombissant, puis un bras articulé sortit d’un panneau amovible du torse de Sirix.

— Alors, ce doit être urgent. Il est allé par ce canyon. Vous voyez lequel ?

Margaret aperçut une piste nette menant jusqu’à une fissure dans la roche, entourée de parois abruptes.

— Oui, je m’en souviens. Arcas m’a dit qu’il avait découvert quelque chose là-bas, il y a deux jours.

— Vous le trouverez à cet endroit, dit Sirix. Nous allons rester ici… et tâcher de nous souvenir.

Margaret se remit en marche, soulagée de s’éloigner de ces robots déconcertants. Dans son dos, Sirix lui lança une remarque étrange :

— Nous sommes très anciens, Margaret Colicos. C’est pourquoi nous ne sommes pas aussi impatients que les humains. Si un problème se présente, nous pouvons l’étudier et y réfléchir pendant des dizaines d’années. Mais un jour, nous finissons par le résoudre.

Margaret se retourna, tandis qu’elle redescendait la pente.

— Sans doute – mais je ne dispose pas d’autant de temps.

Et elle s’en alla à la recherche du prêtre Vert.

 

 

 

 

3. Célèbre mélodie anglaise anonyme de la Renaissance, maintes fois reprise – par exemple comme thème de la chanson de Jacques Brel, Amsterdam. (NdT)

L'Empire caché
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