18
Sylvie vient me voir dès que j’entre dans le bureau. Elle jette un œil sur la cloison grise qui sépare notre espace de travail, et chuchote : « Alyce est d’une humeur massacrante. »
Je la regarde, je me baisse lentement vers mon bureau.
« Elle est fumasse parce qu’on n’est pas sorties avec elle hier soir. Elle veut qu’on ait un meilleur esprit d’équipe à partir de maintenant, explique Sylvie. (Il y a un journal plié devant elle ; elle fait les mots croisés.) Enfin, nous trois, je pense.
— Nous trois ? »
Le regard de Sylvie se déplace vers la fenêtre du bureau.
« Elle dit que Margo ne cadre pas… qu’elle se fait trop de soucis pour ses enfants, qu’elle est toujours débordée et tout. »
Je marmonne : « Alyce devrait sans doute avoir sa propre vie. »
Elle sourit.
« Oui, et alors Peg est venue ici et elle a parlé de ces fleurs que Keller t’a envoyées. Elle dit qu’il y a quelque chose entre vous deux. C’est vrai ? demande-t-elle, les yeux brillants.
— Mais non, mais non, il n’y a rien, on ne fait rien. »
J’essaie de me montrer nonchalante.
Sylvie repousse d’une main ses longs cheveux raides. Elle habite avec sa mère et sa grand-mère dans une vieille maison du côté nord. Elles vont à l’office à Sainte-Rose chaque semaine et elle porte au cou une minuscule croix en or sur une chaîne. Je me demande au passage si Sylvie a jamais eu une aventure.
« Je réfléchissais hier soir, j’étais si contente qu’on n’ait pas à se lancer à la poursuite d’un assassin. (Elle tripote sa croix.) Enfin, c’est évidemment terrible pour les parents. Mais l’idée d’un assassin d’enfants lâché dans la nature… c’est juste que… on a tendance à se dire que si ça peut arriver dans un endroit comme Syracuse… (Sa voix s’estompe ; elle hausse à demi les épaules.) Ça peut arriver à peu près n’importe où, c’est sûr. Mais je dirais que ça change notre façon de voir les choses.
— Ce n’est pas obligé. »
Elle ne me regarde pas. Puis elle ajoute :
« Ça va, pas de souci. Mais ça m’a fait de nouveau réfléchir. (Un autre coup d’œil par-dessus la cloison du bureau.) Tu sais… l’idée de reprendre des études. Je ne sais pas. Essayer de faire autre chose… infirmière, ou institutrice, ou ce genre de métier.
— Je sais, dis-je gentiment. C’est vraiment dur, quelquefois.
— Oui. (Elle me fixe un moment.) Par exemple, je ne sais pas si j’ai envie de passer le reste de ma vie à penser à… à ces choses-là. (Elle sourit.) Parfois je me demande ce que mes institutrices de primaire, sœur Antonya et sœur Helena, penseraient de moi maintenant. Si elles savaient ce que je fais.
— Tu croyais que tu deviendrais bonne sœur quand tu étais petite ? »
Sylvie lève la tête et éclate de rire.
« On le croyait toutes. J’aimais leur façon de s’habiller, le chapelet, les prières. Ça m’est passé plus ou moins en entrant au collège. Il y en a tellement qui semblent chercher un moyen de s’en sortir. Je crois que tout un tas de mes professeurs sont devenues religieuses parce que tout les rendait malheureuses, les autres, le monde, ce genre de problèmes. Pas pour Dieu ou pour des raisons comme ça.
— Ça ne paraît pas une si mauvaise idée. Une retraite. »
Elle roule des yeux.
« Sainte-Rose était célèbre pour récupérer des cinglées. Il y avait toutes sortes de femmes en colère, effrayantes, qui s’occupaient de l’école. Et de toute façon, il y a trop… je ne sais pas, trop d’isolement, je suppose, pour que ce soit bon pour les gens. Tu es trop repliée sur toi-même. C’est là une chose dont je suis sûre. Je veux aller dehors. Je veux être vivante tant que je suis vivante. »
Elle fait un geste en direction des fenêtres.
Pendant près d’une heure, j’essaie de m’intéresser aux nouveaux dossiers. C’est ce qu’on doit faire, bien sûr : on boucle une affaire et on passe à la suivante. Habituellement je suis occupée à classer les empreintes, les mettre en ordre, relever les empreintes des individus nouvellement inculpés. Mais mon esprit ne cesse de s’égarer, et je m’obstine à vouloir ignorer un sentiment d’angoisse croissante. J’ai du mal à déglutir et j’ai une curieuse migraine derrière mon œil droit, un goût métallique dans la bouche. Je suis agacée et sur la défensive, en colère contre moi-même. J’essaie de me dire que j’ai fait mon boulot ; j’ai identifié la cause de la mort.
Je soupire lourdement et regarde le dossier que je n’ai pas encore classé la veille au soir : le rapport de l’agent sur le dernier empoisonnement de berceau. Je feuillette la chemise. Il y a des photographies : la maison, minuscule et discrète, comme une ombre qui tombe vers l’intérieur ; les pièces ont l’air délabrées, presque misérables, une fenêtre de la cuisine est bouchée par une couverture fixée avec du ruban adhésif.
Et il y a des photos du bébé décédé. Minuscule. C’est une petite fille, Odile Wilson. Une vibration semble émaner du papier. Une mère se tient en dehors du champ de l’objectif. Elle frissonne et elle pleure. Je ne peux pas regarder directement le corps du nourrisson. Alors j’y jette des coups d’œil furtifs. La masse du visage, le petit corps ovoïde, recouvert. Ils vont analyser son sang pour voir s’il contient des métaux lourds.
J’imagine la mère qui se penche sur la petite forme. Le rapport dit qu’il n’y a pas de mari. Deux autres enfants, de 8 et 12 ans. Ils ont trois vieux chiens. Sur la photo, le bébé est enveloppé dans une couverture rouge.
Et je vois une ombre, sur les photographies.
« Dis donc, tu connais la dernière ? » Margo est penchée sur moi avec un bloc-notes. Mes doigts s’éloignent des images en glissant. J’ai du mal à voir l’expression de son visage, éblouie par les lumières éclatantes du bureau dans son dos. Elle reste plantée sur place.
« Frank et Alyce veulent te filer une promotion. Alyce pourrait devenir chef de service, et tu passerais chef d’équipe. » Ma mâchoire se raidit : ça ne m’intéresse pas du tout. Elle hausse les épaules et tourne les talons en tripotant un anneau d’or à son oreille.
« Je m’en fiche. Je sais que vous êtes contre moi, toutes les deux. Tout le monde ici se tient les coudes, vous êtes dans le même camp. » Sylvie lève les yeux et bat des paupières. Je la regarde.
« Je ne suis dans le camp de personne.
— C’est la guerre civile, ici, déclare Margo en s’installant à son bureau. Retour à la case départ avec les maîtres et les esclaves. »
Je ne réagis pas, mais un souvenir me revient : pendant que j’attendais l’ascenseur devant le bureau, j’avais entendu la voix de Margo qui traversait le mur des toilettes. Elle papotait avec Loni, une Américaine d’origine haïtienne qui travaille en toxicologie, et disait : « Et c’est marrant, tu sais. Parce qu’en fait, Lena, avec tous ses super « talents », elle ne sait même pas de quelle couleur elle est. Elle m’a tout l’air métisse… comme si sa mère était noire, mais elle pourrait être portoricaine ou s’être payé simplement une année complète de séances de bronzage à Syracuse. Qui sait, hein ? »
« Enfin, quoi, Margo… (Sylvie lève une main.) Lena vient de tirer au clair cette affaire vraiment importante, non ? » Margo se recule sur son siège et fait face à Sylvie. « Qu’est-ce que tu as à t’indigner ? Je ne dis rien. Au moins Lena a un certain talent.
— Merci bien, ça, c’est vraiment gentil », répond Sylvie.
Margo me lance un coup d’œil par-dessus son épaule ; maintenant je vois qu’elle plisse le front, comme si elle n’arrivait pas bien à me situer. Elle prend une liasse de papiers et les parcourt fiévreusement, en nous tournant le dos à toutes les deux, puis elle lâche : « Je ne suis peut-être pas chef d’équipe, mais moi au moins, je sais qui je suis ! »
C’est tout juste si je vois la journée passer : le soleil reste caché derrière les nuages, de sorte que c’est à peine s’il semble s’être levé. Quand je regarde par la fenêtre, je ne peux que deviner en partie l’environnement extérieur, masqué par les images du labo qui se reflètent dans les vitres.
Je suis accroupie au-dessus du berceau gris depuis des heures, à faire danser mon gros pinceau, et mes doigts me font mal à force de les tenir rassemblés. Retracer les étapes. Je couvre chaque centimètre. Je regarde entre les lattes, sous le fond du berceau, en progressant de façon presque imperceptible. Plus tôt, j’ai passé le lit en revue pour collecter les spores, les fibres, les poussières, le pollen. J’ai placé quelques cristaux d’iode dans une éprouvette que j’ai chauffée avec un briquet, et soufflé de la vapeur d’iode sur un barreau détachable en espérant qu’il a pu absorber du sébum. Même compte tenu du fait que les empreintes sont fragiles, susceptibles d’être détruites par les manipulations les plus délicates, le vieux bois semble presque parfaitement intact.
Frank arrive dans l’après-midi ; il reste debout et m’observe, c’est tout. Je suppose qu’il va me reprocher de perdre mon temps. Plusieurs minutes s’écoulent pendant que je prélève ce qui pourrait être l’empreinte partielle d’une paume dans un coin intérieur.
« Hé, Frank, dis-je finalement sans me retourner. Je ne veux pas être chef d’équipe. »
Il y a une pause.
« Oh, je sais ça.
— Nommez Margo chef d’équipe.
— Margo ? »
Il grogne. Je lui lance un coup d’œil.
« Je peux faire quelque chose pour vous ?
— Carole me posait des questions sur vous l’autre soir, elle se demandait comment vous alliez.
— Dites-lui que ça roule, dis-je en tirant sur l’adhésif.
— On aimerait que vous veniez dîner », m’annonce-t-il, et il se racle la gorge.
Je me redresse pour le regarder.
— Autour de 7 heures ce soir ? Je peux passer vous prendre. Ce sera comme au bon vieux temps. »
Le bon vieux temps. J’aimerais demander : Pourquoi brusquement le bon vieux temps ? Je me frotte l’arête du nez.
« Je prendrai le bus, dis-je. J’aime le bus. »