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La définition officielle de mon poste est « dactylotechnicienne spécialiste de l’identification par les empreintes digitales ». Mais sans que ce soit vraiment établi, on me dirige de préférence sur des enquêtes concernant des enfants perdus, blessés ou maltraités. Dans le monde de l’investigation, une femme sans enfant est censée être moins encombrée par un bagage émotionnel. C’est une vraie idée de flic… cette histoire de détachement leur plaît tellement que, s’il avait son mot à dire, le chef ne laisserait personne se marier ou faire des enfants.
C’est ainsi que les cas les plus désolants atterrissent sur mon bureau. Chaque chemise est une boîte de Pandore qu’on ne devrait jamais ouvrir. De temps à autre, il y a un dossier qui contient une photo de classe, des empreintes miniatures ou, dans une affaire avec des bébés, des empreintes de pieds. Et pendant des jours, quand je lis ces dossiers, le monde se résume à des scènes de négligence, de maltraitance et d’abandon. Jusqu’à ce que j’oublie, me débarrasse de ces images, et passe à la catastrophe suivante.
Mais tout a vraiment débuté avec l’affaire Haverstraw. C’était en 1997, il y a presque cinq ans. Un petit garçon, Troy Haverstraw, avait été assassiné dans son lit et les inspecteurs n’avaient aucune piste. Quand j’ai débarqué avec des preuves décisives, certains inspecteurs étaient incrédules, pour ne pas dire indignés. J’étais une technicienne de laboratoire, à peine au-dessus du personnel administratif ; ils ne pouvaient pas croire que j’étais capable de voir quelque chose qu’ils avaient tous raté. Certains l’ont pris comme une insulte personnelle.
De son côté, le directeur du laboratoire, Frank Viso, voulait me faire monter en grade quand l’affaire Haverstraw a été bouclée. Il avait peur que je plie bagage pour rejoindre le FBI. Je n’étais intéressée ni par l’un ni par l’autre : les promotions impliquent de se montrer – un travail macabre sur les scènes de crime, des enquêtes sur le tas avec des inspecteurs complètement obsédés, des heures abrutissantes à témoigner au tribunal. J’aime fondamentalement qu’on me laisse tranquille sans me chercher d’histoires. Je ne veux pas faire la cuisine, aller danser, courir derrière les gosses, conduire une voiture, planter des fleurs, faire du yoga ou les dizaines d’autres choses que tout le monde me conseille de faire. J’aime ajuster une lamelle, tourner la molette de mon microscope, du bout des doigts, pour faire la mise au point. Et au moment où tout est sur le point de se brouiller, la chose devant moi se dissout – façon de parler – de sorte que ce n’est plus une simple preuve ; à la place, c’est une parcelle de vérité qui surgit. Elle s’ouvre sous mon œil scrutateur et mes narines se dilatent ; je salive, je sens mon cœur battre lourdement et à cet instant, je sais que j’ai mis le doigt là où le criminel a commis une faute.
Chaque jour, je déambule dans mon monde bleu. Les vitres teintées, le sol brillant sous mes pieds quand je prends le couloir ; chaque jour, j’éprouve une douceur mélancolique ; j’ai lu quelque part qu’Isaac Newton a dit qu’il avait l’impression d’être un enfant qui ramasse des coquillages au bord de l’océan de la vérité. Je regarde, par-delà les cloisons intérieures vitrées, les tables chargées de matériel moderne et je comprends ce qu’il voulait dire.
Nous disposons de nouveaux ordinateurs, des dernières techniques du moment : des poudres fluorescentes, de meilleurs produits chimiques et de meilleurs microscopes, outre les possibilités que nous offre l’analyse de l’ADN. Mais à l’extérieur des murs du laboratoire, les gens continuent de se faire les pires horreurs, qui sont parfaitement prévisibles. Les crimes se succèdent sans fin ; une cohorte incessante de criminels, les doigts serrés autour d’un poignet, d’un vase, sur un bout de papier, dépose une infime trace de sueur et de graisse, peut-être du sel ou du sang séché, qui marquera leur passage. J’évite d’en lire trop dans les dossiers, l’étude des caractères pourrait avoir une influence sur mon analyse des empreintes latentes[1]. Je ne crois pas avoir tendance à vouloir confirmer à tout prix les hypothèses de départ cela dit, moins j’en sais sur le ou la propriétaire des empreintes, plus elles sont faciles à déchiffrer. Les empreintes latentes sont faites de sueur et de poussière, et elles sont partout, laissées par les crêtes sur les doigts, les mains et les pieds. Elles nous sont entièrement personnelles, au point que chaque crête a des caractéristiques individuelles. Les jumeaux ont des empreintes digitales différentes. Les bébés naissent avec leurs empreintes qui se développeront plus tard.
Les prélèvements d’empreintes, sur un bout d’adhésif ou poudrées et pressées sur une carte, encombrent mon bureau, prêts à être comparés avec le modèle, le jeu d’empreintes original.
« Eh, Lena ! Lena ! (Alyce me court après tandis que je reviens des toilettes. Je laisse mes doigts dessiner des traînées sur les vitres du couloir couvertes de condensation. Ces points de froide humidité m’aident à me concentrer, même si je sais que ce soir, Daisy, notre agent d’entretien, va encore me maudire pour avoir fait des traces sur les fenêtres. Sans parler de la quantité de feuilles, mouchoirs en papier et miettes disséminés autour de mon bureau.) Eh, comment tu vas ? »
Elle me rattrape.
« Ça roule.
— Je crois qu’on devrait arrêter de perdre du temps avec cette affaire Cogan. »
Elle entortille ses longs cheveux blonds cendrés autour de sa main. Il y a en elle une perpétuelle mélancolie, dans le genre vierge éternelle. Margo trouve qu’elle fait « maîtresse d’école », mais Sylvie dit qu’elle se sent en sécurité avec Alyce. Quoi qu’il en soit, je sais qu’Alyce a peu de patience pour les gens ou les demandes qu’elle juge « peu sérieux ».
« Et toi, tu envisages de continuer ? »
Elle pince les lèvres en essayant de ne pas paraître trop sèche.
« Non, lâche-t-elle.
— Bon, alors, tu vois ? dis-je avec un geste d’impuissance, en battant l’air de la main.
— Tu veux m’écouter ? »
Je souris.
« Dis-moi juste une chose, s’il te plaît, je suis curieuse, commence Alyce. Cette femme, tu crois vraiment qu’elle a des arguments ? Je veux dire que, bon, manifestement, c’est vraiment très triste. C’est tout ce qu’on peut dire : c’est super triste, point. Mais j’ai remarqué, disons que j’ai eu l’impression qu’elle t’avait ébranlée, tout à l’heure, en bas dans l’entrée. Dis-moi, c’est parce qu’elle était complètement timbrée ou c’est autre chose ? »
Elle me regarde fixement, sa bouche encadrée par des plis profonds.
Je réfléchis un moment.
« C’est que j’ai eu l’impression que je l’avais déjà rencontrée.
— Quoi ? Tu la connais ? Tu connais Erin Cogan ? »
Je croise les bras, les coudes dans les mains.
« Non. J’ai juste eu l’impression que je la connaissais, ou plutôt que je l’ai connue… vraiment bien… et puis c’est comme si je l’avais complètement oubliée. Est-ce que ça a un sens ? »
Elle retrousse ses lèvres sans me quitter des yeux, sourcils froncés.
Un gémissement étouffé semble s’élever des murs – le chauffage central est récalcitrant ici – et je sursaute. Alyce me dévisage avec attention.
« À quand remonte la dernière fois où tu as parlé avec ta mère adoptive ?
— Pia ? Pourquoi ?
— Eh bien, je ne sais pas. Tu devrais peut-être.
— Lui parler ? Superidée mais non merci.
— Elle pourrait peut-être te dire quelque chose, comme par exemple si tu as connu cette femme. Dans le passé.
— C’est précisément le genre de chose que Pia ne me dira jamais.
— Quand même. »
Elle passe les doigts dans ses cheveux fins, qu’elle tire sur son front.
« Quand tu as l’impression que tout déconne… quelquefois c’est bien de parler à sa famille. »
Je la regarde fixement. Elle sait qu’elle touche un point sensible : les McWilliams ne m’ont jamais adoptée. J’oscille entre l’envie de me sentir proche d’eux et le désir de les renier complètement. Cela fait des lustres que nous n’avons pas été en contact.
« Bon, ça va, je regrette. »
Elle fait un pas en arrière, de sorte qu’elle a le dos contre le mur. D’un bout à l’autre du couloir, la tuyauterie du chauffage central râle.
« En plus, il n’y a rien qui déconne, dis-je, en sachant parfaitement qu’il ne faut jamais prononcer tout haut de telles affirmations. Pas que je sache.
— Génial. Rien ne déconne, alors, répète Alyce de son ton ironique. Et c’est pour ça que tu as cette tête-là.
— Quoi ? (Je lève les mains.) J’ai quelle tête ?
— On dirait que tu n’as pas pris de douche ni dormi depuis un siècle. »
Je me touche les cheveux ; ils ont l’air raides.
« L’eau chaude ne marche pas très bien.
— Bon, ça va… (Elle part à reculons.) C’est chouette. Tu vis dans la ville la plus froide du monde et tu habites dans un immeuble sans eau chaude. »
Elle s’éloigne dans le couloir en agitant la main.
« Oui, et ça me plaît comme ça », dis-je en la regardant s’en aller.
Le radiateur à côté de moi émet des grognements. Pauline Connor, une des secrétaires de la police, nous dépasse et lance avec des gestes en direction de la fenêtre et du ciel chargé de nuages gris : « Où est le réchauffement climatique quand on en a besoin ? »