29
La circulation est inhabituelle, mais il fait beau aujourd’hui. Le soleil est haut dans le ciel – pour le moment –, presque chaud, il brille au-dessus de la ville ; j’imagine les empreintes de pas et les traces dans la neige en train de se ramollir et de fondre partout dans Syracuse.
Arrêtés à un feu rouge au coin de Harrison et de South State, nous commençons à étouffer dans la voiture et nous descendons les vitres. Les gens autour de nous semblent en faire autant. J’entends des voix, des bribes de conversations. Il y a des autocollants partout sur les pare-chocs avec le nom des candidats aux élections présidentielles. Sur l’encadrement d’une plaque d’immatriculation, on peut lire : « Mon enfant a été tué par un conducteur ivre. » Le conducteur à côté de nous change de station de radio, passant des informations de NPR à de la musique, un fragment, une voix masculine, douce, caverneuse qui chante : « Oh, Mercy, mercy me, oh…»
Nous tournons sur South State et la chanson tremble et se dissipe dans le lointain : « Radiation in the ground and in the sky…»
Nous dépassons des rangées de maisons couleur noisette, des voitures ternies par les pluies acides ; une ville aux tons bordeaux.
Keller emprunte une rue tranquille et nous dépassons un panneau indiquant le zoo Rosamond Gifford de Bumet Park. Il me raconte une histoire qui s’est passée quand il avait 7 ans. Une sortie avec son père au zoo. Un vieux rhinocéros au cuir tanné. Mais j’ai dans la tête un vide intersidéral. Je jette un coup d’œil à Keller, je pense à opiner de temps à autre. Je fixe l’enchevêtrement des collines par la fenêtre, un amoncellement de nuages masque progressivement le soleil et un brouillard monte du sol enneigé. J’observe les arbres, ébahie quand nous passons devant, comme si je pouvais repérer quelque chose en train de dormir dans les frondaisons.
Sur mes genoux, dans l’enveloppe blanche, se trouve la dent. Je tripote les bords tranchants du papier. Voilà, a dit Keller ce matin, en touchant l’enveloppe. C’est notre clé.
Nous avons passé des heures hier au travail à traquer des informations. J’ai appelé des bijouteries, des magasins de farces et attrapes. J’ai fait des recherches sur les amulettes, les talismans, les gris-gris, et on m’a parlé de scarabées et d’ossements d’animaux, ainsi que de pattes de lapin, bien sûr. Je me suis documentée sur l’utilisation d’organes d’animaux dans des rites et des rituels religieux, et j’ai lu des textes sur les sacrifices d’animaux à Santeria pour guérir les malades, de même que des articles sur l’utilisation de chevaux, chèvres, taureaux et cochons dans diverses cérémonies sacrificielles. J’ai même trouvé un magasin de costumes qui louait des déguisements d’hommes des cavernes, y compris des grosses dents sur un lien de cuir, mais pas d’organes d’animaux. Keller a fait des recherches sur Internet, en essayant d’identifier à quel genre d’animal appartenait la dent (elle est trop grosse pour provenir d’une mâchoire humaine), et il a appris qu’un spécialiste des primates travaillait au zoo.
Keller glousse à l’évocation de l’histoire de son enfance, puis son regard sautille anxieusement entre la route et moi.
« Lena, ça va ? »
Je lui fais un petit sourire. Je ne peux pas le regarder dans les yeux. J’imagine que, même si je refuse de le reconnaître, j’ai peur du zoo. Pia avait refusé de m’y emmener. Elle disait que les zoos étaient destinés à « la classe ouvrière », comme si nous avions l’argent pour voyager à l’étranger et voir des animaux sauvages dans leur habitat naturel. Comme s’il y avait quelque chose de mal à regarder des animaux s’ébattre (et peut-être avait-elle raison). Mais, même enfant, je suspectais qu’elle était jalouse de mon affection pour les singes.
Même en hiver, le zoo sent le paillis, la sciure et le musc des animaux qui se prélassent. Les sentiers en plein air sont interdits d’accès, mais une jeune fille à l’accueil nous dit que les expositions en salles sont ouvertes au public et que nous y trouverons le primatologue Max Huntley, dans la cage des singes. Nous passons par la réception, déserte, et empruntons un parcours sinueux qui mène à un bâtiment où trois enfants et leurs mères fixent d’un œil éteint des carpes koï tourbillonnantes, des requins et des pieuvres, et un tarpon lippu à l’air très préoccupé. À côté se trouve une salle remplie d’insectes qui ressemblent à des brindilles, à des touffes de coton ou à des orchidées noires. Plus loin volettent les oiseaux : aras écarlates, sansonnets émeraude, tangaras chatoyants, et des turnix dodus d’un naturel paisible. Je remarque, çà et là, un animal qui me fait penser à la forêt tropicale : des lémurs aux yeux sombres, un lézard cramoisi arborant la fierté d’un dieu aztèque, ou des morphos bleus, papillons dont les ailes repliées ont la couleur d’une tapisserie fanée alors qu’en vol, ils sont éblouissants.
Nous dépassons des panneaux explicatifs sous les vitrines d’exposition. D’après le plan que la jeune fille nous a donné à l’entrée, le quatrième bâtiment abrite les animaux sociaux.
« Ce doit être là », déclare Keller.
Il avance sur ses longues jambes, plein d’allant, tandis que ses yeux font le tour des lieux à la manière des inspecteurs qui survolent du regard la scène d’un crime.
Mais le fait de se déplacer parmi autant d’êtres vivants en captivité a un effet cumulatif déprimant. Cet endroit ne me plaît pas vraiment. Tous ces animaux semblent abrutis par les calmants. Ils ont l’air hypnotisés loin de la jungle, ayant perdu leur instinct quand leur habitat naturel s’est trouvé décimé.
Avant que nous entrions dans le bâtiment, Keller me lance un coup d’œil et s’arrête.
« Lena, qu’est-ce qui ne va pas ? »
Je fixe la porte.
« Ça ne me dit rien d’entrer là-dedans. (La porte n’est qu’à quelques pas. J’inspire un bon coup, à fond.) Non, non, ça ira. Je peux le faire. »
Mais je ne bouge pas. Keller reste un instant à me regarder. Il a perdu son air professionnel. Il me tend la main.
« Prête ? »
Je la prends. Nous ouvrons la porte. À l’intérieur, l’air est dense, chaud, confiné, traversé de cris lyriques et de jacassements. Mon souffle est saccadé.
La main de Keller est chaude sur la mienne, qu’il tient étroitement serrée.
« Vraiment… ça va aller ? » demande-t-il.
Ce n’est pas comme si je n’avais pas espéré et rêvé de la revoir, elle, ma « vraie » mère. Oui, je me suis imaginée en train de me réfugier dans ses longs bras protecteurs et contre sa poitrine tombante. Je me suis demandé ce qu’elle avait éprouvé quand on lui avait enlevé son bébé humain, si elle pouvait être encore en vie et si je toucherais de nouveau ses mains ou respirerais la chaleur musquée de son pelage.
Mais jamais je n’avais pensé que cela se ferait dans un endroit pareil.
Les cages vitrées sont assez grandes pour que les animaux escaladent les gros troncs d’arbres destinés, apparemment, à évoquer la forêt qu’ils ont quittée – eux, leurs parents ou leurs grands-parents. Je vérifie les cartons affichés sous les vitres : lémurs, mandrills, siamangs, et une espèce appelée gibbons à mains blanches. Les branches croulent sous les singes affairés, leurs doigts agiles, miniatures, se cramponnent et font tourner des noix. Ils font des farces, ils se déplacent par à-coups ou en faisant de longues descentes en piqué sur des lianes. Nous avançons en silence comme dans une chapelle.
Je m’arrête devant la cage d’un singe coiffé d’une crête noire crépue avec le visage d’un petit vieux irrité, la moue désapprobatrice. Il me fusille du regard à travers la vitre comme s’il attendait une explication.
Mais pas de grands singes. Quand nous arrivons à l’extrémité du bâtiment désert, Keller se racle la gorge.
« Tu as… hum, y a-t-il quelque chose ici qui te paraisse familier ? »
Je souris en secouant la tête.
Quelqu’un entre par la porte, un jeune homme, presque un adolescent, il a un badge épinglé à la poitrine indiquant « volontaire » en rouge, blanc et bleu. À côté une étiquette porte son nom : Max. Il s’arrête, surpris, comme si nous avions surgi dans son salon.
« Puis-je vous aider ?
— Vous êtes le docteur Huntley ? demande Keller. Celui du site internet de primatologie ? »
Il pique aussitôt un fard.
« Enfin, je suis seulement en seconde année de troisième cycle à Cornell. »
Keller me regarde, consterné. Mais le visage ouvert du garçon me plaît, tout comme sa façon de se tenir presque au garde-à-vous.
« Écoutez, Max, dis-je en sortant la dent de l’enveloppe. Nous aimerions savoir si vous avez déjà vu une chose de ce genre.
— C’est une vraie ? »
Je la tapote du bout de l’ongle.
« On dirait.
— Quelle horreur, dit-il en grimaçant. Les braconniers démembrent les animaux pour amuser les gens. Ils fabriquent des corbeilles à papier avec des pattes d’éléphants et on distribue les dents dans les soirées, dit-il avec dégoût. On devrait tous les fusiller à vue.
— Écoutez, Max, intervient Keller d’une voix égale. On veut juste savoir si vous pouvez nous dire à quelle sorte de grand singe elle appartient… et si elle provient d’un singe, d’ailleurs. »
Il a un petit sourire suffisant.
« Premièrement, singe et grand singe ne sont pas des termes interchangeables. »
Sa réflexion n’amuse pas du tout Keller.
« Cool, reprend-il. Cette dent, alors ? »
Le garçon me la prend à contrecœur, la tient entre le pouce et l’index.
« Bon, ça provient d’un gorille, je dirais… une canine surdimensionnée, conique, en forme de dague… (Il me regarde.) Vous saviez que les grands singes et les humains ont le même nombre d’incisives, canines, prémolaires et molaires ?
— Non, dis-je. C’est intéressant.
— Mais quelle sorte de gorille ? » insiste Keller avec une impatience grandissante.
Max lui jette un coup d’œil, énervé.
« Ce n’est pas ma spécialité… (Il se tourne vers moi.) Où vous avez trouvé ça ? »
J’hésite, ne sachant comment répondre.
« Il y a des années, j’ai fait un voyage… dans une forêt tropicale. Et pendant que j’y étais, j’ai vu ces grands singes absolument magnifiques. Je n’ai jamais eu la possibilité de retourner là-bas… Mais au cours du voyage, quelqu’un, un inconnu, m’a donné cette dent. »
Max s’excite.
« Génial. C’était quelle forêt tropicale ? »
Je regarde Keller. À une époque, j’avais essayé de fouiller ma mémoire pour retrouver ce lieu, étudiant les diverses forêts tropicales et la configuration du terrain, mais ici, au milieu des animaux, face à un spécialiste, je suis désorientée, la vue et les odeurs du zoo perturbent mes souvenirs. Je ne me sens plus sûre de rien. Keller élargit les yeux et dit rapidement :
« Lena a beaucoup voyagé et c’était il y a tellement longtemps…
— En Afrique, dis-je d’un ton assuré.
— La forêt tropicale africaine ? demande Max. D’accord, mais, bon, malgré tout, ça ne rétrécit pas tellement le champ. (Il s’interrompt et observe le petit singe coiffé de poils noirs qui a toujours sa mine renfrognée.) Je peux supposer qu’il faisait partie de la famille des primates supérieurs qui comprend les chimpanzés, gorilles, orangs-outans, et les humains. »
Il énumère en comptant sur ses doigts.
« Les humains ? répète Keller, puis à son tour, il se laisse distraire par le singe renfrogné et il se tait.
— Enfin, je ne sais pas exactement. Elle… ils ne ressemblaient pas aux singes d’ici.
— Grand comment ? Combien de kilos ?
— En kilos ? Enfin, si je… est-ce que ça va ? (Je m’accroupis et pose mes avant-bras raidis sur mes genoux.) Oui, ils étaient plus grands que moi, sans conteste. »
Max s’assoit sur ses talons à côté de moi.
« C’est comme ça qu’ils s’asseyaient ?
— Oui, et ils marchaient sur leurs phalanges.
— Et de grosses têtes ? (Il dessine un cercle dans l’air.) Le front protubérant et une espèce de grosseur sur le dessus du crâne ?
— Oui, c’est ça.
— De petites oreilles, pas de queue ?
— Exact. Enfin, je crois. (Je regarde Keller. Il hausse les sourcils.) Non, je ne suis pas sûre. Ce n’est pas exactement ça.
— Super… ça, ce sont les gorilles, dit-il. On n’en a pas ici, dans ce zoo », ajoute-t-il avec mélancolie.
Ses genoux craquent. Nous nous relevons tous les deux.
« Vous êtes sûr de ça ? demande Keller.
— Absolument. Des gorilles, à tous les coups, affirme Max. Vous avez vu une famille de gorilles dans la forêt tropicale. Vous n’avez pas idée de la chance que vous avez. (Sa voix devient plus grave, plus posée.) Il ne reste plus que quelque six cent cinquante gorilles de montagne qui vivent en pleine nature.
— Oh, mais je ne crois pas que nous étions dans les montagnes, dis-je. Je ne me souviens pas de montagnes. »
La peau du garçon est si pâle qu’elle apparaît olivâtre sous l’éclairage artificiel.
« Alors de quoi vous souvenez-vous concernant l’endroit ? »
Keller s’approche de moi. Il semble sur le point de m’interrompre, mais je veux répondre à la question. Je m’appuie contre le mur froid et je ferme les yeux.
« C’était exigu, des tonnes de racines, de branches. Des lianes partout… (Je lève les mains.) Qui s’enroulaient sans arrêt autour de mes bras… Il y avait du bruit, ça sifflait et ça jacassait sans arrêt. Exactement comme ici…
— Ça ne s’arrête jamais. »
La voix de Max me parvient comme de l’espace.
« Le sol était dur et… et… comme… desséché.
— Dur et sec ? (Sa voix a un ton sceptique.) Ça ne colle pas avec le reste. Je sais que le sol là-bas est très mince et fragile, mais ça s’enfonce, vous savez ? Plein de feuilles, d’écorces et d’autres choses. Comme spongieux. Mais bon… quoi d’autre ? Vous vous souvenez de quelque chose en particulier, de quelque chose d’inhabituel ? »
J’ouvre les yeux maintenant en essayant de m’extraire de la forêt. Je sens que quelque chose ne colle pas. Mais les bruits sont toujours là. Je ne peux pas distinguer les cris des primates du zoo de ceux de mes souvenirs. Ils semblent aller crescendo.
« Je crois que j’entends une rivière, dis-je. (Je sais que ça ne cadre pas, d’une certaine façon. Mais mes pensées sont devenues cryptiques, instables.) Je crois qu’il y a une rivière. Est-ce que c’est l’Amazone ? » Keller prend ma main pour me réconforter ou me calmer. « OK, Lena.
— Erreur de continent, déclare le garçon d’un air guindé en rentrant le menton. Forêt humide différente. »
Je veux la sauver, si je peux, cette bulle translucide du souvenir suspendue en l’air, dont les couleurs glissent à la surface pareille à une goutte d’huile. Je refais une tentative.
« Peut-être que je me trompe. Quelquefois je crois qu’il faisait très clair, je me souviens de ça ! Il ne faisait jamais très chaud, mais parfois il y avait tellement de lumière blanche : des quantités éblouissantes, c’était le pire… pendant des jours et des jours, vous savez, où on ne pouvait pas se cacher. »
Max a un air désapprobateur. Il semble se rapprocher insensiblement de la porte par laquelle il est entré.
« Je… je crois que je ne sais pas où vous étiez, commente-t-il. Parce que, bon, c’est impossible que ce soit la forêt humide. Une des spécificités de la forêt humide, c’est que c’est toujours sombre. Les arbres poussent si haut que leur canopée arrête presque toute la lumière du soleil. C’est un perpétuel crépuscule. (Il semble vidé, comme s’il venait de donner de mauvaises nouvelles. Il a le dos contre la porte à présent.) Alors, bon… peut-être que ce n’étaient pas des grands singes, après tout », ajoute-il, clairement déçu.
Il me tend la dent. Et à cet instant, je l’imagine assis à la table de la salle à manger, le nez dans un gros bouquin avec un titre du genre La Forêt tropicale en voie de disparition.
Le singe à face de lutin se serre contre la cloison vitrée, me suivant d’un regard avide, les mains écartées comme celles d’un gecko. Je reste en extase devant lui, partagée entre l’amusement et une horreur naissante, je ressens des picotements dans ma nuque à l’idée qu’il est une sorte de messager. Derrière lui, les autres singes commencent à se déchaîner, et deux d’entre eux se balancent follement dans les lianes. Je lance :
« En… en quelle année vous êtes ?
— Moi ? »
Sa voix déraille.
« Première année, non ? Vous n’êtes même pas en troisième cycle, hein ? » je lui demande sans pouvoir me retenir.
Il tourne la tête et nous regarde en coin, Keller et moi. Keller laisse échapper un rire qu’il déguise en quinte de toux.
« Vous aimez les animaux, mais je parie que vous voulez être comédien, non ? Quand vous aurez fini vos études ? Et vous avez l’intention de laisser tomber bientôt.
— Hé, là ! »
Keller pose une main sur mon bras. Le menton du garçon se plisse, on croirait qu’il va pleurer. Plusieurs singes font des bonds entre les lianes derrière nous.
« Comment vous savez ça ? (Ses yeux vont et viennent entre Keller et moi.) C’est ma mère qui vous envoie ?
— Non, non, Lena est simplement… très… intuitive. (Keller me prend le coude.) Et en fin de compte, je vais vous dire… vous avez vu l’heure ? Il est temps qu’on y aille.
— Alors vous ne croyez pas ce sont des gorilles ? » dis-je, en ayant l’impression que ma voix vient comme en écho, comme si elle provenait d’une autre personne que moi.
Il regarde toujours Keller, le corps de biais, semblant craindre que je le frappe.
« Non.
— D’accord, et pour la dent ?
— Je… je n’en suis plus si sûr. Je regrette, mais je dois retourner au travail. »
Il commence à s’irriter. Il doit hausser le ton pour se faire entendre par-dessus le chahut des singes. Plusieurs poussent maintenant des cris stridents et secouent les branches à l’intérieur de la cage.
« J’ai vu quoi, alors ?
— Eh bien, je… je ne sais pas avec certitude, madame, je veux dire, je n’y étais pas, vous savez ? (Il crie presque à cause du bruit. Max pousse la porte ; je l’entends grincer quand elle s’ouvre et un rai de lumière différent apparaît.) Vous comprenez, il devait être difficile d’y voir clair sous tous ces feuillages. Encore que vous ayez l’air capable de voir toutes sortes de choses. »
Et là-dessus, il part précipitamment. Derrière la vitre, le hurlement des singes résonne et se répercute.
Je suis assise à côté de Keller dans sa Camaro. Le pare-brise est verglacé, pointillé de poussière et de débris d’insectes.
« Écoute, Lena, ce gamin, il… c’est juste que… (Keller a un coude appuyé sur le volant, tout son corps est tourné vers moi.) Putain, il savait que dalle. »
Il n’a toujours pas mis le contact et on se gèle dans la voiture.
« Il y avait des singes, partout, j’affirme d’une voix détachée. Il y en avait une tribu. Les arbres en étaient remplis, ils grimpaient, et ils mangeaient, et… je m’en souviens très clairement, je m’en souviens…»
La scène – les minces branches tremblotantes, leurs visages inquisiteurs – se matérialise devant moi. Je plisse les yeux en essayant de me concentrer sur un visage ou un détail, et l’image commence à vaciller comme un mirage de chaleur sur l’autoroute. J’écarte le souvenir, et le paysage blanc dénudé du parking du zoo est là.
« Je n’invente rien.
— Je sais, Lena. »
Le ciel est si éclatant que les nuages sont d’un blanc éblouissant ; ils passent à leur tour à la surface de mes yeux.
« Elle a existé. Elle a absolument existé.
— Ce n’était qu’un lycéen. Il ne savait pas de quoi il parlait.
— Elle a existé, Keller ! dis-je, la gorge en feu.
— J’en suis sûr, répète-t-il. Absolument. »
Il touche mes épaules, mais je me recule ; si je pouvais traverser la portière, sortir à reculons de cette voiture, de mon corps, je le ferais.
« Et si elle n’avait pas existé ? »
Il me regarde.
« Elle a existé », affirme-t-il.
Personne ne parle de la dent.
Il est midi passé de quelques minutes, des volutes de nuages brillants remplissent le ciel, lui prêtant du relief et de la profondeur. Bien que le soleil soit voilé, tout est désormais perceptible dans les moindres détails, les bouts de glace sur une longue chaîne métallique qui ferme l’entrée du parking, la nervure des veines bleues sur le dos de mes mains, trois cheveux argentés sur la tempe droite de Keller. Malgré la vitre remontée, je sens le picotement chimique du gas-oil, j’entends le grondement des chasse-neige, un cling-cling musical provenant de la chaîne qui se balance dans le vent.
Et le poids de tous ces détails est si irréfutable qu’il semble que ce soit là la seule réalité : un parking désert, fraîchement déblayé, à côté d’un bâtiment en parpaing, un homme tourné vers moi avec un air protecteur. C’est le seul monde existant, un fragment du présent. Que nous vivons tous les deux, et que nous oublierons.