47
On a l’impression d’avoir perdu tout sens de l’orientation quand on arrive à clore un dossier important. Les inspecteurs, les techniciens du laboratoire et tous les membres de la police font un break ; l’air dans les couloirs semble devenir immobile et parfois, les enquêteurs se mettent à penser qu’ils auraient souhaité que le criminel ne se fasse pas prendre. Pas encore.
Keller et moi devons faire nos dépositions et rédiger nos rapports. Nous pouvons être appelés à témoigner si l’affaire va au tribunal. Opal a pu quitter les soins intensifs dans un état stable, sous surveillance pour prévenir toute tentative de suicide, et la liberté sous caution lui a été refusée. Son avocat va plaider la folie. Le couvent où elle travaillait – Sainte-Rose – a eu trois alertes à la bombe ; ses membres ont refusé toute demande d’interview de la part des médias. Mais le journal télévisé basé à Manhattan a récemment diffusé une séquence intitulée « À côté de chez vous : un sanctuaire ou une cellule terroriste ? » avec une photographie de la porte du couvent et une séquence montrant des religieuses qui passent à toute allure en se cachant le visage.
Il apparaît, après son arrestation, qu’Opal Jamieson a un passé criminel. Elle est soupçonnée entre autres de plusieurs incendies volontaires. Une semaine plus tard, une lettre arrive pour moi au laboratoire. Elle est écrite à la main sur un papier de couleur crème. Je remarque une odeur quand j’ouvre l’enveloppe : la lavande.
Chère Mrs. Dawson,
Les sœurs du couvent de Sainte-Rose et moi-même souhaitons vous exprimer, à vous personnellement, notre profonde affliction et nos regrets les plus sincères pour les actions de notre sœur Opal. Les paroles ne sauraient exprimer convenablement la profondeur de notre chagrin après les souffrances qu’elle a infligées à tant de personnes. Au cours de sa vie, notre Mère supérieure a essayé, pendant des années, de maîtriser et de protéger Opal contre les ténèbres qu’elle portait en elle. Mais il semble parfois que nous soyons, pauvres mortels, entre les mains de forces plus grandes, plus mystérieuses. Cette lettre n’est pas destinée, en aucune façon, à essayer de disculper Opal pour ses actes odieux, mais simplement à vous faire savoir que nous pensons tous à vous et à votre famille, de même qu’aux autres personnes dont elle a endeuillé la vie. Nous allons dire des messes supplémentaires pour vous et les familles des petits enfants disparus, et nous serions sincèrement touchées si vous acceptiez d’être des nôtres en ces occasions. Je comprends que vous avez été, en fait, celle qui a pu identifier Opal et tous les membres de notre couvent se réjouissent que vous soyez dotée d’une telle faculté de perception. Nous prions chaque jour pour votre complet rétablissement.
Veuillez agréer…
Mère Mathilde Lewis
Je compose le numéro de téléphone noté en en-tête du courrier. Un répondeur m’informe que le couvent Sainte-Rose est un « lieu de quiétude », me demande de laisser un message et précise que la mère Mathilde rappellera entre 13 heures et 14 heures, du mardi au jeudi. Comme j’appelle un jeudi en fin d’après-midi, je ne m’attends pas à avoir de nouvelles avant un bout de temps, mais elle me rappelle presque immédiatement. Elle parle d’une voix douce, en s’arrêtant souvent, comme si elle n’était pas très accoutumée à la conversation. Elle s’enquiert de mon état de santé et demande à plusieurs reprises s’il y a quelque chose, « n’importe quoi », que le couvent puisse faire pour moi. Je lui dis qu’il y a un petit élément de l’enquête resté sans réponse et qui me poursuit.
« Le ciel fasse qu’il soit en mon pouvoir de vous répondre. »
Je l’interroge à propos de la dent sur le fil.
Elle fait une pause.
« Je connais la réponse. C’était une pratique de la Mère supérieure, je crois. Elle avait un certain nombre de ces colifichets que son neveu achetait comme cadeaux pour les fêtes enfantines. Elle disait aux petits de son service que c’étaient des porte-bonheur et que s’ils étaient sages, ils en auraient un. Toutes les sœurs du service étaient censées en porter. (Il y a une autre pause, puis elle ajoute :) Ça ne m’a jamais beaucoup plu. Ça fait tellement… païen. »
Nous n’avons pas grand-chose d’autre à nous dire ensuite. Le pendentif a été déposé comme pièce à conviction et je dis à la mère Mathilde qu’on l’appellera peut-être pour prendre sa déposition. Elle m’assure qu’elle fera tout ce qui est en son pouvoir pour se rendre utile. Avant de raccrocher, elle me demande s’il ne serait pas possible que nous nous rencontrions un jour.
« J’aimerais simplement vous parler, ajoute-t-elle de sa manière douce. J’aimerais beaucoup vous connaître. »
Je lui dis que cela me plairait aussi.
On va procéder à une enquête indépendante concernant l’institution dirigée jadis par la Mère supérieure, à la suite des allégations de trafic d’enfants. Toutefois, la plupart des religieuses qui travaillaient à la pouponnière sont à présent âgées ou décédées. Une à une, les mères des enfants assassinés ont appris qu’elles avaient été adoptées (ou plutôt achetées) par des gens dont elles avaient cru qu’ils étaient leurs parents biologiques. Myrtle a été convoquée pour un interrogatoire. Et sur mes dernières analyses sanguines, la quantité de métaux lourds et autres toxines utilisées pour les teintures ont grandement régressé. Ma généraliste me dit de faire de l’exercice et de bien manger, d’éviter de charger le foie. Elle assure que je peux mener dorénavant une vie saine et épanouie.
Toutes les charges contre M. Memdouah ont été abandonnées. Sa fille Hillary se démène pour intenter un procès à la municipalité pour arrestation illégale et faute avec préjudice.
Après avoir livré Opal à la police, je me prends de tendresse pour la télévision. Pas pour les journaux télévisés ni les séries concernant les flics, les gangs ou les superhéros de la police scientifique. J’aime les émissions culinaires, les associations tranquilles, les dosages mesurés, ajouter un ingrédient après l’autre, et on touille, on touille. Ça ne me rappelle rien et je ne ressens rien. Je fais la grasse matinée dans la chambre d’amis. Nous mangeons les plats du traiteur chinois sur la table basse de la salle de séjour devant le journal télévisé (pour Keller) et chaque soir, pendant que nous emportons les emballages des plats préparés dans la cuisine, je regarde la table de la salle à manger, avec les dossiers qu’Opal m’a apportés, toujours impeccablement empilés à leur place.
Et puis, un samedi matin, plusieurs semaines après l’arrestation d’Opal, je sens une odeur de terre et d’humidité dans l’air. J’en ai assez des plats à emporter et de dormir dans la chambre d’amis. Je m’assois à la table rectangulaire et me laisse tomber sur la chaise qu’Opal a occupée. Je regarde fixement les dossiers.
Derrière moi, j’entends les pieds nus de Keller sur le plancher. Il porte un pantalon de coton, un tee-shirt, tous deux gris et usés par les lavages, et il a une barbe naissante. Il a un petit sourire.
« Ça y est ? Tu comptes t’y mettre ? »
Je pose ma tête dans mes mains.
« Il y en a tellement. »
Keller s’assoit ; il prend la moitié de la pile. Je hoche la tête et ouvre le premier dossier.
Nom Nourrisson, fille.
Taille 40 cm.
Poids 3,70 kg.
Symptômes Jaunisse, colique, liquide dans les poumons, fièvre, croup.
Groupe sanguin B +
Parents Inconnus.
Tuteur Mère supérieure Marie.
Je parcours trois chemises : un bébé a des meurtrissures et des contusions, un autre une jambe et une côte cassés, le troisième donne des signes de dépendance chimique. Les dossiers renferment une ville entière d’enfants perdus. Les feuilles sont vieilles mais en parfait état : jamais révisées. Un passé inexistant.
Keller lit tout haut certains fragments : « Nouveau-né, fille ; âgée de 3 semaines… 1,980 kg…»
Je m’adosse contre la chaise et me frotte les yeux. C’est étrange de penser que ce que je lis me concerne peut-être. Cela me procure une improbable sérénité, comme de flotter dans un lac alors que des choses obscures glissent sous la surface. Ce que j’ai fait toute ma vie, me semble-t-il à présent, voir et ne pas voir, comme si j’étais un point noir au centre de ma propre vision.
« C’est impossible, dis-je. Ils sont tous pareils. »
Keller baisse le nez et me regarde par-dessus le bord de ses lunettes avant de considérer à nouveau les feuilles posées devant lui.
« Non, Lena. Ils ne sont pas tous pareils. Certains sont malades, certains ont des fractures, d’autres ont été abandonnés par leurs parents, d’autres encore ont été proposés à l’adoption…
— Je pense aux autres bébés, je veux dire à ceux qui sont adultes maintenant, qui ont été achetés et vendus par Myrtle. Toutes ces femmes qui n’avaient aucune idée qu’elles avaient été adoptées, elles perdent leurs parents aussi… des gens dont elles croyaient être la chair et le sang.
— Ouais, la chair et le sang sont surévalués. En outre, peut-être que ces nouvelles auront un effet libérateur pour certaines. Un choc au début, mais qui peut aussi clarifier des choses, tu ne crois pas ? Par exemple, pourquoi elles ne ressemblaient pas au reste de la famille.
— J’ai froid. »
Je me lève. Je prends ma tasse en céramique entre mes mains et me retire sur le canapé du séjour. Je me recroqueville dans un coin, les mains enveloppées autour de la tasse de thé qui refroidit. Je tâtonne à la recherche de la télécommande et passe d’une chaîne à l’autre jusqu’à trouver sur l’image de quelqu’un en train de hacher un oignon.
Keller sort de la salle à manger, un dossier ouvert dans une main, une feuille dans l’autre.
« Voyons, Lena. On peut y arriver, on a été formés pour ça. (Il prend la télécommande et éteint l’appareil.) Bon sang. (Il me regarde, puis déplie le couvre-lit en crochet sur le canapé et m’enveloppe dedans. Il s’assoit à côté de moi ; je suis tournée sur le côté et je me raidis dans l’attente de son contact. Il met ses bras autour de moi et me prend les mains.) Ça baigne ? Tu vas bien ? »
Je hoche la tête.
Nous sommes allongés ensemble comme un coquillage à l’intérieur d’un autre. Il tient le haut de ma tête de sa main libre, la renversant un peu en arrière, et son souffle circule dans mes cheveux.
« Ça va aller, dit-il.
— Je n’ai pas de parents. Je pense que personne ne m’a jamais donné le jour. »
Il me serre contre lui. Son souffle est tout près et doux comme du velours et je sens une grande somnolence me gagner. Non, plus que ça : le désir d’un sommeil profond, qui étouffe les sens. Mais Keller rapproche son visage du mien.
« Tu veux laisser tomber ? demande-t-il. Tu n’as qu’à le dire. On peut jeter ces putains de dossiers dans la cheminée. Je m’en contrefiche.
— Oui, c’est ça. Brûlons-les. (Je m’assois sur le canapé.) Je ne veux plus les voir. Il n’y a que des mauvaises nouvelles, qui mènent à la conclusion que je suis une espèce de malade mentale. Moi et ma forêt tropicale. (Je fais un geste vers les fenêtres.) Lena dans les arbres. (Je laisse tomber ma main.) Il n’y a pas de forêt tropicale. Et j’ai été élevée par des gens qui m’ont achetée. (Mon souffle est laborieux.) Je fais quoi, maintenant ? »
Keller se remet debout, va dans la salle à manger et revient avec les dossiers. Il les empile dans la cheminée, puis prend la boîte d’allumettes sur le foyer.
« Ça ne me pose pas de problème, affirme-t-il. (Il prend une allumette dans la boîte posée sur le manteau.) C’est ce que tu veux vraiment ? »
Je fais oui de la tête.
Il l’allume ; l’odeur âcre du soufre. Il la tient près du dossier supérieur de la pile.
« Non, attends, dis-je rapidement. (J’éprouve un obscur chagrin pour ces bébés inconnus. Mon clan. Je ne veux pas les abandonner. Mes yeux tombent sur l’écran noir de la télévision : un caméléon brillant, aux couleurs vives avec des écailles diaphanes, commence à ramper dans le néant. Je ferme les yeux et je pense : Va-t’en, et quand je les rouvre, l’écran est de nouveau vide.) Je veux rentrer. »
Il secoue l’allumette.
« Rentrer où ? demande-t-il.
— Retrouver ma vie comme avant… avec le labo, mes amis, Frank à la direction, quand je vivais à Saint James, et que je dînais tous les lundis avec Charlie. Le bœuf braisé maison. »
Keller s’assoit par terre en tailleur, les allumettes à ses pieds.
« Tu manges du bœuf braisé ?
— Non. (Je secoue la tête.) Mais ça me manque. Parce qu’à l’époque, je ne connaissais pas Opal et les bébés morts et Myrtle. La forêt tropicale me manque. (Je me mords les lèvres.) On dirait que c’était il y a mille ans.
— Je peux te faire du bœuf braisé. »
Keller se relève, ses genoux craquent.
« Ne brûle pas les dossiers, dis-je. Je ne veux pas retourner à Saint James.
— Tant mieux. Je ne t’aurais pas laissée faire. »
Il ressort les dossiers de la cheminée.
Keller me dit qu’il veut me montrer quelque chose.
Il y a une véranda sur la façade ouest de la maison. Elle a un large plancher en pin, avec des moustiquaires fermées du sol au plafond. Nous sortons avec nos manteaux, les mains enfoncées dans les poches. Keller s’assoit dans un vaste fauteuil en rotin et tapote la place à côté de lui. J’obéis, et je contemple la vue. La maison est construite sur une hauteur et la véranda domine un ensemble de toits, de cheminées qui fument et le ciel couleur platine qui bruine.
« Pas mal, dis-je. Pour Syracuse. En avril. »
Son bras se replie autour de mes épaules. Je suis encore convalescente et je me sens vidée.
« Dis-toi qu’on est au mois d’août, propose-t-il.
— Ces arbres sont… ils ont un feuillage si riche, si vert…
— Tu y es.
— Regarde tous ces gamins qui jouent au ballon. Et… c’est un barbecue que je sens ? (Je m’assois sur le côté, glisse les jambes sur l’accoudoir du fauteuil et appuie mon dos contre Keller.) Oui, c’est bien. J’aime cet endroit.
— C’est moi qui l’ai construit. Tu comprends, comme l’hiver n’en finit pas par ici, c’était mon idée pour faire durer l’été, explique-t-il. Même si on se gèle. (Il touche le châssis de la porte à côté du fauteuil.) Il y a eu une époque où j’ai eu beaucoup de temps pour moi. Je suis resté chez moi en invalidité pendant presque une année… j’ai commencé par tout démolir. »
Mon regard fait le tour des clochers et des pignons du voisinage.
« Tu t’étais retiré.
— Disons plutôt que j’ai un peu disjoncté, observe-t-il en bougeant, ce qui fait grincer le fauteuil. J’étais à la fac quand mon père est mort. Je faisais des études d’architecture à l’époque, en fait. Mais j’ai tout lâché pour entrer à l’école de police. Ma mère a vraiment cru que je débloquais. Il n’y avait jamais eu de flic dans la famille. Pas comme ces dynasties avec ces gars qui sont flic de père en fils.
— Je sais. Leurs arrière-arrière-grands-pères étaient flics.
— Exactement. Pour moi, c’est le contraire. Comme si, brusquement, je devais faire quelque chose que personne dans la famille n’avait fait. Mon père était ingénieur architecte, bien sûr. (Il a un rire étouffé. Il bouge la main sur l’accoudoir comme s’il chassait quelque chose.) Super, c’est ce que j’ai fait. L’école. Inspecteur. Et j’ai adoré ça. Tu sais quoi ? Être flic, j’ai vraiment, vraiment, adoré ça. C’était un vrai choc.
« Alors un jour, ça faisait deux ou trois ans que je faisais ce boulot, on reçoit un appel qui vient d’une maison dans les quartiers est. De la routine. Un incident domestique. Le type a eu une journée d’emmerdes au boulot, il s’arrête au bistrot, rentre chez lui bourré et il se met à tirer sur sa femme. Puis il se taille avec l’arme en disant qu’il va descendre son boss. Le topo classique. Quand j’entre en scène, son épouse a déjà reçu les premiers secours et elle est tellement furax qu’elle n’est pratiquement pas sous le choc. Elle nous dit où son mari est allé, nous donne les indications pour nous y rendre, et ce qu’on doit faire quand on l’aura pris.
« Alors avant de repartir, je suis assis dans ma bagnole devant leur maison, sans gilet pare-balles, je prends des notes quand j’entends un craquement sur mon pare-brise. Je crois qu’un petit con a balancé un caillou sur l’auto. Mais brusquement, je n’arrive plus à respirer correctement. Je lève les yeux et je vois un petit trou impeccable de la taille d’une pièce de 10 centimes dans mon pare-brise. Et j’ai la poitrine trempée. »
Pendant un moment, Keller ne dit plus rien puis, quand il reparle, il a la voix tendue.
« En fait, le type était rentré discrètement chez lui par la porte du jardin pendant qu’on s’occupait de sa femme. Il a vu toutes les voitures de flics devant chez lui, alors il a voulu jouer les durs et il a tiré à l’aveuglette par la fenêtre de la chambre. Il a dit qu’il ne croyait pas qu’il y avait quelqu’un dans la bagnole. Il…»
Keller s’interrompt. Il se tait pendant plusieurs secondes mais je sens une onde le parcourir. Ses doigts entrelacent les miens. Je les serre très fort. Il semble que l’air sous la véranda commence à changer, il devient plus dense et plus chaud. Le soleil est entouré d’un petit halo vaporeux et le paysage prend la richesse d’une peinture Renaissance.
La vibration est de nouveau là, mais cette fois, il rit, un seul éclat de rire, refoulé.
« La balle m’a frappé à ça du cœur, reprend-il. Tu t’imagines ? À ça. Cela dit, l’endroit où il m’a touché n’était pas franchement génial. Il m’a entaillé le poumon. (Il sourit.) Cet abruti s’est retrouvé à l’ombre pour un certain temps. On a dû me faire deux transfusions. Je suis resté hospitalisé un mois. Et quand je suis sorti, je ne pouvais plus conduire.
— Tu ne pouvais plus… ?
— Je ne pouvais même plus monter en voiture. Je me sentais bien. Je voulais retourner tout de suite au boulot, mais tout à coup, je ne supportais plus d’être dans une bagnole, n’importe laquelle. Et je ne voulais plus toucher à une arme à feu non plus.
— Ça peut se comprendre. »
Il sourit et se laisse aller dans le fauteuil, mais il semble à présent qu’avec le récit de cette histoire, nous avons échangé quelque chose. Il ne me regarde plus pendant un moment.
« Cela peut se comprendre, mais pour un flic, c’est l’enfer. Je n’ai pas pu conduire pendant un an. On m’a mis en congé maladie et j’ai reconstruit toute cette putain de baraque. (Il touche le mur de derrière.) À un moment donné, au milieu de ce bordel, ma femme en a eu ras le bol de me voir à la maison et elle s’est tirée. Ce qui était très bien. C’était très bien, répète-t-il doucement. (Puis il rit de nouveau.) Et c’est là que j’ai dû me remettre au volant pour aller à l’épicerie. Et puis je me suis rendu compte que si je pouvais conduire les quinze pâtés de maisons jusqu’au supermarché, je pouvais probablement aller plus loin… juste pour faire quelques courts trajets dans la ville. Mes mains tremblaient à chaque fois, et j’avais du mal quand j’arrivais à un carrefour. Ça a suffit pour qu’on me donne un emploi de bureau – faire les rapports, retaper ce que les autres ont griffonné avec une écriture de cochon. Et c’est comme ça que je suis devenu un secrétaire amélioré.
— On dit que tu es le cerveau du service. »
Il me jette un coup d’œil rapide.
« Ce n’est pas vrai.
— C’est ce que disent les experts du labo. Que tu es en quelque sorte celui qui sait tout ce qui se passe. »
Il a un ton neutre, pragmatique.
« Ils viennent me consulter à propos des dossiers. Je vais aux réunions. J’ai à analyser les situations. Je fais des recherches et des interrogatoires par téléphone. Mais fondamentalement, sans voiture et sans arme, ma supercarrière est restée au point mort depuis six ans.
— Mais tu as roulé avec moi. Tu m’as conduite chez les Cogan… Ça fait une sacrée trotte. »
Il se penche en avant, pose ses coudes sur ses genoux, de sorte que je peux voir la ligne de ses épaules sous son pull, la courbe de sa nuque.
« Oui, j’ai l’impression que quelque chose a commencé à céder. (Il joint les mains et les laisse pendre entre ses genoux, un peu découragé. Ses épaules se soulèvent et il sourit au plancher.) Je voulais être avec toi. »
Je me tourne et effleure sa joue pour attirer son attention. Il se penche en avant. Mes yeux se ferment quand son souffle effleure mon visage et que je sens la chaleur de ses lèvres fondre sur les miennes.
Nous nous embrassons. Nous glissons de baiser en baiser, et le vaste fauteuil en rotin gémit et bouge sous notre poids. Mais il fait si froid sur la véranda, et de plus en plus avec la nuit tombante, que nous devons nous arrêter et trouver refuge à l’intérieur.
Dans la chambre de Keller, je me regarde passer mon pull-over par-dessus ma tête, faire glisser ma fermeture Éclair, puis me dépouiller de mon jean. La lampe de chevet avec son abat-jour en papier blanc est allumée. Keller m’attend dans le lit, me regarde sans parler ni retirer ses propres vêtements. Il tend les bras et je me réfugie contre lui.
« Ça va aller ?
— Je… oui, je crois. »
Je suis essoufflée, mais je ne sais pas si c’est parce que j’ai peur ou parce que je suis excitée.
« Tu n’es pas obligée de faire ça », me dit-il en faisant glisser les bretelles de mon soutien-gorge sur mes épaules.
Il m’embrasse à la base de la gorge.
« Tu veux qu’on arrête ?
— Surtout pas, murmure-t-il, et il aligne une série de baisers sur ma clavicule, en murmurant : Non, non, non, non. »
Je lui retire son pull, puis commence à défaire un à un les boutons de sa chemise bleue usée et il arrête de bouger. Bien que nous ayons déjà fait l’amour une fois, cela s’est passé dans le noir et je ne pouvais pas voir son corps. Maintenant il observe mes yeux pendant que je déboutonne sa chemise, comme s’il guettait ce qui va se passer. Quand j’arrive au dernier bouton, je prends les pans de sa chemise entre mes doigts, comme pour déplier une feuille de papier. Il détourne les yeux. Dans la lumière de la chambre, la plaie du côté gauche de sa poitrine forme une étoile de chairs roses au centre. Je passe les doigts dessus. C’est aussi doux qu’une lèvre. Il tressaille.
« Excuse-moi, ça fait mal ?
— Non, non… c’est juste que… (Il prend mes doigts et les embrasse.) J’ai l’habitude de me protéger. Une vieille habitude.
— Une vieille habitude, dis-je en écho comme il m’attire dans le lit à côté de lui. Les vieilles habitudes sont magnifiques. »
Ses baisers passent de ma bouche à sous mon oreille et au cercle à la base de mon cou. Il retire le reste de ses vêtements et j’aime sentir la chaleur de sa peau, voir la constellation de ses taches de rousseur, le teint bruni de sa peau à côté de laquelle mes doigts me paraissent pâles et olivâtres quand ils caressent le globe de son épaule.
« Les vieilles habitudes sont magnifiques », répète-t-il à son tour, tandis qu’il passe ses mains sur la courbe de mes hanches.
Pour moi, je suppose, les baisers sont une marque de confiance, une plongée dans les vagues. Au début, mon esprit anticipe tout, imaginant chaque contact juste avant qu’il se produise. Alors Keller sombre dans le lit sous moi et attend que je vienne à lui. Nous allons lentement, le spectre de la douleur est encore là, entre nous, tel un ectoplasme sous la surface de la peau. Mais quelque chose en moi ne cède pas : si je dois avoir mal, me dis-je, je réglerai le problème plus tard. Parce que maintenant, c’est cela que je veux.
Plus tard dans la soirée, Keller dort sur le dos, un bas replié sur les yeux tandis que sa poitrine se soulève à un rythme régulier. Je me glisse hors du lit en m’efforçant de ne pas le réveiller. Les dossiers sont restés sur la table basse, exactement là où nous les avons laissés.
Je m’assois sur la banquette, prends la pile et la pose sur mes genoux. J’ouvre le premier dossier et le fixe d’un regard vide.
Keller vient me rejoindre ; il bâille à s’en décrocher la mâchoire et boutonne sa chemise. Il se traîne jusqu’à la banquette et s’assoit à côté de moi. Il m’embrasse dans le cou.
« Ça va ?
— Très bien », dis-je timidement en souriant aux papiers qui se trouvent sur mes genoux.
Je respire son odeur.
« Tant mieux, dit-il. Alors on y va. »
Et il reprend la moitié de la pile.
J’essaie de prendre des notes, je parcours les colonnes d’indications, mensurations, nom, groupe sanguin. Je lis et relis les pages, en quête de quelque chose de familier. La maison est tellement silencieuse : pas de perroquet qui caquette à la fenêtre ; pas de lézard qui zigzague sur les murs. Les noms et les chiffres et les colonnes défilent et, au bout d’une heure de lecture, puis de tri, et un autre paquet de dossiers, je me sens désespérée.
« Ça ne marche pas, dis-je à Keller. Je ne sais pas ce que je cherche.
— C’est comme ça quelquefois. Ne laisse pas tomber, m’encourage-t-il en survolant les pages. Ne renonce pas. Cherche tout ce qui n’est pas dans la norme, tout ce qui peut te frapper. Sers-toi de ton instinct. Tu es peut-être là-dedans : attends. Laisse venir. Cela peut être les seuls renseignements que tu trouveras jamais. (Il feuillette les pages, vérifie le verso.) Tous ces bébés », murmure-t-il.
Il prend un nouveau dossier et, du bout du doigt, il écarte en partie la première page, où les mensurations sont notées, de la couverture intérieure du dossier sur laquelle elle est agrafée, puis il l’arrache.
« Tu fais quoi, là ?
— Regarde ça », m’interpelle-t-il en me tendant la feuille.
Sur l’envers de la page des mensurations – agrafé aux quatre coins à l’intérieur de la chemise – comme si on n’avait pas imaginé que quelqu’un puisse s’y intéresser un jour : deux empreintes de pied de bébé.
Un frisson me parcourt toute la colonne vertébrale depuis le sommet du crâne. Je tiens la page dans la main. Elle est fine et racornie, avec de minuscules empreintes aussi détaillées qu’une gravure. Je touche le contour d’un pied. Nous conservons les mêmes empreintes depuis le jour de notre naissance. Une merveilleuse signature corporelle.
Keller est déjà en train de reprendre tous les précédents dossiers, il arrache les feuilles agrafées.
« Ils ont tous des empreintes », remarque-t-il.
Comme le tampon encreur de ma trousse est trop petit pour relever l’empreinte d’un pied d’adulte, nous devons improviser. Keller fouille dans sa réserve et y déniche un flacon de colorant alimentaire rouge. Nous en versons sur une éponge de cuisine que nous passons sur la surface de mon pied. Je le pose avec précaution sur une feuille propre de papier transfert. Je recommence à plusieurs reprises jusqu’à ce que nous ayons quelques échantillons corrects, troubles par endroits mais lisibles.
Je retourne au premier dossier. Keller essaie de m’aider à comparer ma longue empreinte avec celle des bébés. Celles qui présentent des différences dans les crêtes papillaires sont faciles à repérer. Les choses se compliquent quand on tombe sur des empreintes avec des volutes et des ondulations fondamentalement similaires à l’empreinte de ma plante de pied. Et c’est là que tout l’art du discernement intervient. J’ai une empreinte ovoïde en pente sur la partie charnue à l’avant du pied et des tourbillons sur les talons. En travaillant lentement avec le bout d’un crayon bien aiguisé et une loupe manuelle, je trace les centaines de crêtes de friction, chaque empreinte dessinant son propre labyrinthe.
Après avoir examiné sept, huit, puis neuf dossiers, je commence à me détendre. Keller continue d’étudier leur contenu, de lire les mensurations des nouveau-nés ; de temps à autre, il baisse le menton et coche un élément. Mais nous savons tous les deux qu’à présent, c’est mon boulot. C’est à moi d’avancer seule sur la piste tortueuse des empreintes.
À chaque jeu d’empreintes que je rejette, je m’aperçois que j’éprouve une sorte de soulagement ; après toutes ces années sans connaître mon passé, je ressens une sorte de confort à vivre dans cet état d’incertitude. Avec l’incertitude, tout reste possible. Le mystère contient ses propres possibilités… de parents et de passé. Et en savoir trop est une sorte de privation. Chaque dossier devient plus facile à examiner à mesure qu’il apparaît de moins en moins probable que j’y apparaisse.
Cela prend des heures. À un moment donné, si tard que j’en ai oublié le dîner et même le sommeil, je parviens au vingt-deuxième dossier, l’avant-dernier. Je retourne la page arrachée et là, je sais que je regarde la plante de mes propres pieds. Cette vision – les tourbillons en forme de coquillage, les orteils incroyablement minuscules – m’émeut d’une façon à laquelle je ne m’attendais pas, comme si je regardais mon propre enfant. La pression monte dans ma poitrine. Je vérifie les minuties[9] et à chaque point de convergence, je la sens augmenter : la fièvre de la reconnaissance. Je cherche des différences dans les chemins des crêtes entre l’image d’origine et l’image à étudier, quelque chose qui indique que les empreintes ne correspondent pas. Mais chaque comparaison conduit à une seule et unique conclusion : c’est moi.
Keller est assis de l’autre côté de la pièce, entouré par les dossiers écartés, regardant par la fenêtre les réverbères, quand je finis par lever les yeux. Il observe mon visage puis pose la main sur l’accoudoir.
« Tu l’as trouvé.
— Le numéro 22, l’avant-dernier.
— Tu es le numéro 22 ? (Sa voix semble glisser. Il a parcouru tous les dossiers et je suis certaine qu’il se souvient de chacun. Pourtant, il dit :) Tu en es sûre ? »
Je considère les minuties, je vérifie le numéro que nous avons écrit au crayon dans le coin supérieur de chaque dossier.
Il revient s’asseoir à côté de moi sur la banquette.
« Tu as déjà lu le dossier ? »
Il a le visage blême, même si je me dis que c’est l’effet de l’heure tardive. Il se penche en avant et j’ai brusquement l’idée qu’il va vouloir me prendre le dossier. Je me lève, la chemise ouverte dans les mains.
« Qu’est-ce que tu fais ?
— Lena, il vaut peut-être mieux attendre. »
Il se lève à son tour, sa voix contient une mise en garde, mais je lui tourne le dos pour lire et il n’essaie pas de m’arrêter.
Je commence par la première page, le rapport de police. Il est différent des autres dossiers. Il y a le nom de l’agent de police, celui du commissariat. Je saute les informations préalables, les données circonstancielles, et vais directement au rapport :
12/2/70. Nouveau-né abandonné. Ecchymoses sur les bras et les jambes. Contusions et engelures aux extrémités. Légère hypothermie. Respiration partiellement obstruée par des débris. Environ 48 heures après la naissance. Enfant découvert enfoui sous un tas d’ordures dans une benne au 1800, James Street. L’agent est intervenu à la demande des habitants qui ont signalé des pleurs de bébé.
Je regarde Keller ; un drôle de sourire désincarné semble flotter sur mon visage. Je ne sais pas pourquoi, je ne peux pas m’arrêter de sourire.
« C’est tellement bizarre ! dis-je, puis j’entends que ma voix tremble. (J’inspire par le nez pour essayer de me calmer mais même ma respiration tremble.) C’est tellement. (Je regarde le dossier.) C’est comme si ça disait que…»
L’agent a parlé avec George Hudson, gérant de Giurgius’ Drugstore, auquel appartient la benne. Hudson signale avoir entendu des « pleurnichements bizarres » en provenance de la benne et avoir appelé la police. Le nouveau-né a été retrouvé enveloppé dans une couverture faune, couché à côté d’un animal en peluche. L’agent a transporté le nourrisson et…
« C’est complètement tordu. »
J’évite de regarder Keller.
… le jouet en voiture de police jusqu’à l’hôpital des Enfants du Lion. Le nouveau-né serait dans un état critique. Aucun témoin, aucune information sur les parents de l’enfant ou sur l’endroit où ils se trouvent.
Et il y a une photographie des services de police, une image en noir et blanc d’un minuscule bébé, les bras écartés, les yeux fermés, couché dans le lit blanc d’une pouponnière.
PRESQUE MORT.
Une stridulation joyeuse remplit l’air. Je sais que c’est mon rire, mais je cherche tout de même les oiseaux. Je me souviens des oiseaux qui riaient au-dessus de la benne. Comment est-ce possible ? Personne ne se souvient du jour de sa naissance. Surtout pas moi, quand tout ce dont j’essaie de me souvenir, ou crois me souvenir, se transforme en rires moqueurs, ceux des oiseaux, des singes dans les arbres, des geckos à la langue dansante. J’essaie de m’arrêter, mais plus j’essaie de me retenir, plus je ris. Je ris jusqu’à ce que ma vue se brouille de larmes et que je ne puisse plus voir Keller, que je ne puisse plus voir où je suis. Le rire a un goût âpre et métallique dans ma gorge, comme un des poisons d’Opal, et ça me paraît encore plus drôle.
Je m’étouffe de rire jusqu’à ce que j’aie du mal à respirer. Là je sors, un bras serré sur mon estomac. J’ouvre la porte de devant, aspirant la fraîcheur et la douceur de l’air. Le vent s’est levé et la température a plongé avec la tombée de la nuit, mais je le remarque à peine. C’est comme si je retournais à l’endroit d’où je suis née. J’ai besoin de marcher de nouveau, dans le froid, jusqu’à ce que je retrouve mon souffle. Je sors dans l’air vivifiant, surprise par le vent cinglant, surprise par ce rire si bon, qui a jailli de mes poumons et m’a empêchée de rien entendre ou sentir. Je ferme les yeux pendant que les larmes se cristallisent sur mes cils et les figent en un bloc. Je me sens lisse, petite, et vidée.
Cela ne semble pas être une si mauvaise idée, de laisser la tempête blanche m’envelopper ; je songe à céder à l’envie de marcher droit devant moi. Ou attendre ici sur le perron qu’elle vienne me prendre. Le ciel, couleur de plomb, est éblouissant. Il n’y a pas de vols de perroquets sauvages rieurs, ni de lianes pendantes. Il y a seulement les hauts immeubles de ciment, la vieille ville morte, le monde blanchi par le poison, par trop de gens et leurs poisons. Et il y a moi, un être de plus – un détritus de plus.
Keller sort sur le perron à côté de moi. Le vent emmêle mes cheveux, souffle de la neige dans nos yeux. La porte claque avec le vent, la neige entre dans la maison. Il me prend le bras en criant quelque chose. J’essaie de le retirer, mais impossible, et ça me mets hors de moi. Je le frappe avec mes poings. Je hurle.
« Lâche-moi, tu dois me lâcher ! »
Mais plus je me débats, plus je deviens petite et tendue. Jusqu’à ce qu’il ne reste rien de moi.
« Tu n’as pas le droit de faire ça, dis-je en sanglotant pendant qu’il s’empare de moi. (À l’abri de son corps, il fait juste assez chaud pour que je sente que le froid me brûle ; je sens que ma gorge est à vif à force de rire et de tousser.) Tu n’as pas le droit, je lui répète.
— J’ai sacrément le droit, fait-il en me tirant à l’intérieur de la maison, au chaud. J’ai même un putain de droit, bordel. »