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Vivre avec les grands singes m’a appris à me servir de mes sens. Parfois je voyais des oiseaux au vol fulgurant qui fendaient l’air tout là-haut, couverts de plumes étincelantes comme le diamant, avec les feuilles qui dégringolaient en bouquets émeraude, aussi rondes que des papayes. Je levais les yeux et les papillons sortaient petit à petit des arbres, se laissant porter par des rubans de saphir, à mesure que leurs ailes en papier de riz avaient séché. Il y avait les coups de pinceau des pattes d’insectes, le frottement des frondes qui se balançaient, le bruissement velouté des hautes herbes. Et les volutes et les corolles des fleurs, leurs couleurs : mangue, citron. L’air de l’océan était chargé de sel : des fleurs océaniques ondulaient dans le vent.
Marcher pendant des jours, fouiller, des mains de primates plongeant dans des fourrés couverts de baies. Ma mère singe levait les yeux, toute hérissée, ayant repéré une nouvelle piste d’odeurs. Dans le lointain, des grognements, des coups sourds, comme si un arbre pourri tombait. De minuscules lézards gris et noirs plongeaient et se relevaient sur place, télégraphiant des messages silencieux. Je vis un miroitement dans les feuilles et passai au travers, un enfant dans un rêve. Les singes restèrent en arrière, immobiles, leurs voix se fondant dans la stridulation des cigales.
Je croyais sentir ma mère derrière moi.
Les feuilles se soulevèrent et tombèrent, se soulevèrent et tombèrent à nouveau, et je sentis la respiration de la terre, la façon dont la forêt tropicale inhale la fumée et les gaz noirs pour exhaler le ciel blanc.
J’avançai jusqu’aux confins des feuilles et je vis une chose si nouvelle et inconnue de moi que je faillis ne pas la voir. Sa peau était glabre, tendre et constellée comme celle des champignons. Je discernai des yeux sévères, telles des flèches, la haute pente des pommettes. La chose taillait en pièces les branches.
Je dus être attirée vers elle, vers cette chose que je reconnaissais en moi, et qui se déroulait comme une fougère. Je me sentis irrésistiblement attirée.
Je ne sais pas quel âge j’avais. Je m’imagine petite et nue, des bouts de fourrure collée à ma peau, les cheveux telle une auréole végétale autour de mes épaules, pleins de brindilles et de feuilles. Ma peau de la couleur de la terre. Mes mains et mes pieds aussi souples que le cuir.
Le temps et la mémoire se replient l’un sur l’autre, pareils à un casse-tête chinois ; à l’intérieur se trouve ma mère singe, j’essaie de retourner la boîte, d’en apercevoir l’intérieur, mais il n’y a ni angles droits ni surfaces lisses. Je ne savais pas, quand j’ai franchi le périmètre des feuilles, à quel point ce pas serait irrévocable. D’abord ma main était blottie dans la sienne. L’instant suivant, son contact m’avait quittée et avec lui, la forêt. Les humains m’ont vue et les papillons se sont figés en plein vol. Les arbres ont soupiré. Les humains s’avancèrent, me couvrirent de leur odeur et la forêt tropicale fut perdue à jamais pour moi.
Ensuite, le temps s’est épaissi. Un jour, je me suis réveillée dans un lit dans la maison de Henri et Pia McWilliams. Il y avait un meuble imposant contre le mur en face de mon lit. Il allait presque jusqu’au plafond et j’ai appris plus tard qu’on appelait cela une armoire. Il avait un éclat doré, de sorte qu’on pouvait voir l’âme du vieux bois de teck. Il était sculpté de plantes grimpantes et de pétales avec des images de becs et d’yeux. Je me suis enfoncée plus profondément dans le lit, dans les draps blancs glissants.
Quand la porte s’ouvrit et que Pia entra, ce n’était pas la première fois que je la voyais, mais il me semble que c’est là mon premier souvenir d’elle. Je sortis furtivement des draps et rampai sous le lit, et pleurai éperdument pour que ma maman singe vienne me prendre et me ramène chez moi.
Ce soir-là, je suis de retour dans la chambre d’amis de Keller. Dans la chambre d’à côté se trouve l’homme avec lequel j’ai couché. J’ai l’impression de faire les choses dans le désordre. Pia me disait qu’on était censé organiser le mariage avant d’avoir des relations sexuelles, et que l’amitié pouvait venir après. Charlie m’a expliqué, plus tard, que ce n’était pas toujours le cas.
Il n’y avait rien d’organisé dans ce qui s’était passé l’autre nuit avec Keller. Et lui comme moi paraissons ne pas vraiment savoir quoi en penser. Était-ce un prélude à quelque chose ? J’ai l’impression que nous attendons de savoir ce que l’autre ressent avant de décider de nos propres sentiments.
Ce soir, après des heures à discuter des nouvelles empreintes et de l’affaire Abernathy, je dis à Keller que je vais me coucher. Il traîne un moment dans le couloir devant la porte entrouverte de la chambre. Finalement son ombre s’arrête.
« Lena ? As-tu besoin de… de quelque chose ? »
Je m’assois au bord du lit, les mains entre les genoux. Par terre, à côté du lit, se trouve ma mallette de travail, une boîte noire usée. Je lève les yeux.
« J’aurais besoin d’une brosse à dents. »
Il s’arrête un instant.
« Si ça ne te dégoûte pas, tu peux prendre la mienne. Je t’en achèterai une demain.
— Très bien, merci, ça ira. »
Quelques instants plus tard, il frappe à la porte. Je repousse la targette en argent et il entre. Il a une brosse à dents, du dentifrice, quelques-unes de ses chemises et des jeans. Je les prends.
Je reste debout, les vêtements sur les bras, une main posée dessus comme s’ils risquaient de s’envoler.
« Tu n’as pas besoin de me donner tes vêtements, dis-je. C’est trop.
— Juste pour le moment. (Son sourire montre ses dents régulières.) Je tiens à les récupérer. »
Il s’attarde un moment, les choses entre nous sont complexes. Je ne suis pas armée pour de pareilles subtilités : un seul regard vous attire dans une ruelle et vous vous retrouvez dans un dédale.
Keller baisse le menton, son sourire s’élargit, et il recule. Il s’approche de la porte et pose la main sur la poignée.
« Tu veux que je… ? »
Il semble attendre que je l’arrête. La porte mi-close entre nous.
« Oui, s’il te plaît », dis-je.
Il sort et ferme la porte.