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On m’avait appelée sur la scène du crime. Hank Sarian, le chef de la police, m’y conduisit lui-même. La maison, un bâtiment en forme de L haut et gris, se dressait contre un versant neigeux. C’était il y a sept ans, à Hesiod, en pleine campagne, à dix kilomètres à l’ouest de Syracuse, au pied d’une route couverte de gravier, flanquée d’épaves de charrues, de tracteurs et d’épandeurs, vestiges de l’époque révolue de la culture des champs et des vergers. Les vieux pommiers de la propriété étaient couverts de neige et hérissés de glaçons.
Quand je suis venue travailler pour la première fois au laboratoire de médecine légale, Frank m’avait dit qu’une enquête, c’est comme une pièce de théâtre. Il y a des personnages, dont certains tiennent les premiers rôles : ce sont les victimes, les suspects et les enquêteurs. D’autres restent cachés dans les coulisses : les chimistes, les spécialistes de la balistique, les psychiatres, les techniciens de l’ADN, toutes sortes d’experts auxquels on fera éventuellement appel si c’est un homicide. Cinq ans après mes débuts au laboratoire, la famille Haverstraw sonna mon entrée en scène.
L’affaire avait fait beaucoup de bruit à cause de Troy Haverstraw. Il était censé être une sorte de devin. Il avait dit à sa mère qu’il voyait une « partie » des choses avant qu’elles se passent, comme si le temps formait des ondulations. Il n’avait que 7 ans quand il est mort, et ses parents doublaient leurs revenus avec ce que leur donnaient les gens du coin qui venaient consulter Troy pour ses prédictions.
Anita Haverstraw, la mère, montra à la police le divan de velours rouge installé sur la véranda à l’arrière de la maison, râpé à l’endroit où Troy s’asseyait pour recevoir les clients. De sa place, il pouvait apercevoir, dans la pièce voisine, ses frères et sœurs vautrés devant un écran de télévision installé dans un coin. Il restait assis sur la banquette, le regard braqué sur la télévision, tandis que sa mère et un visiteur lui faisaient face sur la véranda. Les visiteurs racontaient leurs ennuis à Anita. Ordinairement ils voulaient savoir s’ils allaient avoir une augmentation au boulot ou, simplement, si les choses allaient s’améliorer un de ces jours. Le rituel se limitait à poser la question, et la réponse de Troy mettait du temps à venir s’il était absorbé par les dessins animés. Mais quand les publicités arrivaient, ce que disait Troy avait généralement peu de rapport avec la question. C’était souvent du genre : « Votre chatte va avoir sept petits minous bruns. » Ou : « La balle de base-ball de Davey est dans le grenier à foin. » Ou encore : « La semaine prochaine vous allez accrocher la lessive et l’oublier sous la pluie. » Et finalement, les gens repartaient contents. Les visiteurs donnaient trois dollars à la mère de Troy et s’en allaient avec l’impression d’avoir vécu une expérience. Et, insistait Anita, tout ce que Troy disait finissait toujours par arriver. Parfois il donnait aussi des renseignements utiles, comme : « Votre cousine va vous faire cadeau de sa vieille bagnole ! » Ou : « Votre patron va vous gueuler dessus demain. Vous auriez peut-être intérêt à rester chez vous. »
J’examinai les photographies, sans cadre et racornies, posées sur la télévision : des enfants maigrichons entassés pêle-mêle sur un canapé rouge défoncé ; un petit garçon chétif, solitaire, enfoncé dans le canapé, des yeux ronds, noirs, une crinière de cheveux sombres aplatis à la laque. Le regard d’un vieillard fatigué dans un visage d’enfant.
En observant les photos de Troy, je perçus immédiatement son sentiment de solitude ; le seul de son espèce, un étranger même aux yeux de ses propres parents. Je sais ce que cela veut dire d’être lâché dans la nature. Les enfants traumatisés font tous partie de la même tribu, je les repère instantanément chez les adultes – Margo, Erin Cogan : nous sommes partout. L’enfance perdue subsiste comme des scarifications dans un sourire de travers ou une expression dans le regard. Il y a toujours un signe.
Les visiteurs voulaient toujours que Troy leur choisisse des numéros de billets de loterie ou des noms des chevaux sur les bulletins des courses. Mais la mère de Troy était catégorique : c’était non. Il ne devait pas donner de « numéros porte-bonheur ». Anita en avait ras le bol des gens qui venaient chez eux à toute heure en laissant sa cuisine pleine de traces de boue. Elle se disait (c’est ce qu’elle m’expliqua plus tard, dans des torrents de larmes, accrochée à mon bras, en écrasant un Kleenex) : juste encore un peu, et dès que Jimmy aura décroché un meilleur boulot, on s’arrêtera. Elle voulait que son fils soit un brave garçon, normal, le genre que personne ne remarque dans une foule, parce qu’elle comprenait l’importance d’être comme tout le monde. « Si seulement j’avais tout arrêté ! » criait-elle encore et encore. Elle pressait son front, le visage rougi. Elle croyait qu’un des clients avait tué Troy. Peut-être Dolan Melford, dont la femme venait de le quitter, ou encore Haynes Schaefer, qui avait été arrêté pour vol de voitures. Les deux avaient consulté Troy.
« Que leur avait-il dit ? demanda Bruno Pollard, l’enquêteur en chef.
— Je ne m’en souviens pas ! Je ne m’en souviens pas ! » se lamenta-t-elle.
Il essaya une autre tactique :
« Qu’est-ce que Troy aimait faire ?
— Oh, ses dessins animés, il adorait ses dessins animés, répondit Anita.
— Il aimait les Schtroumpfs, et Highlander, intervint la petite Lejean, âgée de 8 ans. (Elle se tenait derrière sa mère et parlait d’une toute petite voix effrayée.) Et aussi Aladdin. »
Nous n’avions cependant pas remarqué d’antenne parabolique dans l’enceinte de la propriété, ce qui limitait le choix des dessins animés à ceux du samedi matin. Que faisait-il quand il ne regardait pas la télévision ?
« Je ne sais pas. Que font les gosses en dehors de la télé ? Troy, quand on ne le faisait pas travailler, disparaissait dans la nature. On n’arrivait jamais à lui mettre la main dessus. Ça rendait Jimmy fou. On avait des clients qui venaient pour qu’on leur dise ce qui les attendait et on ne pouvait le trouver nulle part.
— Il avait Find, dit la petite voix.
— C’était quoi ? »
Anita jeta un regard désespéré à sa fille.
« Il était toujours à ramasser dans les champs ces petits animaux sauvages. Des ratons laveurs, un opossum…
— Il s’en occupait, insista Lejean. Sur la véranda. C’était un petit bébé oiseau. Il l’avait appelé Find.
— C’est un joli nom. »
Anita eut un rire penaud.
« Où est Find maintenant ? »
La fillette baissa les yeux. Anita dit : « Il y a toujours eu toutes sortes de bestioles qui vont et viennent. Jimmy disait que c’était comme si Troy se sentait plus proche d’elles que de nous. »
Jimmy, son mari, n’était pas le père biologique de Troy. Mais il considérait Troy comme s’il était de lui – plus que s’il était de lui. C’est ce qu’il avait dit au coroner pendant l’instruction. Il avait épousé la mère de Troy quand l’enfant avait à peine 2 ans. Jimmy n’avait en fait jamais eu d’enfant à lui – les enfants étaient tous de pères différents – mais il considérait ces gosses comme les siens. Oui, il y avait des différences dans la couleur de leur peau et de leurs cheveux, de discrets rappels qu’ils n’étaient pas vraiment la chair de sa chair, mais Jimmy s’en contrefichait, disait-il. Il n’avait jamais accordé d’importance à ça.
« Je voulais seulement servir de père à tous ces gosses. Troy plus que les autres, assura-t-il au cours d’un entretien avec la psychologue. Enfin, c’était peut-être mon unique souhait, quoi. C’est ça, comme le souhait de la patte de singe, ajouta-t-il, et quand il souriait, une cicatrice rose sur le côté de sa bouche prenait la forme d’un hameçon. Vous connaissez l’histoire de la patte de singe ? » demanda-t-il. (Je la connaissais : la patte magique qui exauçait les vœux mais d’une manière terrible, imprévisible.)
Jimmy insistait souvent auprès d’Anita pour qu’elle laisse Troy choisir des numéros de loterie, juste une fois. « Une seule fois, bordel », disait-il. Ils avaient besoin d’un coup de pouce. Les factures s’entassaient dans un gros carton jaune sur le sol de la cuisine. « Tu vois comment on vit ? » rouspétait Jimmy. La lessive gelée sur le fil à linge dehors parce qu’ils n’avaient pas les moyens de réparer le sèche-linge. L’électricité coupée en février, dans le nord de l’État de New York, avec moins vingt-cinq au thermomètre, tout le monde qui dort entassé les uns contre les autres sous toutes les couvertures et tous les manteaux de la maison. Ce n’est pas une vie.
« Quel mal y aurait-il à le laisser tirer des numéros ? », insistait Jimmy. Peut-être décrocheraient-ils un lot, juste une petite somme – disons sept mille, allons, dix mille dollars –, ça les dépannerait rudement. Pour payer les factures, réapprovisionner la cuisine, réparer la bagnole. Pour les remettre sur les rails. Ils n’auraient pas besoin de le dire à quiconque, pas même aux autres enfants. Personne n’avait besoin d’être au courant.
Anita avait dit non. Peut-être avait-elle peur d’être déçue. Peut-être que Troy tirerait les mauvais numéros et qu’elle s’apercevrait qu’il n’avait rien de magique. Ou pire, peut-être qu’il tirerait les bons et que, alors, leur vie changerait. Il y aurait la fortune et la célébrité. Et alors comment ferait-elle pour garder Troy pour elle ? Il appartiendrait à tout le monde. Peut-être qu’une partie d’elle avait l’impression qu’elle n’avait jamais mérité ce petit garçon. Baraquée, les cheveux retenus par un élastique au sommet du crâne, elle devait se demander comment elle avait produit cette intelligence vive ; sa peau café au lait et son rire espiègle ; un garçon de rêve.
Et n’est-il pas dangereux d’avoir des rêves dans une ville comme Hesiod ? Rien que des collines vertes désertes, des voitures bouffées par la rouille, des motoneiges et du matériel agricole à l’abandon. À proximité des puits empoisonnés et des usines chimiques de Lucius. Chaque été, des escouades de travailleurs saisonniers s’avancent dans Hesiod pour cultiver les champs d’oignons, dans une humidité qui fait pleurer les yeux. Jusqu’à ce que la nuit tombe, lisse, sur cette chaleur pesante. C’était l’un de ces migrants qui était le père de Troy, un homme qu’Anita avait laissé entrer chez elle pour prendre un verre d’eau et qui s’était un peu attardé. Son visage gentil et ses manières agréables lui avaient plu, racontait-elle. Il était plus petit qu’elle, mais il avait des jambes et des bras puissants, des mains avec une poigne robuste, faites pour épouser le renflement de l’oignon. Et un sourire comme du beurre et des tatouages magiques qui lui montaient jusqu’à la nuque. Quand Bruno demanda ce que représentaient les tatouages, elle secoua la tête. Elle avait une mauvaise mémoire ; y avait peut-être un lion. Un lion avec des ailes. Son mari, Jimmy, à côté d’elle sur le canapé rouge, considérait la table basse d’un œil mauvais, son tee-shirt à manches longues dépassant par le col ouvert de sa chemise, ses grosses chaussures délacées posées sur le tapis en lirette dans le séjour. Il avait récemment perdu son emploi à la laiterie (à cause, croyait-il, de « ces migrants ») et devait maintenant faire des allers-retours pour aller bosser à l’usine de traitement de produits chimiques près de la ville.
C’était de cette rencontre que, par une nuit douce, polie par la pluie, le petit Troy était né, un peu différent de ses aînés, qui étaient tous un peu différents les uns des autres. Elle l’appela Troy, précisa-t-elle, parce qu’elle ne connaissait pas l’espagnol.
Elle ne connaissait même pas le nom du père, mais elle voulait donner à ce garçon à la peau couleur de blé mûr un nom spécial, exotique, et c’était ce que Troy évoquait pour elle.
Troy dormait sur la véranda effondrée derrière la cuisine, pelotonné sur ce canapé rouge, qui était en fait un convertible qui ne se dépliait plus. Les enfants l’avaient découvert un matin, déjà raide et gris, le corps ne portant aucune marque, un air de concentration intense sur le visage, une nouvelle ride entre les sourcils, comme s’il essayait de déchiffrer quelque chose.
À l’autopsie, on avait trouvé qu’il avait eu un prolapsus mitral, autrement dit un souffle cardiaque, une minuscule fuite dans la cavité. Et que son corps avait subi une poussée d’adrénaline : il était mort de peur. Parce que les alvéoles des poumons avaient éclaté. Mais il avait aussi été étouffé. Il y avait des fibres dans ses poumons : des brins de coton et des bouts minuscules d’une matière organique dont le légiste comprit plus tard que c’était des plumes. Il fut découvert avec des couvertures tirées sur le visage – signe de remords, d’après Bruno – qui dissimulaient la victime devant une conscience coupable.
La famille fut interrogée à plusieurs reprises. On fit venir un spécialiste du profilage psychologique pour s’entretenir avec chacun. Les soupçons se portèrent sur Jimmy, mais le détecteur de mensonges ne fut pas concluant.
Avant les Haverstraw, je ne m’étais déplacée que deux ou trois fois sur les scènes d’un crime, et je croyais que le bureau du médecin légiste m’avait confondue avec quelqu’un d’autre quand il avait réclamé ma présence. (Bien que Bruno m’ait dit que le légiste avait évoqué une fois la façon dont « tu décryptes la scène ».) Je quittai le laboratoire à contrecœur et me rendis sur les lieux : une maison délabrée aux vitres fendues, une machine à laver à l’extérieur, une arrière-cour sombre, envahie d’arbres. Une odeur de linge humide flottait dans l’entrée, si forte que j’aurais pu jurer que j’étais déjà venue ici. La maison était encerclée par un cordon de police. Il faisait un froid intense depuis des jours, mais le soleil perçait pendant un bref intervalle dans la journée. Et à partir de la porte de la véranda de derrière où Troy passait son temps, je voyais les champs sur des kilomètres à la ronde, couverts d’une neige ancienne immaculée. Intacte, telle une page blanche.
Je fouillai la pièce, examinai chaque surface à la loupe, relevai des empreintes dont je savais qu’elles ne serviraient à rien. Puis, après deux jours de recherche, l’idée me traversa : je sentis un premier signe. C’était un frisson qui me parcourut l’échine alors que je me tenais dans l’embrasure de la porte de la véranda. Cela me fit lever les yeux au-delà des champs couverts de neige pour fixer un point à l’arrière-plan, une flaque tachetée d’ombres, sous un groupe de sapins.
Parce qu’il n’y avait pas de traces de pas au-delà des abords immédiats à l’arrière de la maison, la plus grande partie du jardin n’avait pas été isolée. Je me mis simplement à marcher. Je sortis par la porte de devant et longeai tranquillement la maison, m’aventurant en dehors du périmètre balisé. J’avançai lentement, scrutant le sol. Il y avait, partout autour, des kilomètres de blancheur qui vous brûlait la rétine, cette blancheur qui se confond avec le ciel et provoque la cécité des neiges.
Je me retournai et regardai l’arrière de la maison depuis l’endroit où je me tenais, au-delà du jardin. Les objets sur la véranda avaient été si soigneusement préservés, si minutieusement examinés par les enquêteurs qu’on aurait cru voir une nature morte : le coussin de travers, deux poupées par terre, une ardoise magique au pied du canapé. Je retournai dans le jardin ; des kilomètres d’arbres laissés à l’abandon. C’étaient de grands et vieux feuillus, des chênes et des hickorys, de bons arbres pour grimper. Je posai les mains sur l’un d’eux et je sus que c’était là que Troy aimait disparaître : dans les arbres. Je posai mon pied dans la fourche la plus basse et je grimpai, facilement, comme je le faisais enfant, pour dominer la scène, les branches pliant sous mon poids d’adulte. Le vent soufflait autour de moi, soulevant les ramures, m’emportant vers le pays perdu des arbres et des champs ; à un moment, je crus voir l’ombre d’un enfant bouger entre les branches sombres.
Jimmy et Anita et leurs enfants étaient allés loger chez des amis, mais Anita remontait la côte chaque jour et s’asseyait sur le chemin dans un fauteuil pliant avec une Thermos de bouillon pour observer les enquêteurs. Elle avait un regard dur, le visage effilé comme une lame.
Chaque jour, je la sentais m’observer tandis que j’entrais et sortais de la maison. À la fin du deuxième jour, elle m’attrapa par le coude, ses doigts me serrant comme un étau. Je croyais qu’elle voulait s’enquérir de nos progrès, mais elle voulait me parler de son rêve.
Dans son rêve, il n’y avait pas d’enfants ni de maris ; il y avait seulement une louve et cette louve voyageait avec une meute. Elle avait l’air si réelle, me dit-elle en se frottant le bras, que je sentais la neige sur la fourrure de son ventre, je sentais à quel point elle avait faim. Anita m’empoigna le bras, les yeux comme des fragments de verre. Anita devait être en partie iroquoise ou oneida, et en partie probablement française ou espagnole.
« Pourquoi je rêve de choses comme ça ? » Elle me relâcha, puis retourna ses mains et les souleva à peine, les paumes en l’air.
Je regardai ses mains ouvertes, la peau douce, avec les tourbillons et les crêtes – des empreintes horizontales chez un humain, diagonales chez un singe –, divisée en deux par la ligne qui, pour certains, prédit l’avenir. Je lui ai parlé de la théorie de la sublimation de Jung, lui expliquant que des éléments de notre personnalité sont incarnés dans tous les personnages de nos rêves.
Cela lui parut logique. Elle dit : « Alors ça veut dire que je suis cette louve, hein, c’est ça ? » Elle rit et je me demandai si elle n’était pas légèrement hystérique, mais elle se calma. « Oui, je suis sublime », dit-elle.
Je continuai à penser à la sublimation ce soir-là, même une fois rentrée et après être restée pendant une heure comme convenu devant la télévision avec Charlie. Nous étions encore ensemble à l’époque, et c’était le marché : je devais affronter une heure chaque soir de programme télévisé. Cela faisait partie de mes leçons d’humanisation. Nous devions aussi nous interroger mutuellement sur notre journée, bien qu’il me fût difficile d’écouter sa réponse : j’étais toujours préoccupée par mes dossiers. C’était une nuit glaciale, avec une lune aussi effilée qu’une feuille de papier. Étincelante et sublime. Je la fixai à travers la vitre à côté du lit et laissai mes pensées cheminer en moi.
Le lendemain, je retournai chez les Haverstraw. Je restai sur la véranda de derrière et regardai l’emplacement tacheté d’ombres situé juste en face de la maison : un bouquet de sapins entremêlés d’arbres à feuilles caduques dépouillés. J’entrepris de longer à nouveau le ruban de sécurité, je sentais l’odeur des pins, des balsamiers odorants et des épicéas, leurs grands corps blottis sous un tablier de neige. J’entendais des voix, un murmure de sapins, je percevais les rêves enfouis dans les champs d’oignons tout autour de moi, la neige sur les pousses tendres, les arbres d’un vert si foncé qu’ils paraissaient presque noirs. Je marchai jusqu’à ce que je fusse assez près pour voir les baies cramoisies disséminées sur les branches. Et pour finir, je scrutai le sol et ce que j’avais pris pour une ombre sur la neige se transforma en un ensemble de traces.
Cinq empreintes de pas. Presque six. Des empreintes de grosses semelles. Une piste étincelante, parfaitement préservée. Ces traces semblaient tombées du ciel dans le champ. Comme si quelqu’un s’était matérialisé dans ces arbres, était descendu, avait fait cinq pas, et s’était évanoui.
Les traces avaient été faites par quelqu’un de pressé – si clairement délimitées qu’on pouvait voir les couches de neige qu’elles avaient traversées, et même le logo de la semelle : deux minuscules pics montagneux et un arbre. Je ne comprenais pas exactement comment les empreintes avaient pu arriver là, mais je voyais clairement que c’était quelqu’un qui courait. Il avait pu se croire en sécurité quand la neige était tombée cette nuit-là et avait recouvert ses traces. Mais la zone était protégée par les grands sapins ombreux et il s’agissait d’une plaque de neige exposée au soleil. Il s’était produit un processus de sublimation et sa troisième étape : l’évaporation. Cela arrive quand il fait assez froid pour que la neige fraîche reste intacte. Quand le soleil apparaît soudainement, et qu’il est suffisamment chaud, il transforme alors la couche supérieure de la neige en vapeur d’eau, sans passer par l’état liquide.
Comme je regardais fixement les marques, j’eus l’image d’une paire de grosses chaussures délacées, un tapis en lirette, un plancher en pin brut.
Ce fut un effet en cascade : trouvez la clé de voûte et les autres éléments se mettent en place. Au cours des jours suivants, trois baies rouges et plusieurs aiguilles de pin furent découvertes dans le revers des jeans de Jimmy ; je saupoudrai et relevai un jeu d’empreintes de Jimmy sur l’intérieur du jambage de la porte de la véranda de derrière, une porte, nous avait-on dit, qui servait rarement. Chaque élément de preuve, pris séparément, ne pesait pas lourd, mais tout le monde commençait à avoir des soupçons.
Je retournai à l’endroit des traces de pas, sans cesser de me torturer les méninges. Dès que le temps changerait – un radoucissement, du vent ou de la neige –, nous perdrions cette preuve. Sarian voulait pousser Jimmy dans ses derniers retranchements avant qu’on installe une toile goudronnée pour protéger les empreintes. Il voulait que la scène fût aussi proche que possible de ce qu’elle était au moment du crime, en pensant que cela pourrait amener Jimmy à craquer. Mais Jimmy avait le même regard vide, immuable, que sa belle-fille Lejean, celui que l’on rencontre chez beaucoup de pauvres, originaires des Appalaches, qui habitent dans le centre de l’État de New York. Je pensais qu’il lui serait facile de cacher son crime ; je suppliai Sarian de me laisser le temps de rechercher d’autres preuves, mais il ne m’accorda que quelques heures. On était sous pression pour boucler l’enquête : Rob Cummings voulait que le laboratoire levât le camp et certains enquêteurs commençaient à se demander si Troy avait vraiment été assassiné. Quelqu’un lança l’idée qu’en fait il était mort d’une crise cardiaque.
Je méditai en contemplant la rangée d’arbres dans le jour finissant. Il me vint à l’esprit que le grand chêne sauvage au milieu des sapins devait être l’arbre qui devait attirer Troy. Je fis précautionneusement le tour du bosquet, puis je passai entre deux des hauts épicéas qui flanquaient le chêne. Il y avait un petit nœud à mi-hauteur du tronc sur lequel je pouvais poser le pied. Je grimpai jusqu’à une fourche, mais l’arbre était trop jeune pour mon poids et je ne pus aller très haut. Je sautai à terre et fis de nouveau le tour du périmètre. Je savais que Troy escaladait cet arbre, avait probablement passé des heures sur ses branches : quelque chose m’attendait ici.
Le vent se manifestait par intermittences, des nuages aux ventres noirs s’amoncelaient peu à peu. La neige allait bientôt recommencer à tomber et il y aurait trop de vent pour protéger les traces. Je regardai le ciel avec désespoir, puis, quand je baissai les yeux, je remarquai un flocon qui voltigeait dans l’air.
Sauf que ce n’était pas un flocon, mais une plume.
Mon regard scruta les branches derrière elle, puis je braquai ma lampe sur un nid coincé dans l’une des branches du chêne ; saisie, je suivis mon instinct – comme on flaire une piste – et remontai le long des sillons de l’écorce, le long du tronc, jusqu’à un trou laissé par un nœud. Et j’eus le souffle coupé. Je mis cinq secondes à me remettre avant de pouvoir me remettre à marcher, puis je fis demi-tour et courus, à toute allure, jusqu’à la maison.
Une journaliste était présente quand nous avons finalement confronté Jimmy avec les empreintes de pas dans la neige. Elle travaillait au journal local et elle avait suivi nos progrès de façon discrète, publiant en deuxième page des entrefilets sur l’affaire. Il y avait ce jour-là une équipe d’enquêteurs qui tournaient tout autour de la zone, et des adjoints qui interrogeaient de nouveau Anita devant la maison. Sarian, Bruno Pollard et moi emmenâmes Jimmy au-delà du jardin. Bruno pointa le doigt vers les traces, dit à Jimmy qu’elles correspondaient parfaitement à ses chaussures, que compte tenu de la météo de ces derniers jours, ils étaient à peu près convaincus que ces empreintes dataient de la nuit du meurtre, durant laquelle une tempête de pluie verglaçante avait dû déposer une couche de glace luisante sur les traces, suivie par une chute de neige, qui avait dû s’évaporer sous l’effet du grand soleil des jours suivants. Bruno demanda si Jimmy avait quelque chose à nous dire. Jimmy renifla et s’essuya le nez avec la manche de sa chemise de flanelle.
« C’est quoi, ça ? demanda-t-il en louchant sur les empreintes des semelles. Qu’est-ce que c’est que vous me montrez ?
— Pourquoi trouve-t-on vos empreintes ici, en plein milieu du champ, juste après la mort de Troy ? » demanda Bruno sèchement.
Jimmy renifla encore, le visage vide. Il se tourna vers Sarian, puis vers Bruno, puis vers moi, et il marmonna : « Je ne sais pas, moi. Enfin, quoi, j’habite ici, non ? Je vais un peu partout. »
Bruno hocha la tête et remarqua : « Oui, bien sûr. C’est vrai. »
J’intervins :
« Il y a une autre chose qu’on aimerait vous faire voir.
— Quoi ? »
Je fis le tour des empreintes de chaussures sécurisées par un cordon de police, je me sentais pleine d’audace et de colère. Il se remit à neiger. Le photographe de la police avait pris toute une pellicule de clichés et on apportait une couverture protectrice, mais nous n’allions pas tarder à perdre les empreintes. Je contournai les traces pour me diriger vers le petit bouquet d’arbres, puis m’arrêtai dans l’ombre du vieux chêne sauvage.
Bruno précisa :
« Peut-être que vous n’aviez pas remarqué que Troy aimait jouer dans cet arbre.
— Si, je le savais, ronchonna Jimmy, lugubre. Je le voyais tout le temps traîner par ici.
— Alors nous espérons que vous pourrez nous expliquer ce que cela veut dire », poursuivit Bruno, et il me fit un signe de tête.
J’étirai le bras pour atteindre quelque chose dans les branches, à quelques dizaines de centimètres au-dessus de ma tête. Pendant que je faisais cela, quelqu’un me prit en photo ; le flash m’éblouit un instant. Quand j’eus recouvré ma vision, j’observai Jimmy, qui regardait en l’air.
Je soulevai prudemment la chose dans l’arbre. (Bruno, Sarian et moi étions convenus à l’avance de cette brève mise en scène.) Comme je tendais l’objet, Jimmy changea de couleur.
« C’est quoi ça ? bredouilla-t-il.
— C’est un nid, Jimmy, dit Bruno. C’est intéressant de voir comment les oiseaux réutilisent un vieux nid inoccupé, non ? Tenez, celui-ci est un peu différent parce qu’ils l’ont tapissé de plumes. Les oiseaux font ça, ils bourrent littéralement leur nid de plumes pour avoir plus chaud. (Bruno s’approcha du gros tronc creux.) Et vous savez de quelle sorte de plumes il s’agit ?
— Non, monsieur.
— Eh bien, c’est du duvet, Jimmy. C’est un bon duvet d’oie, le genre qui pourrait provenir d’un oreiller.
— Oh…»
Les jambes de Jimmy flageolèrent. Il resta bouche bée. Bruno demanda : « Vous voulez nous dire d’où viennent les plumes de ce nid-là ? »
Jimmy ferma les yeux et des larmes coulèrent sur ses joues.
La voix de Bruno devint encore plus sourde : « Elles proviennent de votre oreiller, Jimmy. »
Jimmy tomba à genoux dans la neige.
« Je crois que vous ne vouliez pas faire ça, poursuivit Bruno. Mais nous avons trouvé des traces de plumes de votre oreiller dans les poumons de Troy. Au début, nous ne savions pas d’où elles provenaient, puisqu’il semblait que vous dormiez sur un oreiller en mousse. Quand nous avons vu ça – il indiqua de nouveau le nid –, nous avons trouvé votre autre oreiller. »
Jimmy avait masqué l’orifice avec de l’écorce et des feuilles. Il avait été bien camouflé… jusqu’à ce que les oiseaux le découvrent, pratiquent une ouverture et commencent à se servir pour rembourrer leur nid. C’est alors que j’avais découvert le trou dans le tronc.
Un policier avait extrait l’oreiller avec une paire de pinces. Un coin de la toile était déchirée ; quelques brins de duvet pointaient. À présent il était sous scellés dans un sac en plastique, de même que les cheveux récupérés sur l’enveloppe en tissu pour une analyse ADN.
Jimmy se couvrit le visage de ses mains, le corps rigide. Il avoua le meurtre, en gardant le visage dans les mains, penché sur ses empreintes : « Je n’ai jamais voulu aller jusque-là, jamais, jamais… je voulais juste des numéros. Il faisait nuit et ils dormaient tous, mais quand je l’ai réveillé, il s’est mis aussitôt à pleurer et… et… Il savait ce qui allait se passer mieux que moi ! Je n’arrivais pas à le faire taire… c’était tout le problème. Il ne voulait jamais m’écouter, ce gosse… si seulement il s’était tu, tout se serait bien passé ! »
Dès lors, on lui lut ses droits, mais il y avait encore une chose. Bruno nous fit tous attendre dans le champ glacial pendant qu’Anita marchait lentement vers nous en traversant le jardin. Jimmy n’arrêtait pas de parler en regardant sa femme s’approcher :
« C’était comme si le garçon savait ce qui allait arriver. Mais moi, je ne le savais pas ! C’était comme… comme…» Jimmy tendit les mains, les doigts recourbés, comme pour saisir quelque chose. « Je me suis approché de lui et je l’ai secoué. Je lui ai parlé vraiment gentiment, je le jure ! Je lui ai juste dit : Allez, Troy, j’ai une petite question. Mais il chialait déjà… je crois qu’il était réveillé avant même que je le touche. » Jimmy avait l’air médusé, le regard dans le vague et les traits flasques. Anita s’était arrêtée à deux mètres de lui, le regard fixe, les bras ballants.
Jimmy reprit : « Sa façon de se comporter… il était vraiment vraiment calme, mais en même temps il chialait… tu sais comment il fait, chérie ? », demanda-t-il à sa femme, comme si Troy était simplement à l’intérieur de la maison en train de regarder la télévision. Jimmy secoua alors la tête, retourna au récit de ses souvenirs déconcertants. « Il y a toujours eu quelque chose de ce genre chez Troy, je le jure ! Comme s’il avait toujours su que quelque chose allait lui arriver, mais il ne nous a jamais dit quoi. C’est pourquoi il me regardait toujours de cette façon, mon chou. C’est pourquoi cette nuit-là, il avait l’air… il pleurait de cette façon… et moi, je… j’ai…» Sa voix se brisa, il s’effondra et il fallut un long moment avant qu’il se reprenne suffisamment pour nous raconter le reste.
Jimmy avait étouffé Troy avec un oreiller, « par accident », dit-il. Il essayait seulement de « le faire taire ». « Mais Troy ne s’est pas vraiment débattu, et une fois l’oreiller sur son visage, il est devenu aussi immobile qu’un chat, dit Jimmy. Presque comme s’il voulait m’aider. Tout s’est passé très vite. En un rien de temps. »
Quand Jimmy s’est rendu compte que Troy ne respirait plus, il est sorti en courant par la porte de derrière, affolé, en serrant l’oreiller entre ses mains. Il a couru, couru, terrifié par ce qu’il venait de faire. Il a couru dans la nuit froide, en brisant la couche de glace saupoudrée de neige jusqu’à être hors d’haleine. Il a fini par s’arrêter à côté du grand chêne, à bout de souffle, hébété et l’esprit vide. Et c’est seulement là qu’il a repéré l’orifice dans le tronc, un trou assez gros pour y glisser l’oreiller. Puis il a remarqué les guirlandes de neige qui s’épaississaient, recouvrant ses traces juste sous ses yeux. Il serait en sécurité, s’est-il dit. C’était un accident : personne n’avait besoin de savoir la vérité. La façon dont Troy avait agi, c’était presque comme s’il avait toujours su qu’il devait mourir comme ça. Presque comme s’il était d’accord. C’était un signe de Jésus, pensa Jimmy. Jésus lui disait que tout irait bien. Il avait envoyé la neige pour cette raison.
Anita le regardait fixement, les yeux comme des braises. Un tremblement agitait son petit doigt.
Le jour qui suivit les aveux de Jimmy, je retournai dans la maison pour récupérer une partie de mes poudres et de mes pinceaux. Une voisine passa et me jeta un regard soupçonneux. « C’est encore un coup de ces intégristes religieux, déclara-t-elle. Ces dingues de fanatiques. » La femme resserra davantage son vieux manteau de laine et s’éloigna en traînant les pieds. Puis elle s’arrêta. « Rien n’a jamais été normal dans cette maison, lança-t-elle. Ce petit garçon perturbait l’ordre naturel des choses. Dans tout le voisinage. »
Je la regardai fixement. « Il perturbait les choses ? Quoi par exemple ? »
Elle fit un geste vers les arbres. « Comme ceux-là, les oiseaux. Tout le monde sait bien que les oiseaux ne construisent pas leurs nids en hiver. »
Au cours des semaines suivantes, Jimmy fut inculpé d’homicide involontaire, puis mis en liberté sous caution, et à ce moment-là, il vola une voiture et disparut sans laisser de traces. Je parlai de nouveau avec Anita Haverstraw un jour où je la vis quitter le commissariat, un mois après la disparition de Jimmy.
« Il n’y a pas de justice, gémit-elle en secouant la tête, mais elle ajouta : Je ne lui reproche rien. Jimmy était trop bête pour être mauvais.
— Enfin, ce n’est pas votre faute, dis-je.
— Oh, que si. (Elle renversa la tête comme si elle consultait la cime des arbres.) J’aurais dû mieux veiller sur Troy. J’étais trop prise par le reste, à essayer de tout faire marcher, quand j’aurais dû veiller sur lui.
— Vous faisiez de votre mieux », suggérai-je, gênée.
J’avais l’impression de savoir ce qu’elle voulait dire. Je me sentais obsédée par quelque chose de semblable.
« Vous avez des enfants ? me demanda-t-elle.
— Non.
— Non, répéta-t-elle, et elle détourna le regard. C’est pour ça. »
Que voulait-elle dire ? J’eus peur de lui poser cette question.
Je sentais déjà l’accusation et la culpabilité m’envahir. J’avais fait de mon mieux pour Troy, mais cela n’avait pas suffi à le sauver, ni à instaurer un sentiment de justice. Il me semblait à cet instant que je devrais vivre le reste de ma vie en sachant que j’aurais beau faire le maximum, je serais toujours loin du compte.