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L’entrée est imposante. Le bruit des pas se répercute sur le sol en marbre, une rangée d’ampoules tremblotantes éclaire les murs. Ça sent les insectes roussis et le vieux linge. La moquette pourrissante et le moisi, le désinfectant et la cuisine de la veille. L’ascenseur monte et descend en hoquetant. Au lieu d’emprunter l’escalier, la plupart des résidents prennent le risque de rester bloqués entre deux étages. Ils attendent que la plate-forme s’arrête en vacillant, puis ils doivent redescendre à la manivelle et rabattre la porte en accordéon de la cabine pour sortir. Pour ma part, je préfère le majestueux escalier en pierre. Je fais une pause au deuxième, où se trouve la dernière salle de télévision en état de marche – il y a eu une télévision en fonctionnement à chaque étage, mais c’était avant mon arrivée. Stanley, Norman, Clint, Ellie, Hermione et M. Memdouah sont affalés dans des fauteuils de laine rêche. Memdouah appelle ce lieu de réunion le « salon ». Cela fait des années qu’ils habitent ici. Certains se rappellent même quand Saint James était une adresse cotée, où un portier vêtu d’un uniforme à épaulettes vous tenait la porte d’entrée. Mais tous les dentistes et les avocats ont progressivement quitté le centre-ville pour la banlieue et la périphérie, vers les grandes zones commerciales telles Great Northern Mail ou Fayetteville Mail, et la galerie marchande de Shoppingtown. À présent, la plupart des résidents de Saint James se débrouillent avec des bons alimentaires, les indemnités de sécurité sociale ou de chômage, avec à peine de quoi payer le loyer, même dans cet immeuble.
Les images de la télévision dansent sur leurs visages. Ils sont figés sur place, comme irradiés par la lumière de l’écran. Clint fait pivoter son avant-bras appuyé sur le coude, un demi-salut silencieux dans ma direction.
M. Memdouah parle avec animation. Il semble disposer de larges sources d’information, mais fantaisistes et pas très fiables, sur pratiquement tous les sujets. Dans le passé, il se lançait dans des conférences improvisées sur la surpopulation, le réchauffement climatique, le contrôle des armes et la destruction de la forêt tropicale liée à la surexploitation du bois. Il m’adresse un petit salut de connivence sans s’interrompre. Ce soir, sa diatribe semble dirigée contre le programme télévisé.
« Vous entendez cette bande-son ? Vous entendez tous ces pianos ? Cette bande-son vous dit d’éprouver de l’enthousiasme. D’accord ? Vous n’avez même pas besoin de réfléchir. Vous comprenez, on vous dit : prenez-vous une grosse grosse bagnole. Mais on se garde bien de vous indiquer le taux de consommation d’essence ou les émissions de neurotoxines.
— Ma petite-fille vient de commencer le piano, remarque Ellie. Et elle n’a que 6 ans.
— Vous la bouclez, vous autres ! lance Norman. (Il est de service de nuit à la compagnie du téléphone, c’est un technicien.) Je regarde l’émission.
— Oui, l’émission. Ils ne montrent pas la CIA, n’est-ce pas ? reprend M. Memdouah. Ils ne montrent pas comment la CIA est derrière notre dépendance aux carburants fossiles, hein ? Non. Notre consommation forcée de nicotine et d’herbicides, pesticides, biphényle polychloré, monoxyde de carbone, acides gras trans. Qui nous tuent tous à petit feu. Ou rapidement. Vous savez ce qu’ils nous disent : regardez ailleurs, vive la liberté, détournez les yeux. Si vous avez trop faim, mangez vos bébés ! Vous savez ce que j’aimerais faire à ces gens-là ?
— Les tuer ? demande Stanley.
— Les tuer serait trop bon pour eux. Non. Je voudrais les mettre en miettes, morceau par morceau. Plus d’yeux, plus de bouche, plus de nez. Jusqu’à ce qu’il ne reste qu’une souche. Vous imaginez ça ? Si vous n’étiez qu’une souche. Devant un écran de télé ? Et que vous ne puissiez plus changer les chaînes ?
— La ferme, la ferme, proteste Norman.
— Comment ce serait ? insiste M. Memdouah.
— Mince alors », remarque Ellie.
Je bats en retraite, retourne dans l’escalier. Encore un étage. J’ai gravi douze marches quand j’entends la voix de M. Memdouah qui monte vers moi ; il m’appelle. Avec un soupir, je redescends jusqu’à ce que je puisse le voir, environ sept marches plus bas.
« Que puis-je faire pour vous, M. Memdouah ?
— Vous savez que j’ai fait une carrière magnifique ? »
Encore.
« Je sais. Professeur d’université.
— Et avant, j’étais un stratège politique dans l’administration Carter. C’est vrai. J’avais un cerveau formidable. Vraiment. C’était avant qu’ils commencent à le trafiquer. Avec des produits chimiques.
— Qui ça ? »
Il plisse les paupières et lance un regard noir vers le renfoncement sombre de la cage d’escalier.
« C’est justement ça, le problème. Je ne peux pas sortir de mon cerveau pour le découvrir. J’ai l’impression que la réponse est là, tout près de moi, mais je n’arrive pas à mettre le doigt dessus. (Il lève les yeux et dit, avec désinvolture :) Ne vous en faites pas, je sais que je suis fou.
— Enfin, bon…
— Mais rappelez-vous. Ceci n’est pas le Vrai Monde. Nous savons où se trouve le Vrai Monde. (Il hoche la tête d’un air éloquent, puis lance :) Vous travaillez toujours sur… vous savez quoi ? »
Je me raidis, puis je me rends compte qu’il tâte simplement le terrain.
« Je ne suis pas vraiment en mesure de parler de mon travail, M. Memdouah. »
Il opine du chef, sa tête et son corps formant une ombre allongée en continu près de la rampe. Il prend dans sa poche un bout de croquant aux cacahuètes, le regarde et le remet à sa place.
« Je sais… c’est top secret. Secret défense. Je comprends. Ils peuvent être en train d’écouter. Mais vous allez vous accrocher. Des affaires comme celles-là, ça vous perturbe, non ? Ça perturbe votre organisme. (Sa bouche se distend alors en une expression tordue, pas tout à fait un sourire.) Vous allez trouver une solution. Vous et votre copain. »
Il agite la main et repart vers le salon. Je reste là un long moment, puis je sens l’épuisement me gagner, l’activité de mon cerveau est presque au point mort, et je tourne les talons.
Je monte lentement, avec la sensation d’être faible et perméable à tout ce qui se passe autour de moi. J’ai besoin de passer une nuit sans penser à un assassin d’enfants. Me vider la tête. Tandis que je gravis les marches, de nouvelles odeurs m’assaillent : diluant, formaldéhyde, vieux chou. Quand je réussis enfin à mettre la clé dans la serrure de ma porte, la lune derrière les carreaux apparaît nette et bleutée.
C’est ce que je préfère : retrouver ces pièces vides, l’appartement éteint. Je reste debout sur place, le cœur en suspens comme le battant d’une cloche. Il se trouve qu’après avoir surmonté ma terreur, je me suis prise à aimer l’état de solitude. J’étais capable de me retirer dans mon for intérieur, comme lorsque j’étais petite, quand il m’était possible de passer des heures, parfois des jours, dans le sanctuaire de ma mémoire.
L’appartement est glacial, et bien que je déteste cette sensation, j’en suis venue à en avoir besoin. Des murs vides, froids. La prise de conscience est une sorte de feu incandescent. J’ai besoin de cette froide mise au tombeau pour sentir ma vraie nature s’agiter. Ce sont, bien sûr, des sentiments contre lesquels Pia m’avait mise en garde durant toutes ces années : la solitude, le besoin de réconfort, la folie. J’étais terrifiée à l’idée que je pouvais perdre la raison, être prisonnière d’une morte vivante. Les yeux de M. Memdouah sont parfois figés en un regard vide traversé de brefs instants de conscience, aussi fugitifs que des éclairs sur le visage d’un homme qui se noie. Mais ma mère adoptive ne m’a jamais expliqué qu’il pouvait aussi y avoir une profonde solitude dans la santé mentale. Cette folie peut apporter sa propre forme de réconfort.
J’en suis venue à penser récemment que ce contre quoi Pia m’a mise en garde était précisément ce qu’elle souhaitait pour elle-même. Vivre dans le silence – comme une vieille folle – sans les contraintes du ménage, d’un mari ou d’un enfant.
« Pourquoi tu m’as recueillie ? lui ai-je demandé quand j’étais encore très petite, en évitant de poser la question plus effrayante : pourquoi ne m’as-tu pas adoptée ? » Elle m’avait adressé son sourire sans vie, désincarné. « Je t’ai prise parce que nous ne pouvions pas avoir d’enfant. Il y avait un problème avec Henry. (Elle avait hoché la tête, attendu que j’approuve la réponse, mais avait compris que ce n’était pas ce que j’attendais.) Je t’ai prise parce qu’on ne peut pas être totalement une vraie femme sans avoir d’enfant. C’est pour ça que les femmes sont sur terre. »
À présent, je traverse mon appartement, je me déchausse, j’enlève mon pull et j’entre dans la chambre. Des os minuscules s’aplatissent sur le dessus des pieds, mes orteils s’écartent, s’étirent. Je regarde dans la glace accrochée au mur. Je vois ce qui est possible. Par exemple, si je vais me transformer en singe. Je touche mes joues et mon menton glabres. Les grands singes vivent dans un monde intermédiaire magnifique, ni humain ni animal. Je crois que je pourrais ouvrir la porte de mon placard pour y découvrir la forêt tropicale dans toute sa luxuriance. Je me dis : je suis prête.
Ma mère singe me rend visite dans mon sommeil. Nous traversons les hautes herbes glissantes. Elle vogue sur mon lit avec moi. Elle me contemple avec les yeux de ma mère. Je la reconnais presque dans cette guenon, la femme qui a dû être ma mère. Elle me touche avec des mains, pas des pattes, des doigts fuselés, des ongles plats, roses, et des empreintes, aussi distinctes que celles des humains.
Le soleil du rêve s’éloigne en roulant sur les épaules de la Terre et le ciel est une poudre pastel. Ma mère pointe le doigt vers les vieux arbres imposants. Les feuilles ne sont vertes que dans leur partie médiane ondoyante. Je regarde plus haut et je vois les cimes les plus hautes, la forêt humide, qui sont carbonisées, les feuilles qui se recroquevillent en volutes de fumée, l’air au-dessus scintillant sous l’effet des hydrocarbures, fluorocarbones, poisons, mutations.
Je rêve de l’instant de ma découverte. Ma mère singe me trouve après avoir fouillé au milieu des débris, des plaques d’aluminium lisses, repoussant des morceaux de métal, l’épave, la puanteur de la pourriture sous la pluie, la lumière tombant de très haut sur mes jeunes membres. Je suis dévêtue. Elle me ramasse ; avec quel soin ces longs doigts glissent sous mes épaules !
J’éprouve la douceur d’être éloignée de l’épave et de la pestilence, car l’air me purifie. Puis le bien-être de se lover contre une large poitrine. Je ne pourrai jamais vivre nulle part ailleurs qu’en ce lieu, le sol de la jungle, tapissé de fougères, de mousses rugueuses et d’herbes. Il y a des zones baignées d’une lumière plate et dure comme la pierre.
Je suis revenue à la vie à un âge où je ne savais pas ce qu’était la vie. Renaître m’a imprégnée de ces impressions-là : le monde, la jungle, ce fouillis de feuilles et de tiges, un lit de plantes entremêlées de fourrure.