10

Pendant le reste de la journée, je n’arrive pas à chasser le cafard qui me poursuit depuis que je suis allée dans la maison des Cogan. Alyce a bien pris ma virée sur le terrain et se garde de toute réflexion sur mon escapade avec Keller ; elle ne me pose d’ailleurs aucune question, comme si je ne pouvais pas avoir trouvé quelque chose qui soit digne d’intérêt. Je suis de toute manière hésitante à livrer mes impressions, puisque la majeure partie de ce que je pourrais lui dire de mon passage dans cette maison repose sur des réactions instinctives. Au déjeuner, quand Margo et Sylvie cherchent à savoir où je suis allée me balader toute la matinée, je fixe mon sandwich à la tomate. Finalement, Alyce me le prend de la main et le flanque sur son emballage.

« Lena, par pitié. Tu perds les pédales. (Aux deux autres, elle intime :) Fichez-lui la paix, les enfants. Laissez-la manger. »

L’après-midi est délavé, il se traîne en longueur et le laboratoire est silencieux, bien que les policiers de l’équipe du soir se mettent à arriver dans le couloir. Ils marchent, tête baissée, les épaules voûtées dans leur uniforme. Après le déjeuner, alors que j’emprunte le couloir qui mène à mon bureau, j’observe une fine tranche de moi qui se reflète à l’infini dans les cloisons vitrées. Je me sens déboussolée et prête à tourner de l’œil. L’un des principaux problèmes quand on fait un travail d’investigation, c’est que, faute d’une preuve tangible, on est tenté d’inventer des pistes, d’imaginer toutes sortes d’éventualités. Je suis glacée par le souvenir de la maison des Cogan et l’impression obscure, à demi réelle, que quelque chose se trouvait dans la chambre avec moi.

Puis j’entends quelqu’un qui tourne au bout du couloir, le clic-clac familier de talons hauts : Celeste Southard. Son bureau se trouve dans les services de médecine légale du comté, dans l’immeuble voisin, mais elle vient souvent chez nous pour discuter des dossiers. Droite, la colonne rigide, la tête haute, un visage italien sympathique, les yeux sombres, des cheveux teints en noir, vêtue d’un tailleur en laine légère. Un peu replète, quelques kilos en trop, de sorte que ses vêtements ont parfois l’air un peu justes, le docteur Southard est psychothérapeute – autrement dit une diplômée en sciences sociales entourée de sceptiques, adeptes des sciences dites dures. Elle a également été ma conseillère conjugale.

Je dois l’admettre, avant que je la persuade de nous aider à essayer de sauver notre couple, je m’étais tenue à l’écart lors des réunions et lui avais rarement parlé. Ce n’était pas qu’elle me déplaisait, mais l’idée du profilage criminel m’avait toujours semblé quelque chose d’absolument intangible. Je suis devenue une scientifique en partie pour me donner quelques certitudes rassurantes face au chaos ambiant ; et la psychologie semble laisser entrer trop de chaos. Mais au moins je savais que Celeste était originaire d’Elmira ; elle avait fréquenté l’université publique locale – SUNY Cortland, à Binghamton – pour son doctorat de sorte que, en dépit de son intelligence, elle ne m’impressionnait pas. Contrairement aux diplômés du FBI sortis de Georgetown ou de Princeton, qui débarquaient parfois pour une consultation. Et, pendant la brève période où Celeste avait été ma conseillère, j’avais pu me rendre compte que c’était aussi quelqu’un de chaleureux.

Celeste paraît hésiter à s’arrêter quand elle me voit. Elle tient son bloc serré contre sa poitrine, change de position, et incline une chaussure bordeaux à talon haut. Elle se raidit les cheveux au brushing au point de les rendre cassants comme du verre ; elle les porte plats sur le crâne et le cou, ce qui lui allonge les yeux. Je la trouve irréelle, avec cette façon impassible qu’elle a de m’observer. Je vois son regard qui passe de mes yeux à ma bouche et remonte de nouveau vers mes yeux.

« Je me… je me demandais justement… Celeste…»

Je bégaie en essayant de parler à mi-voix. Elle soupire.

« Lena, je regrette, mais je suis vraiment à la bourre…»

Je me sens mal à l’aise, j’essaie de sourire et lui fais signe de continuer son chemin. Mais elle baisse alors la tête.

« Qu’est-ce qu’il y a ?

— Est-ce qu’on peut simplement entrer là pour une seconde ? Pour parler ? »

J’effleure la porte ouverte du bureau de Frank. Il est en train de prendre sa pause-déjeuner ; c’est le seul endroit clos de l’étage.

Celeste soupire encore, si légèrement que cela pourrait presque passer pour une respiration normale.

Elle entre dans la pièce, s’assoit au centre de la profonde banquette couleur sable et croise les jambes. Je prends place à côté d’elle, serre les bras autour de ma taille et demande : « Ça va, vous ? »

Elle se touche l’arrière de la cheville.

« Lena, j’ai un rendez-vous dans dix minutes…

— Oui, bien sûr, bien sûr. (Je jette un coup d’œil sur la photographie de voiliers en noir et blanc au-dessus du bureau de Frank, et j’essaie de rassembler mes idées.) Ce qui se passe c’est… d’accord. Nous n’avons pas beaucoup travaillé ensemble… je veux dire, professionnellement. J’imagine que j’ai toujours été un peu nerveuse du fait que… (Celeste a le visage sérieux et las, et je m’interromps.) Voilà, j’aimerais avoir votre point de vue sur… vous comprenez, je travaille sur cette affaire – enfin, une série d’affaires – et je me demandais ce que vous penseriez de l’idée d’un… d’un assassin d’enfants. Je veux dire quelqu’un qui littéralement, en quelque sorte, se spécialise dans… l’assassinat des bébés. Pas la maltraitance d’enfants, au sens habituel, pas sous son propre toit. Je parle de quelqu’un qui s’en prendrait aux bébés… délibérément. »

Elle se redresse, se tourne pour me regarder bien en face.

« Autrement dit, vous voulez savoir si une telle chose existe ? Des gens qui s’en prennent exclusivement à des nourrissons ? Bien sûr. Évidemment. C’est rare, mais ça arrive. Il y a eu des rapports sur des sectes dans ce pays qui prenaient les bébés de leurs membres pour des sacrifices rituels…

— Non, non. Ce serait un agresseur inconnu… et très… (J’ai du mal à trouver les mots pour décrire la nature du crime.) En quelque sorte, sans qu’on le sache. Quelqu’un qui pourrait tuer un bébé, je suppose sans autre raison que de le tuer… et en plus qui pourrait faire passer ces morts pour des MSN.

— Des MSN ? (Elle secoue la tête.) Qu’est-ce qui vous fait croire que ce ne sont pas des MSN ?

— Il y a eu un afflux de cas… inhabituel.

— Combien ?

— Trois au cours des deux derniers mois. Signalés par différents policiers. »

Elle plisse les yeux ; elle tourne la tête.

« Rien d’autre ? »

Je secoue la tête lourdement, les coudes pressés sur mes genoux. J’entrecroise les doigts.

« La principale raison de tout ça, c’est qu’il y a eu une femme – la mère de l’un des bébés décédés –, elle est venue au labo en pleurant pour qu’on rouvre leur dossier. Elle est sûre que son bébé a été assassiné. Elle dit qu’elle a entendu des pas dans la maison et que quand elle est allée voir, le bébé était mort. Elle ne veut pas en démordre.

— Avez-vous trouvé un signe d’une présence étrangère ?

— Rien que la police ait pu déceler. »

Celeste regarde devant elle un moment.

« Parfois, note-t-elle enfin, quand un événement est trop douloureux pour être affronté, les gens doivent s’inventer des raisons pour expliquer que cette chose s’est produite. Parfois c’est plus facile d’imaginer que ça a été provoqué plutôt que d’accepter l’idée que tout dans l’univers est aléatoire et imprévisible.

— Alors vous ne croyez pas qu’il existe une chose pareille, hein ? Vous ne croyez pas en l’existence d’un assassin de bébés ? »

Elle relève le menton.

« Je n’ai pas dit ça. Ce n’est pas aussi tranché que ça. Parce que dans votre spécialité, on ne peut pas se permettre de travailler seulement sur des preuves matérielles. On doit parfois laisser parler l’instinct. Et parfois on est même obligé de choisir entre les deux, entre la façon dont on perçoit les choses et la façon dont elles apparaissent au microscope. »

Je m’adosse contre la banquette.

« Je sais. Mais je ne m’y fie pas vraiment.

— Lena. (Elle laisse le bloc-notes glisser de sa poitrine sur ses genoux. Elle tire sur le haut de son corsage, arrange une bretelle de soutien-gorge. Maintenant elle a l’air plus fatiguée que distante.) En ce qui concerne les gens, croyez-moi, tout est possible. Vous devez garder l’esprit ouvert à l’élément humain.

— Mais… je ne suis pas comme vous. (Je sens une poussée de panique.) Je peux m’occuper des empreintes, c’est tout. C’est ça, ma formation, rien d’autre. Et si je fais une erreur ? Si je dis qu’il y a un tueur et qu’il n’y en a pas ?

— C’est par nos erreurs que nous progressons. Surtout vous, Lena. (Elle se penche vers moi, en levant ses doigts.) Vous vous enfermez tellement. Vous êtes géniale pour les empreintes, ce qui est formidable, mais qu’en est-il du reste ?

— Je ne connais rien à la psychologie. Je ne connais rien là-dedans. »

Celeste se laisse de nouveau glisser sur la banquette et ses yeux se posent sur la photographie des bateaux à voiles.

« La psychologie n’a rien de magique. Finalement, les profileurs utilisent surtout des données empiriques, celles qui vous plaisent, justement, telles que l’âge, la profession et la situation conjugale du suspect, des éléments de ce genre. Mais on doit y introduire aussi la motivation humaine. Ça, ça compte pour beaucoup.

Je serre mes doigts autour des os anguleux de mes poignets croisés.

— Vous pourriez simplement, euh… jeter un œil au dossier et au moins me dire s’il vous semble qu’un tueur pourrait y être impliqué ? »

Mais déjà elle secoue la tête et ses cheveux se balancent comme un rideau.

« C’est tout ce que vous avez à me montrer ? Il n’y a pas de quoi avancer. Je pourrais peut-être vous dire à quel type d’individu vous avez affaire si vous arrivez à savoir avec certitude qu’il y a un assassin. Sinon, vous me demandez de psychanalyser un… un nuage. Il n’y a rien là-dedans.

— Très bien, d’accord. Mais supposez, imaginez qu’il y ait un… une certitude. Si on suppose qu’il y a un assassin… quelle sorte de personne ce serait ? Comment penserait ou agirait un assassin d’enfants ? »

Elle hésite.

« Lena, ça pourrait être n’importe qui, m’explique-t-elle enfin. Il n’y a pas un profil type pour tous les tueurs en série. Il y a quelques modèles de comportement. Nous savons… eh bien, nous savons que quelque chose semble se produire chez ces gens à la puberté, quelque chose dans la chimie du cerveau. Quelquefois un meurtre est en rapport avec une compulsion sexuelle. Ou un désir de vengeance. De temps à autre, ils vont essayer de s’autogérer. Ils entrent dans une secte religieuse ou une bande, ou prennent des drogues. Et souvent ils se demandent comment ils ont pu faire ça. Ils semblent souvent soulagés d’être pris. Des choses comme ça. Mais ça ne vous aide pas trop à cerner le champ, n’est-ce pas ? J’ai besoin de quelques vecteurs.

— Mais avec toutes les données que vous avez. (Je lève mes mains ouvertes.) Il doit y avoir des statistiques, quelque chose, pour isoler ce genre d’individus ? »

Celeste me sourit, mais ses yeux semblent vitreux ; elle a l’air épuisée intérieurement. Nos séances me manquent, cinquante minutes chacune. Les rares moments de la semaine où j’avais l’impression que je n’allais pas nécessairement perdre les pédales, tout compte fait.

« Je regrette, je sais que ça ne va pas vous plaire, m’annonce-t-elle. Mais je crois que, si la science commence à vous faire défaut, essayez de vous en remettre à votre intuition. Prenez-le comme un exercice, par exemple. Vous faites toujours ceux que je vous ai indiqués ? Ce que vous devez faire, c’est partir des preuves dont vous disposez et vous laisser imaginer que vous entrez dans la tête du suspect. Essayez d’imaginer comment cela se passe à l’intérieur de sa tête : que cherche-t-il ? De quoi a-t-il peur ? À quoi ressemble le monde à travers ses yeux ? Ce n’est pas si compliqué. »

Je ferme les yeux un moment et je soupire. Quand je les rouvre, Celeste me dévisage.

« Est-ce que je peux dire quelque chose maintenant, Lena ? Y a-t-il… quelque chose dans cette affaire, enfin, quelque chose de vraiment personnel ?

— De personnel ? » Elle incline légèrement la tête.

Cela me revient maintenant. Sa façon d’attendre des réponses à des questions impossibles, de longs moments, inconfortables, en silence. Je m’efforce de trouver quelque chose à dire.

« Eh bien, ces affaires, ces berceaux… Je ne sais pas… (Mes yeux errent sur la moquette, les meubles.) Je ne sais vraiment pas. À moins que ce soit juste… c’est comme si les parents de ces victimes de MSN avaient perdu leurs bébés pour des raisons obscures et que je…»

Je regarde fixement une tache sur l’accoudoir de la banquette. Mes pensées sont embrouillées, décousues, et ma vision devient bancale, comme si les choses se télescopaient.

« Vous avez perdu vos parents, et votre propre enfance, aussi pour des raisons obscures. »

Ma gorge se serre, puis je suis agacée par moi-même, horrifiée par mon autocommisération. Je prends quelques instants, mémorise une tache sur l’accoudoir.

« C’est presque comme si vous disiez que nous nous tenons – les bébés et moi – de part et d’autre d’une même barrière. »

Un autre vieux souvenir remonte en moi, une mémoire musculaire : la terre battue d’un terrain de jeux, le va-et-vient d’une balançoire.

« Eh bien, vous avez peut-être l’impression qu’en contribuant à résoudre cette affaire… (Celeste s’interrompt, puis ajoute avec beaucoup de douceur :) Peut-être qu’une partie de vous a l’impression que cela pourrait vous aider à résoudre… d’autres questions ? »

Il y a cette pensée irrationnelle : découvrir ce qui a tué les bébés, et découvrir ce qui m’est arrivé. Et de nouveau, je me sens bêtement fautive d’avoir eu des idées pareilles, aussi intéressées et absurdes. Et je me sens pitoyable. J’accroche un sourire à ma face, essaie de rire, n’y arrive pas et dis : « Je vous en prie, accordez-moi un peu plus de crédit. » Elle tourne la tête, me regarde du coin de l’œil. « Je n’ai jamais dit que c’était ce que vous ressentiez, Lena. Je veux seulement vous inciter à plus de prudence, pour que vous ne soyez pas trop vulnérable. Cette sorte d’enquête peut être un terrain sensible pour tout le monde, mais particulièrement pour vous. Bref, vous pourriez peut-être vous mettre en congé, pourquoi pas ? » Je l’arrête.

« Non, non, non. Je ne travaille pas réellement sur ce dossier. J’ai un millier d’autres choses à faire. C’est fou, en ce moment, au labo. Non, vraiment, je vais très bien.

— Les gens changent, Lena. Vous savez cela ? Ce qui peut être facile et confortable à un moment de notre vie peut devenir plus dur, voire incongru…» Malgré ma respiration saccadée, je fais bonne figure.

« Franchement, je vais bien.

— Oui, vous m’avez déjà dit ça. »

Je ris spontanément cette fois. Je remercie Celeste de m’avoir écoutée.

« Quand vous voulez, dit-elle à voix basse. (Elle se met debout et s’arrête devant la porte.) Lena, est-ce que vous sortez un peu ? Vous voyez du monde ? »

Sur le coup, je n’ai pas particulièrement envie de répondre. Mais je fais un effort, par politesse.

« Alyce et moi sortons ensemble quelquefois. Et vous savez, Charlie m’emmène dîner une fois par semaine. »

Elle ne répond pas. Elle fixe le couloir longuement, le regard dans le vague, comme si elle n’arrivait pas à se rappeler la raison de sa présence. Puis elle dit : « Vous savez, Lena, il y a parfois des choses qui nous touchent profondément… qui nous arrivent en pleine figure. Exactement comme cela peut se produire dans la vie courante. On rencontre quelqu’un, ou on entend une voix, et ça vous rappelle une personne qu’on a connue ou une sensation qu’on a éprouvée quand on était enfant. Et ces gens-là peuvent avoir une grande influence sur nous, parce qu’ils nous attirent ou ils nous donnent l’impression que nous pouvons leur faire confiance. Même quand ce n’est pas vraiment le cas. Uniquement à cause de cette association ancienne…»

Je pense à l’étourdissement que j’ai ressenti en rencontrant Erin Cogan, cette impression que je l’avais déjà rencontrée, dans une autre vie.

Celeste m’observe pendant un moment. Je suis convaincue qu’elle peut déchiffrer chacune de mes pensées.

« Ça va. Entendu. Peut-être que vous pouvez y réfléchir. (Puis elle pointe le menton en direction de son bloc.) Ravie de vous avoir parlé, Lena. J’espère que vous reviendrez bientôt me voir. »

Nous nous serrons la main un peu gauchement, puis elle se glisse dans le couloir, accompagnée par l’écho de ses talons.

 

Syracuse est une agglomération de taille modeste. Environ 150.000 résidents dans le centre-ville, une université coûteuse avec un stade célèbre, une fuite des cerveaux problématique et une économie généralement en piteux état. Le taux de criminalité a tendance à y être plus élevé que les moyennes nationales, surtout pour les crimes (violence familiale et vols qualifiés) liés au chômage, aux jobs minables, et aux hivers interminables qui vous pourrissent la vie. En 2001, il y a eu 885 vols de véhicules, 1.802 cambriolages, 5.166 vols simples. Il y a eu aussi 15 meurtres signalés, principalement domestiques, sans oublier deux fusillades entre bandes rivales. Nous avons environ un cas de MSN signalé tous les deux mois dans cette ville, donnant rarement lieu à une enquête allant au-delà d’une autopsie de routine et d’un interrogatoire de police.

Je suis assise à mon bureau, en principe pour rédiger des notes et des statistiques sur l’affaire, mais en fait je dessine des vrilles qui s’entortillent. Je me sens coincée et exaspérée : si en fin de compte l’assassin se trouve être un mythe, je me sentirai idiote de ne pas l’avoir su d’instinct dès le départ. En haut d’une page, j’ai noté l’exercice que Celeste m’a conseillé : Mets-toi dans l’esprit de l’assassin. Après avoir couvert une page de feuilles au bord découpé et de bourgeons, je repousse le fauteuil pivotant et repars en direction de la salle des scellés.

J’entre dans la salle et je regarde le berceau rouge. J’en fais le tour. Après quelques instants d’hésitation, je m’accroupis à côté ; j’observe comment la lumière tombe entre ses barreaux.

Je ferme les yeux. Je m’imagine dans la chambre où se trouvait le berceau rouge : le talc parfumé, les ombres des mobiles qui tournent. Vous saviez, en vous tenant là, que ce bébé avait un lit chaud, une famille. Peut-être étiez-vous envieux de toutes ces choses que vous n’aviez pas dans votre vie. Mais non, ce n’est pas si simple. Il y a quelque chose d’assez terrible chez les bébés – trop d’éléments en jeu –, quelque chose d’effroyable dans leurs pleurs. Au moment où votre ombre tombe sur la forme endormie de l’enfant, vous voudriez pouvoir éviter de commettre l’acte que vous vous apprêtez à faire. Il y a des femmes enceintes et des jeunes mères qui rêvent de tuer leur bébé, de le laisser tomber ou même de le jeter par la fenêtre.

Il doit en être ainsi pour quiconque est amené à tuer de cette façon ; cela doit paraître plus fort que le destin : un impératif biologique. La maladie du sommeil vous tombe dessus. Et après avoir tué une fois, vous savez qu’il est impossible de ne pas recommencer.

Vous vous approchez du berceau sans un bruit, non parce que vous êtes un monstre mais parce que vous êtes quelqu’un de doux. C’est l’un de vos paradoxes. Vous ne supportez pas de faire du mal ou de causer de la souffrance : vous ne laissez aucune meurtrissure, aucune marque. Votre main se tend vers le visage du bébé et… Non, le meurtre n’a pas pour origine un besoin de violence. Le meurtre est innommable : il est à l’image de votre vie, comme une chose inévitable, de la même manière qu’un croisement fortuit de cellules a créé la singularité de votre conscience. La motivation n’entre même pas en ligne de compte.

Le bébé tourne sa tête toute ronde, ses poings sont fermés comme s’ils cachaient un secret rien que pour vous ; ses yeux ont une clarté noire. Vous aviez choisi ce bébé après avoir regardé dans les maisons et par les fenêtres des chambres d’enfants : il vous a attiré ; il a quelque chose de spécial. Le bébé vous regarde avec son visage de vieux sage ; il expire quand vous inspirez ; vous chancelez une fois, rien qu’une, un peu maladroitement, en vous penchant sur le berceau, et le bébé s’éteint si facilement, vous n’y êtes presque pour rien. Vous étiez là. Vous aimeriez savoir pourquoi.

 

Origine
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