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Keller contourne les abords du campus, puis se gare près du trottoir à mi-pente de Onondaga Hill, d’où on domine le centre-ville de Syracuse. Les rues sont blafardes, saupoudrées de sel, et les congères amassées par les chasse-neige, hautes de un mètre de chaque côté de la rue, sont couvertes d’une couche de glace. Le vent chargé de neige est plus fort ici que sur la colline ; il pousse la voiture et s’infiltre par un interstice de la vitre en sifflant. Vue d’ici, Syracuse a l’allure d’une ville massive et industrielle, guère différente de celle qu’elle devait avoir quand le canal Érié traversait le centre-ville, encombré de barges, mais elle semble à présent en hibernation. J’essaie d’imaginer quelqu’un quelque part, qui arpente peut-être les rues aux immeubles richement décorés en se préparant à tuer. Dans une telle obscurité, les sens en éveil, un individu peut finir par penser qu’il ne connaîtra plus jamais la chaleur. Un pareil désespoir et une pareille stupeur pourraient le conduire à faire les choses les plus terribles, et lui ôter sa raison.
Le silence est total, à part le vent, et celui-ci s’apaise à présent. La route en épingle à cheveux est déserte et en d’autres circonstances, l’endroit pourrait passer pour un chemin des amoureux. Keller est resté très proche de moi au cours de ces derniers jours, me conduisant partout, faisant les cent pas devant la porte de ma chambre comme s’il montait la garde.
Il passe une main sur son visage et dans ses cheveux, un geste rude, montrant son exaspération. Quand il lève les yeux sur moi, il a le visage marbré.
« Lena, d’où ça sort ? »
Il tient une petite enveloppe blanche : à l’intérieur se trouve une dent suspendue à un fil.
Je m’affale contre la portière.
Il lève la main, comme pour noter quelque chose sur un tableau.
« Entendu, cool. D’abord, je n’ai pas la moindre idée de ce que tu éprouves pour moi. Pas de souci, fait-il d’une voix faussement désinvolte. Disons que pour moi, ce qui s’est passé entre nous l’autre nuit… ça veut tout dire. (Il se tourne vers sa vitre, sur laquelle les rafales de vent rabattent la neige.) Super. On n’a même pas besoin d’en parler si tu ne veux pas. Je suis un mec. Je sais comment faire. Mais, Lena, je veux au moins avoir ton amitié. Je veux… (Il semble chercher sa respiration, essayer de trouver ses mots.) Je veux être pour toi ce que tu voudras bien que je sois. Mais pour mener cette enquête… alors, nom de Dieu, on doit bosser main dans la main. »
Après avoir vu la vidéo du bébé chez les Abernathy, j’ai demandé à Keller de me reconduire à Saint James. Il a attendu dans la voiture pendant que je courais pour aller chercher l’objet. Et après qu’on l’eut examiné pour s’assurer qu’il ressemblait à celui de la vidéo, je me suis rendu compte que je ne voulais pas lui en parler. Cela m’obligeait à faire trop de révélations sur moi-même.
À présent, je change de position sur mon siège, je tourne mon visage vers ma propre fenêtre, où la neige est si épaisse et humide qu’elle colle à la vitre comme des fleurs écrasées.
Il y a une longue pause, difficile.
« Rien ? Tu ne peux rien me dire ?
— Ça remonte à mon enfance, je parviens à articuler d’une voix fluette.
— Lena. (Il inspire à fond pour composer et se calmer.) À part les empreintes, ce… cette dent est notre premier indice solide. Elle établit un lien très direct et immédiat entre toi et l’enquête. Essaie de réfléchir… d’où te vient cette chose ? Peux-tu penser à quelqu’un d’autre qui pourrait en avoir une ? »
Je secoue la tête.
« Non, je ne m’en souviens pas, je ne le peux pas. Je l’ai toujours eue. Et je ne connais personne d’autre qui en ait une. Peut-être appartient-elle à la mère du bébé ? Ou à la nourrice ?
— Crois-moi, c’est la première chose qu’on va vérifier. (Il me regarde fixement.) Pourquoi est-ce si difficile d’en parler ? Qu’est-ce que ça représente pour toi ? »
La neige tourbillonne dans le ciel et je sens la tristesse me gagner pendant qu’il me dévisage. J’aimerais rester à l’intérieur de la voiture à côté de lui, sans parler, le jour est comme une tache de lumière. Finalement, je dis à Keller : « Je n’ai pas eu une… une enfance tout à fait banale. »
Nous roulons jusqu’au laboratoire, déposons la bande et les empreintes dans la salle des scellés. Keller emporte la dent avec lui pour pousser les recherches. Quand je lui demande – un peu timidement – d’en prendre soin et que je lui signale qu’elle a une valeur sentimentale, il demande : « Comment peut-elle avoir une valeur sentimentale si tu ne te souviens pas d’où elle vient ? »
Je passe la journée à explorer les banques de données pour trouver des informations sur les empreintes que nous avons prélevées dans la maison des Abernathy, mais en vain. Alyce et Sylvie ont un air absent, épuisées par les revers de la semaine et le flot de réunions qui ont suivi la réouverture du dossier Cogan. Margo me regarde à peine ; ni personne, d’ailleurs. Elle reste pendue au téléphone à chuchoter au lieu de se joindre à nous pour le déjeuner. Elle fait la tête et se montre sur la défensive.
En fin d’après-midi, je quitte le laboratoire avec l’idée de rentrer chez moi à pied, mais le bus 17 arrive en grondant au moment où je m’apprête à traverser la route. Il mène au quartier de Keller. Je monte à bord.
Le bus serpente pendant environ un quart d’heure à travers les rues, passe devant des maisons, des banques, des cafés, des restaurants, puis de nouveau devant des maisons. Les employés de bureau se pressent déjà aux arrêts, ils ont quitté le travail plus tôt pour prendre de vitesse le prochain blizzard, que la météo a annoncé. Des sacs à provisions plein les bras, les femmes frissonnent malgré leurs doudounes en duvet et leurs bottes. La lumière de l’après-midi s’est dégradée rapidement, passant d’une clarté sourde à une grisaille à peine visible avant l’obscurité. Les réverbères clignotent dans les rues. Ils me rappellent des lucioles, la façon dont elles avaient l’habitude d’envahir le jardin de derrière, aussi brillantes et chaudes que des étincelles.
Comme j’approche de la maison de Keller, je remarque deux voitures. La Camaro de Keller est dans l’allée, saupoudrée de neige, et la lumière du perron est allumée, projetant un cône de lumière jaune pâle. Une voiture de police est garée devant, parallèle à la maison. J’éprouve un élan de peur, quand je vois Charlie descendre de voiture. Il regarde autour de lui, ses traits affichent une vieille rage familière quand il me reconnaît. Il claque la portière.
« Qu’est-ce que tu fais ici ? je demande, en pressant le pas vers sa voiture. Tu devrais rentrer chez toi.
— C’est ça, c’est ça, grogne-t-il en faisant le tour de la voiture. Mais mon petit doigt m’a dit que tu passais du temps dans les parages, alors je vais t’accompagner jusqu’à la porte pour être sûr qu’il ne t’arrive rien.
— Je ne veux pas que tu m’accompagnes. »
Il s’arrête à côté de moi.
« Alors on ne va plus être mariés tous les deux, Lenny, tu te souviens ? lance-t-il d’une voix trop forte, qui strie d’une vapeur rouge l’obscurité. (Il empeste l’alcool.) Tu te rappelles ce que tu as dit chez Frank ? Alors je pense qu’on se fiche de savoir ce que tu veux ou pas, non ? Je pense que chacun peut en faire à sa tête, puisque c’est chacun pour soi. »
La porte d’entrée s’ouvre et je vois la silhouette de Keller qui se penche.
« Lena ?
— Tiens donc, qui diable ça peut bien être ? gueule Charlie. (Il m’adresse un clin d’œil et se met à remonter l’allée.) Qui on a ici ? Ne serait-ce pas par hasard notre gentil flic ?
— Charlie. (Je touche sa manche.) Pourrais-tu juste, s’il te plaît… ? »
Il a un bref sursaut, comme électrifié.
« Pourrais-je juste quoi ? Lenny ? Juste quoi ? »
Keller avance dans la cour enneigée, il n’est qu’à quelques pas. Je pense à lui prendre le bras, puis je préfère m’abstenir.
« Salut, Charlie, comment va ? » demande Keller.
Charlie baisse à moitié la tête et lorgne Keller avec un éclat terne dans l’œil.
« Hé, le gentil flic, alors, elle vous plaît, ma femme ?
— Charlie ! » dis-je d’une voix sifflante, la gorge serrée.
Keller s’approche de Charlie et en un mouvement brusque, il le pousse suffisamment fort pour qu’il s’étale dans l’allée. Pendant un moment, Charlie reste immobile, à bout de souffle, et alors Keller se penche vers lui et lui tend la main. Mais Charlie se rétablit et parvient à se hisser sur ses pieds en chancelant ; il secoue la tête pour s’éclaircir les idées, la bouche déformée comme s’il avait goûté quelque chose d’amer. Je vois un réseau de capillaires rougis dans ses yeux injectés de sang. Il charge tête la première avec un son à demi étranglé et rentre en plein dans le ventre de Keller. Les deux hommes tombent à la renverse dans la neige. Ils roulent ensemble. Charlie bat l’air de ses bras. Je ne supporte pas la violence, le déferlement de fureur de Charlie, et je crie d’une voix perçante : « Arrêtez ! Arrêtez ! Arrêtez ! »
Mais déjà Keller a pris Charlie par les poignets et roule sur lui, le plaque au sol et dit en haletant : « Charlie, pardon, je m’excuse, je sais que c’est moi qui ai commencé. Je n’aurais pas dû vous pousser. Je regrette, mon vieux, vraiment, je regrette. »
Le visage de Charlie est couvert de bleus, qui lui donnent un air affreux sous l’éclairage du réverbère. Il tord les bras pour échapper à la prise de Keller et je me raidis, craignant qu’il attaque de nouveau. Mais Keller s’écarte et Charlie se relève à tâtons, chancelant au milieu du jardin enneigé.
« Charlie ? lance Keller dans son dos.
— Charlie, où tu vas ? je crie à mon tour. Ta voiture est de ce côté. »
Il tangue, le dos légèrement voûté. Il se retourne vers moi, le regard défait.
« Tu ne comptais plus jamais m’appeler, hein, Lenny ? lance-t-il. (Il a l’air complètement dessaoulé.) Tu ne comptais même plus me parler. »
Il fait quelques pas chancelants. Il trébuche et shoote dans la neige qui s’éparpille.
« Charlie, allez, mon vieux, l’encourage Keller d’une voix basse, égale. Charlie, ne soyez pas comme ça. Allons à l’intérieur, il fait chaud. Je vais faire du café. »
Keller essaie de montrer raisonnable, mais je n’ai aucune envie de l’être.
« Charlie, dis-je avec conviction. Je ne sais pas si je te reverrai un jour, et franchement, je m’en tape. »
Charlie s’arrête net, interloqué, dans la neige qui lui monte aux genoux. Il a l’air désorienté, accablé. La bouche ouverte, il fait un bruit de gorge, comme s’il s’étranglait.
« Bon sang, Lena », marmonne Keller.
Charlie pivote sur lui-même pour lui faire face. Je n’arrive plus à voir clairement son visage car il sort du halo de lumière jaune. Je peux à peine deviner sa masse sombre dans l’obscurité.
« Je te tuerai, putain, Duseky ! Tu m’entends ? Je jure que tu es un homme mort. »
Nous restons là, debout une seconde, les deux hommes haletants. Pour finir, Charlie se ressaisit suffisamment pour sortir en pataugeant de la neige et grimper à bord de la voiture de patrouille. Il claque la porte à toute volée, faisant trembler le véhicule, et il s’éloigne si vite du trottoir en faisant crisser les pneus qu’il dépasse la route et atterrit sur la pelouse de la maison d’en face. Ses roues tournent une seconde dans le vide, le moteur hurle, puis elles se stabilisent et font jaillir des mottes de neige et de boue tandis qu’il parvient enfin à partir de là.
« Ça va ? » me demande Keller.
Il a le visage mouillé et rouge, et il y a des petits tas de neige dans ses cheveux.
« Très bien, dis-je, et je chasse un peu de neige de son épaule. Et même mieux que ça. Je me sens vraiment super bien. »