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Dehors, le vent me frappe de plein fouet et me paralyse ; mon corps est bouillonnant. L’air froid me fait de nouveau tousser. Je parcours, déchirée par la toux, huit pâtés de maisons à l’ouest vers Vine Street et comme le bus n’est pas là, je traverse encore dix rues et j’attends le 23. Mon esprit se calme lentement, mes pensées arrêtent de se bousculer dans ma tête.
Dans le bus, je regarde défiler le monde à travers la crasse de la vitre, mais tout ce que je vois, c’est un singe en peluche dans un carton à jouets. J’ai encore un peu de mal à respirer, mais je dois réfléchir à ce que je vais faire maintenant. Nous tournons dans une rue et nous trouvons face à la plaine du lac Onondaga, qui monte, blême, vers le ciel. Je ressens une douleur dans le quart supérieur droit de mon crâne, elle me lance, irradie à droite de ma mâchoire et appuie sur mes molaires. Une odeur de désinfectant s’échappe du dossier des sièges.
Je prends une nouvelle rasade de sirop contre la toux (une des passagères, d’un certain âge, me fusille du regard comme si je planquais une bière dans un sac en papier), et appelle Keller avec le portable qu’il m’a prêté. Je m’attends à ce qu’il me reproche d’avoir quitté la maison, mais il est trop distrait.
« Sarian envisage d’arrêter l’enquête sur les Combattants autochtones de la liberté.
— Tant mieux. J’ai eu quelques conversations intéressantes de mon côté…
— Il dit qu’on doit se concentrer sur les empreintes pour trouver à qui elles appartiennent. Il veut qu’on aille prélever les empreintes digitales du personnel hospitalier. »
Le bus tremble en tournant dans une rue. Je ne suis pas sûre de l’avoir bien compris.
« Quoi ? Que dis-tu exactement ?
— Il croit que les empreintes que tu as recueillies sur les lits d’enfants vont correspondre à celles de l’assassin. »
Le bus vibre en franchissant une série de nids-de-poule.
« Keller. (Ma voix tremble un moment, puis le bus se stabilise.) Attends, écoute… ces empreintes sur les berceaux, elles sont trop évidentes, elles sont bidons.
— Je ne… (La voix de Keller n’est plus audible un instant, puis elle me parvient de nouveau.) Tu es là ? Sarian dit qu’il faut travailler sur les éléments dont on dispose.
— Mais c’est un mauvais angle d’attaque. (Je tiens le téléphone à deux mains.) Keller… je viens de découvrir aujourd’hui que Junie Wilson a été adoptée. Il faut qu’on sache ce qu’il en est pour les autres parents. »
Le bus freine bruyamment quand nous arrivons à un stop ; je peux juste entendre des bribes de phrases.
« Pas encore… j’essaie. (Le bus tourne au coin d’une rue et juste avant que sa voix se perde, il dit :) … que tu rentres à la maison… repos. »
Le bus me dépose devant l’hôpital des Anciens combattants, à trois rues au sud du laboratoire, sur Irving Avenue. Les portes électropneumatiques se rabattent avec un soupir. Quelques personnes tournent en rond, leurs voix se perdent en l’air. Une famille est assise dans l’entrée ; une jeune femme qui paraît à peine assez âgée pour avoir des enfants berce un bébé endormi dans un bras, l’autre passé autour des épaules d’un jeune homme. Le jeune homme a un moignon bandé à la place de son mollet et de son pied. L’air ailleurs, déphasé, il fume, ce qui est contraire, bien sûr, au règlement de l’hôpital. Comme je traverse l’entrée, il paraît sortir brièvement de sa rêverie. Son regard croise le mien, puis, aussi vite, se détourne.
Je m’entretiens avec une réceptionniste d’âge mûr, elle se tient derrière un comptoir qui semble être en marbre noir. Quand la porte de l’ascenseur s’ouvre, je sens le jasmin et la frangipane ; je crois entendre un doux chant d’oiseau s’échapper de la cage de l’ascenseur.
Je reprends mon souffle et repousse la forêt imaginaire. Je me houspille, non, pas ça, et pose les mains à plat contre les parois de l’ascenseur. Au deuxième étage, je me renseigne auprès d’une infirmière à l’accueil, qui examine en détail ma carte de technicien de laboratoire à la Criminelle et insiste pour savoir si je ne suis pas une journaliste. Je franchis enfin les portes battantes et prends le couloir en direction de la chambre 328.
Ed Welmore est installé devant la porte et lit le Post-Standard, assis sur un tabouret, sa casquette repoussée sur le haut du crâne. Il monte la garde, me dit-il, depuis le début de la matinée.
« Vous voulez que j’entre avec vous ?
— Ed… (Je secoue la tête). Il ne me voulait aucun mal. »
Il étire le cou, se frotte une épaule.
« Je ne devrais pas vous dire ça, mais on devrait se dépêcher de relâcher ce type. Il n’aurait jamais pu imaginer un truc pareil, envoyer des couvertures empoisonnées… C’est tout juste s’il sait comment il s’appelle. (Il baisse la voix.) Mais pas question de dire ça au poste. La moitié des types jurent qu’ils veulent conduire le mec dans une rue sombre et lui faire sa fête. Et en plus, il y a tous les parents qui nous appellent, qui veulent venir le lapider. »
Quand j’entre dans la chambre, tout est si calme qu’on croirait que la pièce est vide. M. Memdouah est couché, immobile, ratatiné dans le lit, le visage creusé. Il a les yeux fermés, mais il les ouvre quand je m’approche.
Dès qu’il me voit, son visage se contorsionne, ses muscles se contractent, de sorte que la surface de sa peau paraît se fissurer. Il ouvre la bouche, le corps tremblant, et au bout d’un moment, il en sort un rire strident. Il lui faut quelques instants avant de pouvoir parler.
« C’est génial, Lena, bravo ! Bien joué ! Je vous emmène pour vous montrer l’assassin et au lieu de ça, vous faites de moi l’assassin. Bien joué ! »
Je m’approche de son lit.
« Je crois qu’ils vont abandonner les poursuites, M. Memdouah. C’est en cours. »
Il me dévisage avec attention, ses traits se recomposent.
« Maintenant les choses sont différentes. »
Je pose les mains sur le barreau au pied de son lit.
« Absolument, dit-il. Quelque chose a changé, nous pouvons en convenir. De quoi s’agit-il ?
— M. Memdouah, pourriez-vous me parler de ce qui s’est passé l’autre nuit ?
— Et que s’est-il passé ?
— Vous vous souvenez. La semaine dernière, quand vous êtes venu dans ma chambre, vous disiez que quelqu’un vous avait dit de me laisser dormir… Vous vous souvenez de m’avoir dit ça ? »
Son attention se disperse. Le blanc de ses yeux paraît jaune et il me vient à l’esprit qu’il est peut-être sous sédatif.
« Ah, oui ? Pourquoi j’aurais fait ça ? »
Je serre le barreau du lit.
« Et après, quand on est allés dans la forêt ? Vous m’avez dit que vous alliez me montrer la cachette, vous vous rappelez ? L’assassin d’enfants ? Et vous marchiez devant moi… je ne pouvais plus vous voir au bout d’un moment. Il faisait trop noir. Vous vous souvenez ? On a été séparés et vous avez appelé les secours. Où me conduisiez-vous, cette nuit-là ?
— Il s’est passé quelque chose, marmonne-t-il pour lui-même, et son regard s’écarte de moi. On était suivis, vous savez… même là-bas. Sur tout le trajet. Ce sont eux qui m’ont attrapé et ils m’ont mis des chaînes. (Ses yeux roulent d’un côté à l’autre et font le tour de la chambre.) Si vous étiez futée, vous partiriez d’ici tout de suite.
— Qui vous suivait ?
— L’agence, chuchote-t-il d’une voix rauque. Les capitaines d’industrie, le Yale Club, les francs-maçons. Qui d’autre ?
— Oh, M. Memdouah, je vous en prie. »
Je serre la barre du lit et me penche en avant, le cœur vacillant. J’ai peur de le regarder, de le voir perdre pied. Il me fixe ; il a l’air blessé et suppliant. Je me sens gagnée par l’intime conviction qu’il existe un lien entre cet être brisé et moi. Je lâche le barreau du lit et effleure son pied sous la couverture.
« C’était l’agence, répète-t-il.
— Oui, je murmure. Bien sûr. »
Puis ses yeux reviennent vers moi, s’agitent frénétiquement.
« Pourquoi me tourmentez-vous ? Pourquoi vous dirais-je quelque chose ? dit-il. Qui êtes-vous pour moi ? »
Je laisse ma main sur son pied. J’aurais dû lui apporter un croquant aux cacahuètes.
« Je vous en prie, aidez-moi, dis-je. J’ai l’impression que l’assassin est tout près et que nous avons une chance de l’attraper, mais si on attend un instant de plus, il aura disparu. »
Il pousse un immense soupir. Je vois sa grande carcasse bouger sous le drap et il tourne la tête sur le côté. Des épis de cheveux gras bleu-noir lui tombent sur le front.
« Le poison nous aura tous, dit-il. Pas seulement les bébés. »
Il se tourne sur le côté comme s’il me congédiait.
Quelque chose me retient au pied de ce lit. C’est peut-être seulement la lassitude que l’on ressent dans cette chambre avec sa minuscule fenêtre, et la lumière chiche et froide. Il se tourne de nouveau sur le lit, change sa tête de place, ses pommettes obliques aussi minces que des lames.
« On n’est rien que des molécules, de toute façon.
— Sans doute. »
Il plisse le front, puis hausse les sourcils.
« J’ai rencontré l’assassin. Vous vous en souvenez ? »
Je reste calme.
« Et elle vous a parlé… c’est exact ?
— Elle m’a tout dit.
— Pourquoi a-t-elle fait ça, d’après vous ? »
Il me regarde du coin de l’œil.
« Tout le monde a besoin de se confesser. (Il a un large sourire.) Je lui ai dit que j’étais prêtre.
— Vous lui avez dit ça ? »
Il confirme d’un air grave.
« Elle me croit aussi fou qu’elle. Le fou parle au fou. »
Je hoche la tête. Il a le regard perçant.
« Oh, oui, elle l’a fait et bien fait. (Il lève le doigt, le plante en l’air.) C’est bien elle. Allez-y, attrapez-la. Allez, allez.
— Mais qui, M. Memdouah ? demandé-je. Donnez-moi un nom… Comment est-elle ?
— Allez-y, allez chercher… mais vous ne devez pas leur dire… jurez-le ! »
Sa voix s’éteint et il y a un bruit derrière moi. Une infirmière se tient dans l’entrebâillement de la porte. Ses yeux vont de Memdouah à moi.
« Vous n’êtes pas censée être ici », déclare-t-elle, sévère.
Je regarde M. Memdouah. Son visage est calme et posé.
« Bien sûr. Ils ne veulent pas que vous le sachiez. Ils ne veulent pas que je vous chuchote quelque chose à l’oreille. Trop tard, mon amie, lance-t-il à l’infirmière. Elle connaît vos secrets. »