39
Quand nous quittons le parking de l’hôpital, la lumière du matin est crue, tout est pétrifié par le froid, figé sur place. Les fils téléphoniques, les gaz d’échappement, la dentelle noire de la vieille neige, tout est comme coupé au cordeau et immobile. Nous roulons lentement, scrutant la route à cause du verglas. Keller conduit comme si j’étais handicapée, essayant de ne pas me secouer ni me surprendre. Mais les muscles de mon cou, de mon dos et de mes épaules sont tendus au maximum, j’ai l’impression d’avoir dormi cent ans. Les lèvres de Keller sont blanches et il regarde sombrement par la vitre.
« Putain, je pourrais me frapper, répète-t-il sans arrêt. Tu n’arrêtais pas de me dire que tu avais trop chaud et je remontais sans cesse ces satanés draps sur toi. »
Je lui effleure le bras.
« Comme tout le monde. Et je suis toujours en vie.
— Bordel ! (Il serre le volant.) Pardonne-moi, ma chérie. »
Il me prend la main dont il embrasse les jointures.
Il insiste pour que je lui donne tous les détails qui me reviennent concernant l’infirmière inconnue, mais mes souvenirs de l’hôpital sont confus ; je ne me rappelle que de vagues informations que j’ai entendues dans les conversations entre les membres du personnel : petite, « étrangère », brune et « typée ». Il mémorise cette description tout en conduisant.
Quand je réintègre la maison de Keller, j’éprouve un soulagement. L’odeur des lieux – pommes de pin et bois sec dans la cheminée – est douce et réconfortante. Et puis, très vite, sans raison, je me mets à frissonner, mon visage est trempé de larmes que je ne peux plus contenir. Keller n’en revient pas, il m’entraîne à toute vitesse vers le divan de la salle de séjour, me retire ma parka. Il retourne dans la chambre voisine, revient avec la couette de son lit et m’enveloppe dedans.
« Lena, que te faut-il ? Que se passe-t-il ? C’est le poison ? Bordel, je vais te conduire à l’hôpital de Rochester. »
Mais je m’arrête de pleurer, je renifle un bon coup et j’éclate de rire.
« Non, je t’en prie, pas ça. Je t’en supplie. Laisse-moi seulement me reposer un petit moment, je suis vannée. (Je repousse la couette.) Je ne sais même plus qui je suis. »
Keller s’assoit à côté de moi, un bras autour de mes épaules.
« Je me rends compte que je ne t’ai même pas demandé ce que tu voulais faire. Je t’ai emmenée ici sans te poser de questions. »
Je hausse vaguement les épaules.
« Je me plais ici. »
Il hoche la tête gravement.
« J’insiste pour que tu restes. De cette façon, je peux au moins avoir l’œil sur ce qui se passe.
— Keller, qu’est-ce que tu crois ? C’est ici que je veux être. »
Et de nouveau, à mon grand embarras, je sens les larmes me monter aux yeux et je me détourne.
Keller se redresse, me prend la main.
« On va aller dans un autre hôpital, c’était débile de ma part ! Dieu sait quels dégâts ce foutu poison a pu causer.
— Non, pas question. (Je secoue la tête vigoureusement.) C’est juste que… (Je le regarde, ma vision est encore floue.) Cette personne, je ne sais pas qui… elle était là. Tu sais ? (Je me force à faire un pauvre sourire.) Assez proche de moi pour changer mes draps. »
Son visage exprime le chagrin et la tendresse. Parce que nous savons – comme tous ceux dont le métier est de faire respecter la loi – que parfois, en dépit de l’inquiétude, du souci et de la vigilance, bref, parfois, rien n’y fait, rien ne pourra suffire à garder quelqu’un sain et sauf. Et malgré tout, bien que nous sachions cela l’un comme l’autre, il me tient étroitement serrée et je me blottis contre lui, et je l’écoute me murmurer à l’oreille : « Tu es en sécurité, maintenant, Lena. Je suis là. Tu ne risques plus rien. »
Plus tard, le téléphone sonne dans la pièce voisine. Je roule sur moi-même, le corps ramolli et lourd de sommeil, et je remarque que je suis dans le lit de Keller.
J’entends un murmure sourd. Keller est au téléphone, puis je le vois dans l’embrasure de la porte et il me regarde. Il glisse le récepteur sur sa poitrine et le tient serré.
« Comment tu te sens ? » demande-t-il.
Il a l’air tout ébouriffé, à peine réveillé.
J’ai l’impression d’avoir les lèvres soudées ; les coins des yeux me démangent. Je parviens enfin à demander :
« Il est quelle heure ?
— 7 h 30, 8 heures. Du matin. »
Je m’assois et me frotte le visage.
« C’est Pia, m’annonce-t-il. Tu veux lui parler ? »
Je prends le téléphone et me surprends autant qu’elle en disant : « Bonjour, maman. »
Il y a un blanc. Elle est interloquée, je suppose. Juste assez longtemps pour que je remarque, en regardant entre les lamelles du store, qu’il ne neige plus. Le ciel est d’une clarté éblouissante et les stalactites de l’auvent forment des ruisselets étincelants.
« Lena. C’est quoi, ce numéro ? Es-tu chez cet homme que j’ai rencontré l’autre jour ? J’ai composé le numéro sur sa carte de visite.
— Il est un peu tôt, maman. Quoi de neuf ? »
Je regarde une voiture se frayer un chemin dans la rue enneigée.
« Lena. (Elle a le ton plaintif que je ne connais que trop.) Lena, je suis une vieille femme maintenant. Henry ne va pas bien. Et, tu sais, depuis sa crise cardiaque et tout, il n’est plus le même. Et là, on n’a pas eu de tes nouvelles pendant cinq ans… (J’entends qu’elle a du mal à retenir ses larmes.) Et tout à coup, te voilà ! Du jour au lendemain ! Enfin, bon…»
Elle fait une pause, pour reprendre ses esprits, je suppose.
« Pia, lui dis-je. Je suis très fatiguée.
— Oh ! (Elle est surprise. Sa voix tremble et elle paraît de nouveau plus présente.) Justement, c’est pour ça que je t’appelle. Qu’est-ce qui ne va pas ? Que s’est-il passé ? Je viens juste de recevoir un message, à l’instant même, de la part de l’hôpital. Ils sont à ta recherche. L’infirmière m’a dit que tu étais partie comme ça, sans prévenir. Pourquoi te trouvais-tu là-bas ? »
En cet instant, c’est presque un réconfort d’être au téléphone avec Pia. J’envisage, un bref instant, de lui parler de l’infirmière et des draps empoisonnés. Et si nous avions eu des rapports différents, si Pia avait été une autre sorte de mère, je l’aurais peut-être fait. Mais Pia a une façon bien à elle de faire monter la pression pour placer sa propre peur au centre des préoccupations. Il me semble que si je me confie, il n’en sortira rien de bon.
« J’ai fait une chose stupide. Je suis allée faire un tour l’autre nuit et je me suis cogné la tête.
— Tu t’es cogné la tête ? (Elle a l’air horrifiée.) Comment as-tu pu faire une chose pareille ? Tu vas bien ?
— J’ai trébuché. Je vais bien.
— Veux-tu que je vienne ? Qu’a dit le docteur ?
— Non, Pia, vraiment, je vais bien, je t’assure.
— Pourquoi personne ne nous a-t-il appelés de l’hôpital ? Pourquoi ne leur as-tu pas dit de nous avertir ?
— C’était assez déroutant, j’avais du mal à…
— Eh bien, maintenant tu sais ce que les autres peuvent éprouver ! dit-elle curieusement, de nouveau sur la défensive et le ton querelleur. Qu’est-ce qui t’a pris ? Surtout ne recommence pas !
— Non, maman.
— Ce n’est pas comme ça que je t’ai élevée. À courir n’importe où dans le noir.
— Je sais, je ne le referai plus jamais.
— Bon, très bien alors. (Elle renifle et paraît se reprendre. Je sens que d’autres sujets de récrimination lui viennent à l’esprit.) Je crois savoir que tu es revenue ici l’autre jour. Pendant que j’étais sortie.
— Nous ne l’avons pas fait exprès.
— Tiens donc ? Enfin, je crois savoir par ton père qu’il t’aurait donné un certain renseignement ? Concernant une certaine femme ?
— Ah, oui, c’est vrai. On est allé lui parler.
— Tu lui as parlé ! (Pia a l’air sidérée, sa voix frémit.) Tu as parlé à cette femme ? Lena, pourquoi y es-tu allée, pourquoi as-tu fait ça ? Pourquoi fais-tu des choses pareilles ? Tu aurais dû attendre que je rentre à la maison. Tu ne savais même pas qui elle était. J’aurais pu te le dire.
— Mais tu ne l’as pas fait.
— Quoi ?
— Tu ne m’as rien dit. Tu ne m’as jamais parlé de cette femme. Tu as eu toute ma vie pour le faire. Je ne savais pas que j’avais eu d’autres parents adoptifs.
— Parce que tu n’avais pas besoin de le savoir ! gémit-elle. Elle n’a pas vraiment été une mère pour toi, pas comme moi. Elle était juste… elle s’est seulement accrochée à toi le temps que ça a duré, c’est tout.
— Ce n’est pas ce qu’elle m’a expliqué. »
Je dis cela doucement et il semble que Pia soit obligée de faire une pause pour comprendre mes paroles.
« Ah, oui, vraiment ? Et que t’a dit cette femme exactement ?
— Que c’était comme si j’étais tombée d’un nuage. (Je me sens presque coupable d’évoquer cela, mais ne peux me retenir. Je souhaite presque, avec un malin plaisir, voir sa tête à ce moment précis.) Que j’avais 2 ans quand je suis arrivée chez elle.
— Elle est indubitablement une source d’informations. »
Je fais passer le récepteur sur mon autre oreille.
— Et que je venais d’un endroit appelé l’hôpital des Enfants du Lion. Est-ce là où je suis née ?
— C’est que… (Le ton semble s’adoucir.) Nos informations sont tellement… limitées.
— Le problème, Pia, dis-je, la voix aussi mesurée que possible, c’est que je ne peux pas attendre que tu te décides à me donner des réponses. À l’instant même, pendant que nous sommes en train de parler au téléphone, quelqu’un met des couvertures empoisonnées au courrier. Les mères pensent que les couvertures sont sans danger, elles y enveloppent leurs bébés et les bébés meurent. Je travaille sur ce dossier et j’ai besoin de découvrir pourquoi l’assassin portait une dent sur un fil. Exactement comme celle que j’ai. Alors tu devras me pardonner si je n’ai pas davantage de patience.
— Lena ! (Sa voix est maintenant brisée par de vraies larmes.) Pourquoi faut-il que tu fasses ça ? Manifestement ce genre de personnes ne peut avoir aucun rapport avec toi. Pourquoi faut-il toujours que tu te mêles de tout ? Ce n’est pas assez pour toi d’avoir grandi avec deux parents aimants ? Tu avais un toit, tu étais nourrie, vêtue… il y a des tas d’enfants qui n’ont jamais connu ne serait-ce que ça. Pourquoi ne sommes-nous pas assez pour toi ? (Dans le passé, ses larmes me faisaient peur et je rendais les armes, mais aujourd’hui, je me sens seulement étourdie. Ses pleurs résonnent dans mon crâne, durs et vertigineux. Keller se penche par la porte, hausse les sourcils. Il fait un geste comme pour proposer de reprendre le téléphone. Je secoue la tête pendant que Pia continue de se lamenter.) Ton père est très, très malade… au cas où tu ne l’aurais pas remarqué. Il a besoin de ton soutien, maintenant, Lena. Je ne sais pas combien de temps nous serons encore de ce monde, tous les deux… pourquoi ne peux-tu pas être gentille et profiter simplement de notre présence ? Parce qu’une fois qu’on ne sera plus là, ce sera trop tard.
— Mais il ne s’agit pas vraiment de toi, Pia. Ça fait des années que j’avais besoin de savoir. Depuis toujours.
— Mais que veux-tu de plus ? (Un autre gémissement.) C’est mon sang que tu veux ? Lena, laisse tout ça tranquille. Tu m’entends ? Ne va pas plus loin. Il n’y a rien à trouver que nous ayons envie de savoir. Nous ne sommes pas un dossier que tu dois résoudre. Nous sommes ta famille, nous t’aimons, un point, c’est tout. Le passé est le passé.
— Je sais que tu es contrariée. »
Je ferme les yeux.
« Cherches-tu exprès à me faire du mal ? se lamente-t-elle. Mon amour ne te suffit-il pas ? »
J’expire profondément. J’écoute le silence crépitant sur la ligne. Finalement, je me laisse aller à lui en dire plus.
« C’est peut-être après moi que l’assassin en a, Pia. Alors tu vois, je ne peux vraiment pas attendre plus longtemps. Je dois savoir d’où je viens. Pourquoi j’ai porté autour du cou une dent accrochée à un fil ? Cela vient-il de ma mère biologique ? »
Il semble qu’il y ait un hoquet bref, léger comme un courant d’air, à l’autre bout du fil. Mais Pia se reprend vite.
« Tu n’as rien à voir avec cette espèce d’assassin, fulmine-t-elle. C’est ridicule. Je n’ai jamais entendu une absurdité pareille. C’est complètement ridicule, effrayant et incroyable. Je ne veux plus que tu t’occupes de cette affaire de couvertures. Tu ne parleras plus à cette femme. Promets-le-moi ! Je veux que tu me le promettes. »
J’ouvre la bouche. Je lève les yeux. Keller est de retour devant la porte, sourcils froncés, et il secoue la tête, comme s’il entendait la conversation.
Je ne réagis pas, mais cela n’arrête pas Pia.
« Voilà, c’est réglé, enchaîne-t-elle d’un air compassé. Ce n’est pas la peine de s’embêter avec ça et de faire toutes ces recherches. À quoi bon ? Dès que tu auras compris ça, on sera tous beaucoup plus heureux. Il n’y a pas de grand secret dans le placard. Tu avais besoin de parents, nous avions besoin d’un bébé ! Je n’aurais pas pu t’aimer davantage si je t’avais moi-même mise au monde, Lena. Tu devrais savoir ça. »
Je réfléchis, mais je ne dis pas : Alors pourquoi ne m’avez-vous pas adoptée ?
Elle a retrouvé son entrain.
« Allons, faisons comme s’il ne s’était rien passé ! Qu’en dis-tu ? Tu n’as jamais entendu parler de cette affreuse bonne femme et moi non plus. Entendu, c’est réglé ! »