17

C’est l’après-midi et je suis celle qui décroche quand Peg appelle de la part d’Estelle en toxicologie. « Vraiment, Frank devrait être le premier à être informé, commence-t-elle en préambule. Mais… attendez d’entendre ça. »

Le rapport montre que la couverture rouge du bébé des Cogan était colorée par une teinture en provenance du Sri Lanka ; un composant relativement sans danger provenant d’une écorce d’arbre. Estelle note que les fabricants de la couverture – une jeune organisation de « produits alternatifs » appelée Terre nue – déclarent sur leurs étiquettes qu’ils utilisent des produits biologiques et qu’ils paient leurs ouvriers au moyen de salaires équitables en rapport avec leurs compétences. Mais, dit-elle, le vrai problème c’est que la couverture a également été passée dans des colorants comportant des métaux lourds, plomb, cadmium et dichromate de potassium.

« C’est quoi ?

— Du chrome. Ça ravive les couleurs. Tous ces produits sont appelés des mordants. On s’en sert dans l’industrie de la teinture pour mieux fixer et stabiliser les couleurs.

— Alors… ça veut dire que… c’est légal ? »

Elle s’interrompt.

« Absolument. Mais le chrome est une supertoxine ; son eau de teinture est classée parmi les déchets dangereux. Les adultes peuvent tolérer ces teintures, bien qu’elles entraînent des empoisonnements au chrome après un contact prolongé. Un bébé enveloppé dans cette couverture, respirant une pareille quantité de chrome, et dormant dedans la nuit, aura sans doute un choc, une détresse respiratoire, ou une défaillance rénale.

— Est-ce que ça peut le tuer ? »

Je remarque à la périphérie qu’Alyce et Sylvie lèvent les yeux.

« Sans aucun doute. En quelques heures.

— Estelle… (Je me frotte les tempes en essayant de me clarifier les idées.) Vous croyez que cette couverture a été légalement fabriquée de cette façon ou qu’elle a été trafiquée ? »

Alyce se lève et s’approche de mon bureau.

Estelle émet un ricanement sinistre.

« Les teintures de cette couverture sont toutes de qualité industrielle. Elles ne sont pas disponibles sur le marché, et je ne peux pas imaginer un grand fabricant utilisant exprès autant de teintures, ce ne serait pas rentable, ajoute-t-elle en riant de nouveau. Mais une jeune entreprise avec des gens qui ne savent pas ce qu’ils font ? C’est ça… ça m’a l’air d’être une erreur atroce, commise de bonne foi. »

J’écris ERREUR sur mon carnet. Alyce lit par-dessus mon épaule, puis hoche la tête en fermant les yeux, une main sur la bouche.

Personne ne paraît savoir comment prendre la nouvelle : elle s’accompagne d’un soulagement coupable, mais a des implications absolument horribles. Tandis qu’on recueille les preuves et les analyses, à un moment donné, il va falloir trouver des responsables. Cependant, même Margo paraît sincèrement soulagée d’apprendre qu’il n’y a pas d’assassin. Cet après-midi-là, Frank et Alyce entrent dans le bureau avec un tirage papier du rapport toxicologique. Frank jette l’enveloppe sur mon bureau et s’affale sur une chaise.

« Félicitations, Lena. C’est vous qui avez fait la demande. Et plus jamais je ne mettrai en doute ce que vous dites, affirme-t-il en croisant ses longues jambes, préférant manifestement rappeler que j’avais signalé l’existence du coffre à jouets plutôt que mon insistance concernant celle d’un meurtrier. On va exhumer les restes des bébés et effectuer des analyses chimiques. Mais ça y est… C’est ça qui les a tués. Pas le loup-garou. La police a retrouvé des couvertures d’enfant rouges sur trois sites, et des hommes sont en route pour deux autres adresses. (Il passe sa main sur le haut de son crâne, songeur.) On n’a pas encore commencé à prendre les dépositions des parents, mais on a remonté la piste des couvertures jusqu’à un petit importateur hippie merdique – Zing Machinchose – du côté de Solvay. »

Alyce se penche en avant sur son bloc-notes.

« Tu le savais, non, Lena ? Depuis le début, tu as dit qu’il n’y avait pas d’assassin.

— Toutes ces mères, commente tranquillement Margo en serrant ses bras contre elle. En train de border leurs petits bébés. Oh, mon Dieu, c’est trop triste.

— C’est bien… tu as vraiment mis le doigt dessus, me félicite Alyce. Exactement comme avec les Haverstraw. Tu es allée dans cette maison et tu as tapé dans le mille. »

Je demande : « Quand même, est-ce qu’on a vérifié que les teintures toxiques sont dues à une erreur ? Quelqu’un a-t-il recherché le fabricant ? »

Renversé en arrière sur la chaise, Frank enfonce les mains dans ses poches.

« Un de nos gars a retrouvé un fabricant à Taïwan, mais il semble avoir fermé boutique. Probablement en raison de la mort involontaire de tous ses clients. Non, la toxico dit que c’est accidentel… un cafouillage dans la chaîne de montage, quoi. (Frank fixe le compte rendu du laboratoire sur le bureau et je me demande s’il pense à ses propres enfants. Ou petits-enfants.) Des putain de couvertures de nourrissons empoisonnées.

— Zing Imports essaie de retrouver la trace de ceux qui lui ont acheté une couverture. Il y avait un lot de dix, au départ, précise Alyce. On pense qu’il n’y a pas d’autres articles de ce type.

— Il en reste combien en magasin ? interroge Margo.

— Toutes vendues. (Alyce agite les mains comme si elle chassait de la poussière.) Elles sont restées sur les étagères pendant au moins quatre mois, explique-t-elle. Alors il y en a encore quelques-unes dans la nature…»

Sa voix s’éteint. Je reprends.

« Ce sont les parents eux-mêmes qui ont acheté ces couvertures ? Quelqu’un s’est assuré de ça ?

— Oui… oui, je suis sûre qu’ils ont posé la question, affirme Alyce en survolant ses notes. La police a interrogé tout le monde. »

Il y a un bruit du côté de Frank. Je demande : « Frank, vous vous sentez bien ? »

Il me jette un coup d’œil.

« Hein ? Quoi ? Oui, oui, ça va, ça va. (Il se plie en avant, les coudes plantés sur les genoux, les doigts ratissant ses cheveux.) On va être obligés de ressortir les dossiers des MSN dans le comté d’Onondaga. De diffuser une mise en garde concernant les couvertures. On va devoir aussi rencontrer tous les parents des défunts. Rob Cummings et le conseil d’administration cherchent à tout prix à limiter les dégâts. Car à l’origine on a fait l’erreur de classer toutes ces affaires comme des MSN. Ils ont prévu une conférence de presse ce soir. On fait des pieds et des mains pour contacter tout le monde avant que la presse ne le fasse. »

Margo lève une main.

« Autant lancer une recherche à l’échelle nationale. Qui sait où les autres couvertures sont allées ?

— Heureusement, ça ne relève pas de ma compétence, souligne Frank. Que les fédéraux s’en chargent. Avec mes compliments. »

Ce soir-là, nous parlons en baissant la voix. Nous nous traitons avec des égards, l’atmosphère est au recueillement, comme après une cérémonie religieuse. Quand mes collègues s’apprêtent à rentrer chez elles, Alyce nous serre dans ses bras l’une après l’autre, ce qui est complètement étranger à son caractère. Elle tapote Sylvie dans le dos.

« Hé, si on sortait manger un morceau ou prendre quelque chose, toutes ensemble ? »

Mais il fait si froid ce soir-là que chacune ne pense qu’à rentrer chez elle avant que les routes soient verglacées. Il fait moins quinze, une température qui pourrait facilement friser les moins trente à cause du vent glacial. Alyce me demande si, par ce froid, je veux qu’elle me raccompagne en voiture. Mais je ne suis pas prête à partir.

Je retourne à mon bureau pour trier le reste des notes, empreintes et rapports correspondant aux dossiers des bébés. Dans la solitude du bureau, je me dis : Alors ça y est, c’était ça. Mais j’ai toujours l’impression que j’entends une respiration dans le silence ambiant ; l’air fleure vaguement le lait et le sucre, ce qui est censé être, je m’en souviens, l’odeur des bébés. Je pousse un lourd soupir, me lève et range péniblement le dossier des Cogan dans la haute armoire. Puis j’enfile ma parka et, pendant que je sors, je rabats ma capuche sur mon bonnet de laine.

C’est une vraie grande nuit arctique, les étoiles sont tellement brillantes qu’on les croirait à portée de la main. Je marche, les poings dans les poches, les bras serrés autour de mon buste. Même avec ma parka en duvet, le froid est là. C’est comme si mon sang crépitait, mes os véhiculant le froid comme des fils télégraphiques. J’ai les orteils recroquevillés au fond de mes bottes. Je m’inquiète pour mes mains et pour mes pieds, qui sont sujets aux engelures ; je sens déjà la douleur fulgurante à leurs extrémités, prélude habituel à l’engourdissement. J’essaie d’aller plus vite. Il n’y a personne dehors ce soir, juste quelques voitures qui avancent dans la nuit.

Une fois que j’ai regagné mon logis, je m’assois au bord de mon divan et retire mes bottes avec soin. Je tiens mes pieds glacés dans mes mains. Quand la sensibilité commence à revenir dans mes orteils, j’enfile des chaussons et m’approche de la fenêtre. Elle est suffisamment grande pour que je puisse me tenir dans l’encadrement. Quelques rafales ont soufflé sur la vitre et la croix que je voyais si clairement la nuit dernière est une ébauche on ne peut plus vague maintenant, presque un effet de mon imagination. Je me sens désorientée par la conclusion de l’affaire Cogan. Il me paraît presque impossible d’avoir visualisé un assassin aussi nettement que je l’ai fait dans la pièce des scellés pour apprendre que c’était uniquement le fruit de mon imagination.

J’effleure la vitre glacée, saisie par un sentiment de solitude en pensant aux bébés morts, abandonnés dans leurs berceaux, trahis (sans le vouloir) par leurs propres mères. Quelque chose vibre en moi comme une corde de violon.

Cette nuit-là, je suis couchée dans mon lit, les yeux ouverts, et j’écoute les soupirs de la vieille bâtisse. Je m’entortille dans les couvertures, gagnée par un sommeil agité au bout de plusieurs heures ; mais je finis par sombrer dans un rêve peuplé de démons invisibles. Ils s’entassent dans ma chambre. Je sens l’odeur de moisi de leurs plumes, le cuir gras des ailes de chauve-souris. Ils veulent m’emporter, faire de moi l’un des leurs. Ils plantent leurs serres autour de mes poignets et de mes chevilles. Je ne peux plus bouger.

Le cauchemar devient tellement effrayant que j’ouvre les yeux, et je reprends conscience. Il n’y a aucun signe de la présence de démons, mais j’en ai rêvé si nettement que mon regard fait le tour de ma chambre pendant quelques folles secondes. Finalement je retombe en arrière, un peu haletante. Mes couvertures sont chaudes et l’air du matin dans ma chambre est glacial.

Au bout de quelques minutes, je me lève et vérifie dans la glace ternie de la chambre à coucher : toujours humaine. Dans la salle de bains, je tourne les robinets de la douche ; ils couinent et vibrent après une pause frémissante, et un filet d’eau tiède en sort. Souvent, il n’y a pas d’eau du tout ou juste une brume glacée, trop froide pour faire autre chose que s’asperger le visage. Aujourd’hui elle est d’une température agréable et je peux me mettre dessous. Comme la chaleur se répand sur ma peau, je me dis que je vais mettre cette affaire au placard. Je veux vivre ma vie. Aujourd’hui tout sera différent.

 

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