46
Ce soir-là, je sens la fatigue me gagner. Je m’attarde devant la porte de la chambre d’amis. Chaque nuit, Keller dort à côté de moi par terre, telle une sentinelle plutôt qu’un amant. Mais ce soir, il y a une nouvelle question dans l’air : j’ai quitté mon vieil appartement, mais il n’est pas évident que ce soit pour vivre avec Keller.
« On n’a pas besoin de dire que tu t’installes, propose-t-il. Disons que c’est un ballon d’essai, peut-être. Ou si tu préfères, un galop d’essai.
— Pour quoi ?
— Pour aller plus loin. »
Nous en restons là. Depuis l’empoisonnement, je respire moins profondément, je bouge plus lentement, me protégeant (peut-être plus que nécessaire) contre la douleur.
« Mais reviens dans notre chambre, murmure-t-il. Je préfère quand tu es là. Même si ça ne veut rien dire. »
Sa peau a une teinte sépia sous les lampes du couloir. Sur le coup, j’ai presque l’impression qu’il m’en veut, ou qu’il éprouve une souffrance larvée, animale. Quand Keller se penche vers moi, les pupilles dilatées dans la lumière faible, je recule.
« OK, ça va », s’excuse-t-il aussitôt en levant les mains comme pour me montrer qu’il est désarmé.
Je ne dis rien. Récemment, ma toux s’est calmée et l’autre jour, quand Bruno Pollard m’a serrée dans ses bras pour m’accueillir au boulot, je n’ai ressenti que de petits élancements supportables dans les articulations. Mais je reste prudemment à l’écart de Keller. Je l’embrasse sur la pommette pour lui dire bonne nuit, et ce faisant, je m’attarde malgré moi, de sorte que je le sens humer l’odeur de mes cheveux tandis que ses paumes effleurent le duvet de mes avant-bras. Puis je me retire dans la chambre d’amis.
Je fais des rêves épuisants dans lesquels je suis perdue, je me dissous dans la neige. Je rêve que j’essaie de téléphoner à Carole, mais l’appel n’aboutit pas. Mes rêves sont pesants, insaisissables. Vers l’aube, je rêve que ma mère singe vient dans mon lit ; nous dérivons dans la lumière ambrée. Devant moi, je vois l’arrière d’une tête de femme. Je pose la main sur son épaule et elle se tourne vers moi, mais au lieu d’un visage, je vois de nouveau l’arrière de sa tête.
Je ne cesse d’osciller entre veille et sommeil toute la nuit durant. Et je suis dans la lumière brillante d’un rêve perdu. Quand je reprends conscience, je regarde la pièce qui m’est étrangère se remplir d’une lumière neuve. Un coup à la fenêtre me fait sursauter. Je lève les yeux et vois un chat siamois sur le rebord, la fourrure pressée contre la vitre. Il relève son museau et fait entendre un miaulement rauque qui traverse le verre, l’air si furieux et outré que j’éclate de rire.
Je balance mes jambes hors du lit pour me retrouver face au mur vide sur lequel se reflète l’ombre des arbres. Le mouvement me distrait un moment, durant lequel j’observe les branches secouées par le vent, réunies en une masse inextricable. Et imperceptiblement, au milieu d’un bâillement, je vois apparaître une forme immobile entre les ombres. À l’intérieur des branches entrecroisées se dessine une silhouette humaine.
Quelqu’un se tient devant la fenêtre.
La pénombre baigne la chambre et je ne suis pas sûre que la personne se tienne suffisamment près pour voir à l’intérieur. Sans réfléchir, je me glisse sur le sol de l’autre côté du lit pour me cacher. J’attends que mon pouls se calme tout en me demandant si ce n’est pas le facteur ou le livreur de journaux, ou l’un des voisins. Allongée sur le côté et me sentant un peu idiote, je m’autorise un regard par-dessus le lit, mais il n’y a personne à la fenêtre. Je regarde de nouveau le mur, mais l’ombre a changé. À présent, tout s’agite, et la forme immobile a disparu.
Je m’habille à la hâte.
Je franchis la porte de ma chambre, la façade de la maison est sur ma gauche. Je jette un œil dans la chambre de Keller au passage. La porte est grande ouverte et il est là, couché sur son lit, endormi tout habillé. Son souffle est régulier, avec un léger ronflement. Un mince livre – Emerson – est posé à l’envers, pages ouvertes, à côté de lui, et sa lampe de chevet est toujours allumée, transparente dans le matin gris. Je me demande s’il m’a attendue.
J’ouvre la porte d’entrée et le froid me coupe le souffle. Je regarde de tous côtés la rue vide. Le quartier est tranquille et silencieux comme il se doit un samedi matin.
Je referme la porte et me dirige vers l’arrière de la maison. Juste après la chambre d’amis, il y a un atelier qui communique avec l’extérieur. Il est tapissé d’étagères chargées de pots de peinture, de scies, de clés à molette et de clous. Il y règne une odeur de sciure et de métaux.
D’abord la porte de derrière résiste, puis cède quand je la pousse de la hanche et de l’épaule. Le jardin enneigé derrière la maison est couvert d’une bonne quantité d’empreintes variées. Les trois petits garçons du voisin coupent régulièrement par ici pour aller à l’école. Et je vois les lourdes semelles de Keller entre la maison et la réserve de bois dans le fond. Par élimination, je repère des traces inconnues dans la neige. Récentes, elles forment un arc de cercle sur le côté de la maison, s’arrêtent au niveau des fenêtres et traversent le jardin. Je plonge dans les grandes bottes en caoutchouc de Keller et enfile une vieille parka accrochée à une patère près des pots de peinture, puis je descends les trois marches de derrière qui donnent dans la neige.
Celui ou celle qui a laissé ces traces était imprudent ou culotté. Ou me sous-estimait. Je suis les empreintes aux bouts étroits à travers le jardin. Les traces contournent la maison, continuent sur le trottoir, puis dans la rue et dans un jardin. Je les perds dans des endroits qui ont été déblayés ou piétinés, les retrouve un peu plus loin. De grosses semelles de crêpe clairement identifiables par leur extrémité, fuselée. Cela m’aide de ne pas penser à l’identité de la personne qui a laissé ces traces, de laisser simplement la piste me guider, comme on suit les crêtes d’une empreinte digitale. Les quartiers se succèdent sans fin, sereins, leurs toits et leurs vérandas surmontés de neige, si tranquilles que je peux entendre le bruit d’un moteur au ralenti, et une voix d’enfant, sans doute à plusieurs rues de là, portée par le vent. Là-haut, le grondement lointain d’un avion me parvient. L’air est bas et sent la fumée des feux de bois.
J’ai traversé plusieurs rues quand je me rends compte que mon « client » a changé d’orientation et qu’il est reparti en sens inverse, en direction de la maison de Keller. Les empreintes paraissent de plus en plus nettes et puis, plusieurs pâtés de maisons devant moi, je remarque quelqu’un qui marche de dos, le profil droit, sévère, dans un manteau long, que j’ai l’impression de connaître. Elle avance, tête baissée, les mains dans les poches, progressant très lentement, presque avec langueur.
Je m’arrête et j’attends dans l’ombre d’une des maisons, ne sachant ce que je dois faire, quand je la vois de nouveau modifier sa trajectoire et virer dans l’autre direction. Ma seule pensée est que, même si je ne sais pas qui elle est, elle ne doit pas m’échapper. Comme elle commence à couper à travers un jardin, je m’avance pour l’arrêter. À cet instant, elle se tourne vers moi. C’est une grande femme, avec de longs cheveux blancs striés de noir, des yeux bleu marine. Et je m’aperçois que je la connais. Elle porte un manteau de laine rêche démodé avec de gros boutons ronds en os, un col rond, des gants et une écharpe gris assortis qui semblent tricotés à la main. Un sac à provisions en toile pend au creux de son bras.
Lorsqu’elle m’aperçoit, elle hésite, mais alors son visage s’éclaire d’un sourire chaleureux. Mon corps commence à se détendre quand je comprends que j’ai suivi la femme qui s’est occupée de moi à l’hôpital.
« Bonjour, Lena, lance-t-elle comme la distance entre elle et moi se réduit. (Elle sent la lavande.) Vous vous souvenez de moi ?
— Bien sûr, dis-je d’une petite voix gênée, convaincue qu’elle va comprendre que je l’ai prise en filature. Ma voisine. Et à l’hôpital. Opal. Comment allez-vous ?
— Je vais bien, merci, répond-elle et elle rit. (Une buée argentée sort de sa bouche.) En fait, je venais prendre de vos nouvelles. Et je vous ai apporté un petit cadeau. (Elle sort de son sac un cabas garni de papier de soie violet, qu’elle me tend. Un ruban violet est attaché aux poignées en plastique.) Je voulais le laisser sur votre paillasson, mais j’ai tourné en rond, ne sachant plus vraiment où vous habitiez. (L’objet a un éclat nacré comme un coquillage.) Voilà. »
Essayant de dissimuler ma gêne, je l’invite à entrer dans la maison. D’abord, je crois qu’elle va refuser, mais finalement elle hoche la tête.
« Oh, j’imagine que ça ne me fera pas de mal de m’asseoir un peu. »
« Doux Jésus, fait Opal quand nous pénétrons chez Keller. On dirait que vous allez vraiment mieux, non ? (Elle sourit : ses dents sont ternes et plantées un peu de travers.) En grande forme ! Vous avez vraiment retrouvé vos couleurs, non ? (Elle referme la porte derrière nous.) On se gèle dehors.
— Je n’arrive pas à croire que vous ayez fait tout ce trajet avec ce temps pour me voir. »
J’aimerais surtout lui demander comment elle a fait pour me dénicher, mais cela me paraît une question peu amicale.
« Oh, je suis bonne marcheuse. (Son regard fait le tour du séjour.) Quelle charmante maison. (Je lui montre la cuisine et la salle à manger. Elle contemple la grande table rustique.) On peut s’asseoir un moment ? Pour que je reprenne un peu mon souffle. Et, honnêtement, j’espérais qu’on pourrait bavarder. (Elle accroche son manteau sur le dossier d’une chaise, s’assoit, lisse ses cheveux, recentre une chaîne en or avec un pendentif. Puis elle sort de son fourre-tout des chemises en carton et un carnet, qu’elle dispose sur la table.) Vous vivez seule ici ?
— Hum, je… (Distraite, je regarde à la dérobée dans le sac violet. Posée dessus, il y a une enveloppe blanche avec les mots Prompt rétablissement écrits à la main à l’encre bleue. Je la sors et découvre que le sac est rempli de petites bourses en mousseline qui semblent contenir des herbes et des brindilles.) Comme c’est joli ! C’est du… du thé ? »
Elle hoche la tête.
« Disons plutôt une infusion de mon cru. Il y a de la réglisse dedans, c’est souverain pour le sang. Très fortifiant. (Elle se tapote la poitrine avec conviction. Elle me paraît plus petite et plus fragile qu’à hôpital. Elle a la voix rauque.) Alors, Lena, je dois vous dire que je me suis fait du souci pour vous quand vous avez quitté l’hôpital avec autant de précipitation. Et puis ces inspecteurs sont venus et nous avons tous appris que… (Elle baisse la voix, regarde ses doigts.) Cette chose terrible qui s’est produite. Le poison. Terrible, terrible. »
Je lui touche la main.
« Je vous en prie, je vais beaucoup mieux. Je trouve que vous-même et tout le personnel infirmier, vous avez été vraiment formidables. Enfin, la plupart d’entre vous. »
Elle paraît affligée.
« Vous ne savez toujours pas qui… ? »
Elle détourne les yeux.
« Une infirmière. Quelqu’un qui s’est déguisé en infirmière, très vraisemblablement.
Opal hoche la tête et fait un petit geste discret et apaisant de ses mains.
— Ma foi, je n’ai pas arrêté de penser à vous depuis que vous êtes partie. Je me suis dit que je vous devais bien ça. (Elle pose les mains à plat sur les dossiers.) Vous faisiez partie des enfants de la Mère supérieure. »
Je suis debout, sur le point de lui demander si je peux lui apporter quelque chose à boire. Mais je m’arrête net quand j’entends ce nom. Elle tapote la place en face d’elle, à l’angle de la table. Je tire une chaise et m’assois. Le ciel nocturne derrière les fenêtres fusionne pour céder la place à une lumière matinale dense, couleur d’os. Opal cligne des yeux en me regardant.
« J’ai travaillé à l’hôpital des Enfants du Lion », m’annonce-t-elle.
Je me recule contre mon dossier, j’ai le visage et les mains en feu. Elle sourit.
« La Mère supérieure… Elle m’a donné une chance quand j’ai tout recommencé à zéro. J’avais eu, enfin, des moments difficiles. Je n’avais pas eu beaucoup d’éducation. Quelques ennuis avec la justice…
— Vous ? »
J’ai du mal à imaginer cela ; je considère son corsage de mousseline bleue, ses chaussures bien cirées. Elle hoche la tête.
« Oh, j’ai fait un peu les quatre cents coups quand j’étais très jeune, mais la Mère supérieure s’est aperçue que j’aimais les bébés. Elle dirigeait une pouponnière un peu spéciale, rien que des enfants destinés à l’adoption. Et de temps à autre, il y avait un… un bébé à part.
— À part ? » je demande en tentant de sourire.
Opel baisse la tête ; le dessus de son crâne est d’un blanc étincelant. Puis elle relève le menton, mais garde les yeux baissés.
« Un chouchou, si vous voulez, bien que je n’aie jamais aimé ce mot. La Mère supérieure avait son chouchou, pas nécessairement le plus joli, il avait juste quelque chose de… particulier, comme un signe, si vous voulez ? Et elle disait « Je prends celui-là. » (La voix d’Opal devient plus sourde. Je regarde ses doigts qui vont et viennent sur les dossiers.) Je voulais toujours en prendre un, moi aussi. Mais je n’en avais pas le droit.
— Et alors ? » je la questionne doucement.
Elle effleure sa chaîne.
« La pouponnière était baptisée le « Monde animal ». (Un sourire se dessine sur son visage et elle lève les yeux, paraissant voir quelque chose qui n’est pas dans la pièce.) Les murs étaient verts et tapissés de grandes plantes en pot grimpantes et de feuilles… comme une véritable forêt ! Et il y avait des oiseaux peints de toutes les couleurs avec toutes sortes de petits animaux rusés et de singes. Oh, vous ne pouvez pas vous imaginer cet endroit ! »
Je ferme les yeux.
« Je le vois, dis-je. Une forêt équatoriale.
« C’était un endroit merveilleux, magique. Il me manque encore. La Mère supérieure donnait tout à ceux qui étaient dans cette pièce… elle jouait avec eux, elle leur donnait des jouets et tout ce qui leur faisait plaisir.
— Elle chantait pour nous. »
Elle approuve de la tête.
« Mais vous ne pouvez pas vous en souvenir, vous étiez si petite. »
Je ferme à nouveau les yeux, commence à fredonner tout bas, le son monte depuis la base de ma colonne vertébrale. Je laisse la musique venir et dans ses vibrations, pour la première fois, je reconnais le début des notes de la mélodie : ahhnnnnnnh !
Opal se met alors à fredonner elle aussi, d’une voix très musicale, bien timbrée :
Thy mama shakes the dreamland tree
And from it fall sweet dreams for thee,
Sleep, baby, sleep…[8]
Je sens sa main se refermer sur la mienne et quand j’ouvre les yeux, je la vois hocher de la tête comme si nous avions passé un pacte. Puis elle détourne les yeux et son sourire s’éteint.
« Elle était si bonne, Lena. Elle voulait aider tous les enfants, peu importe d’où ils venaient ou dans quel état ils étaient. Elle était sans doute un peu naïve. » Elle semble sur le point de s’égarer.
« Je vous en prie, dites-moi ce dont vous vous souvenez, Opal. Tous les détails, vraiment. Junie Wilson ou Erin Cogan sont passées par votre pouponnière ? » Elle secoue la tête mais ne me lâche pas la main. « Je n’en sais rien. C’était vous, la chouchoute. (Ses jointures couvertes de taches de rousseur sont blanches comparées au ton olive de ma main.) Les gens ne pouvaient pas vous quitter des yeux. Vous étiez si mignonne. Vous aviez beaucoup de cheveux, des yeux verts si vifs, et rien ne vous échappait. Vous remarquiez chaque personne qui entrait dans la pièce. Vous aviez une façon effrayante de fixer les gens, une façon qu’on ne rencontre pas souvent chez un bébé. La Mère supérieure vous emportait partout. Je me souviens de votre petite frimousse toujours en éveil dans ses bras. Accrochée à votre singe en peluche. Sans me quitter des yeux. »
Elle s’arrête, les yeux étincelants, l’iris aussi vif que du cobalt, telles des pierres sous la surface d’un lac.
Il y a une longue pause. Je frotte mes doigts sur mes pommettes, hypnotisée par sa description.
« Et quoi d’autre ? Je vous en prie, Opal, tout ce qui vous revient. L’hôpital, les autres bébés, n’importe quoi. »
Elle fronce de nouveau les sourcils et tripote la mince chaîne en or qui disparaît dans le décolleté en V de son corsage, puis elle glisse sa main sous la table. Je crois voir les émotions monter par vagues sous sa peau. Elle glisse la mince pile de dossiers vers moi.
« Le mois dernier, quand vous êtes descendue aux archives de l’hôpital. J’ai pensé que vous n’aviez pas dû trouver grand-chose, alors après votre départ de l’hôpital, je m’y suis rendue moi-même. À plusieurs reprises. Je connais le système de classement de Sabrina, elle croise la date d’entrée avec le groupe sanguin. Ça m’a pris du temps, mais je me suis concentrée sur vingt-trois bébés, tous admis au Lion en 1970 sous la direction de la Mère supérieure. Ils étaient tous orphelins, aucun n’avait de nom. Les dossiers… (Elle hausse les épaules.) Ils ne disent pas grand-chose… ce sont des renseignements de base, état de santé et suivi médical. Je ne sais pas. (Elle tapote les chemises.) J’ai pensé que vous pourriez les parcourir, voir s’il y a quelque chose qui pourrait correspondre. Je sais que ça a été dur pour vous. »
Sa voix est très faible, comme un souffle sur un miroir.
Je croise les mains sur mes cuisses, l’une serrant très fort les doigts de l’autre, que je ne peux pas lâcher. Je n’arrive pas à me décider à toucher les dossiers.
« Lena. (Elle se recule sur sa chaise.) J’ai besoin de… me racheter… pour certaines choses que j’ai faites. Même si j’aimais la Mère supérieure – je la trouvais remarquable –, je savais qu’il y avait des choses louches à l’hospice. Il y avait une sorte d’employée d’une agence, Myrtle. Quand les bébés partaient chez Myrtle, c’était comme s’ils disparaissaient, on ne les revoyait plus. La Supérieure et Myrtle faisaient les choses en catimini. L’abbesse disait que Myrtle était une faiseuse de miracles. Je me disais qu’elle emmenait les petits dans des maisons avec des parents aimants.
— Ce qui explique pourquoi ma… pourquoi Pia ne m’a jamais adoptée officiellement, n’est-ce pas ? Parce qu’elle m’a achetée ? »
Je presse mes mains l’une contre l’autre en une sorte de prière démente.
« Ah, vous le saviez ? (Sous l’effet de la surprise, son regard croise rapidement le mien.) Votre mère n’a pas pu vous adopter parce qu’elle devait garder le secret sur Myrtle. Elle aurait pu vous perdre. (Les yeux d’Opal sont brumeux.) Le médecin qui vous a auscultée à votre arrivée croyait que vous étiez autiste, parce que vous vous mettiez en boule quand quelqu’un vous touchait. Comme un petit cloporte. Protégeant vos extrémités. Vous aviez eu les doigts et les orteils gelés, et c’est une chance que vous les aviez tous gardés, précise-t-elle en ponctuant ses propos d’un mouvement de tête. L’abbesse disait que vous n’auriez jamais un bon toit. Elle vous a gardée près de deux ans. Elle vous appelait « la petite », comme si elle avait peur de vous donner un nom. Mais nous n’étions pas équipées pour avoir des enfants plus âgés. Et de toute façon… (Elle baisse les yeux modestement.) Les gens commençaient à parler. Une bonne sœur ne devait pas s’attacher à ce point à un enfant. Alors Myrtle a proposé son aide.
— L’entremetteuse. »
Opal ferme les yeux. Elle respire à fond plusieurs fois.
« C’est pourquoi je suis venue ici, Lena, poursuit-elle, les paupières toujours baissées. Quand je vous ai vue à l’hôpital, j’ai senti que c’était un signe. Une chance d’essayer de faire quelque chose, un tout petit quelque chose, de bien.
— Est-ce la raison pour laquelle les mères des victimes ont nié qu’elles avaient été adoptées ?
— La plupart ne l’ont pas nié, elles ne le savent même pas. Leurs mères ne leur ont jamais rien dit. Si quelqu’un vous a menti, c’est Myrtle, c’est une professionnelle. Si jamais une enquête avait lieu, cela pourrait révéler la vérité sur des douzaines, voire des centaines de familles qui sont dans l’illégalité. »
Je pose mon front sur le bout de mes doigts.
« Mon Dieu.
— Bref, on ne peut pas changer le passé, n’est-ce pas ? m’interpelle Opal, la bouche en cul-de-poule. (Elle pose la main sur les dossiers devant moi.) Il m’a fallu des jours pour faire le tri et en arriver là. Vous n’êtes peut-être pas là-dedans. Et les informations sont tellement générales qu’il ne sera peut-être pas possible de vous situer. Ça vaut ce que ça vaut. (Elle hoche la tête.) Je regrette, « changer » n’est pas le bon mot, n’est-ce pas ? Je ne suis pas sûre que le passé puisse être changé. Le passé n’existe plus. »
Quelque chose dans cette réflexion me paraît faux, étrange et insaisissable. Je regarde par la fenêtre les arbres dépouillés dans son dos. Un oiseau avec une longue queue en porte-à-faux perché derrière le carreau. Il tourne la tête, me fixe de son œil orange, puis cueille une baie dans la neige sur le rebord de la fenêtre.
Opal se retourne pour suivre mon regard.
« Doux Jésus, d’où sort cette bestiole ? »
De nouveau, elle tire distraitement sur la chaîne autour de son cou, fait jouer les maillons entre ses doigts. Le bijou se balance par l’entrebâillement de son corsage et je m’attends à voir apparaître une croix : mais c’est une grosse dent blanche qui surgit.
Un instant, je reste figée sur place, le souffle coupé.
J’attends d’avoir retrouvé ma respiration, puis, comme elle regarde par la fenêtre, je dis d’un ton aussi détaché que possible.
« Vous savez, je… je dois aller chercher quelque chose.
— Tiens ? (Elle ne se retourne pas pour me regarder. Il y a un silence pendant lequel j’entends le grondement d’un bus qui passe devant la maison. Elle ne se retourne toujours pas.) Et pourquoi ça ? »
Je regarde de nouveau l’oiseau, sa queue tachetée. Il picore une autre baie. Je m’enfonce dans ma chaise. L’oiseau agite sa queue de haut en bas. Il y a une pause infime, l’infirmière lâche sa chaîne en or. Puis elle repousse ses longs cheveux blancs. Elle se tourne lentement, cérémonieusement, pour me faire face.
« Je préférerais que vous restiez là, insiste-t-elle, affable. Avec moi. »
Quelque chose se modifie sous mon crâne. Les bruits ambiants dans la pièce sont compressés, comme si mon système vasculaire était altéré. Je n’entends plus que le frôlement des longues plumes de la queue de l’oiseau contre la vitre. Je concentre mon attention sur le visage de la femme. Maintenant elle me regarde, les yeux d’un bleu glacial, la peau lisse, une beauté bien conservée, chaste. Mais dans son visage, dans tout son maintien, je le vois à présent : c’est la confusion dans son esprit. Une jungle infiniment plus profonde que chez M. Memdouah.
Opal tend la main vers les dossiers et les aligne sur le rebord de la table.
« Vous avez un sens animal, pas vrai ? Un sixième sens. (Elle sourit et ferme les yeux.) À l’époque, je croyais que le problème c’était cette femme, Myrtle. Ce n’est que des années plus tard que j’ai compris le vrai problème. »
Elle s’interrompt.
« Et c’était quoi ? » je demande d’une voix à peine audible.
Opal sursaute.
« On sauvait ceux que Dieu voulait voir mourir ! C’étaient des bébés abîmés. La plupart, comme vous, par exemple, étaient nés sans âme, ajoute-t-elle avec douceur peut-être pour me consoler. Comme des animaux. »
J’ai la sensation que le froid m’envahit, gagne les ongles de mes doigts et de mes orteils, m’encercle les poignets. Je commence à trembler. J’essaie de réguler ma respiration.
Opal s’arrête et se tapote les lèvres d’un doigt distrait.
« Je vous ai dit que j’ai été dans les ordres ? (Elle entrecroise vaguement ses doigts sur la table. Le bout a l’air crasseux et décoloré, comme si elle avait gratté dans la saleté.) Quand l’hôpital des Enfants du Lion… quand l’hôpital a fermé ses portes, j’ai cru que j’allais mourir. Le pavillon des enfants était ma destinée. Bien sûr, je n’avais jamais aimé Myrtle, elle était tellement bizarre et plutôt… déplaisante. Je me disais toujours que sa maison pourrait elle aussi prendre feu, remarque-t-elle avec désinvolture, scrutant le plafond. Mon couvent m’a envoyée travailler à l’extérieur. J’ai enseigné la chimie au lycée. Ça me plaisait bien. (Elle étale ses mains, les paumes à plat sur la table, et les regarde comme si elle déchiffrait les minuscules réseaux bleutés de ses veines.) Et puis, je suis tombée amoureuse. À 38 ans. Je croyais que Dieu me donnait une autre chance. J’ai quitté le voile, Andrew et moi nous sommes mariés. Quand j’ai été enceinte… (Elle s’arrête net, les yeux humides.) C’était un miracle. »
De nouveau, elle ferme les yeux, lèvres tremblantes. Pendant plusieurs secondes, il n’y a aucun bruit. Je toussote discrètement et elle ouvre les yeux. Elle me regarde.
« Ne vous inquiétez pas, mon petit. Je ne vous ai pas oubliée. »
Elle replie ses mains.
« Un matin, je me suis levée. Je croyais avoir entendu Thomas, notre fils, qui s’agitait dans son berceau. Mais quand je suis allée pour le prendre, il était froid. Je lui ai fait de la réanimation cardio-pulmonaire, et Andrew a appelé les urgences, mais Dieu… (Elle lève la main et ferme le poing.) Arraché à nous. (Elle a un petit sourire terrible.) Vous pouvez imaginer ça ? Qui pourrait imaginer une chose pareille ? Une seconde, il est en vie et il rit, et la seconde d’après… (Son regard fait le tour de la pièce.) Vous avez déjà tenu un bébé mort, Lena ? C’est très léger. Ma mère me disait la même chose quand ma petite sœur est morte.
— Je suis navrée, dis-je d’une voix faible.
— Enfin, bien sûr que ça devait arriver, me rembarre-t-elle. Qu’est-ce que vous croyez ? (Elle me fixe, le visage rigide ; des fenêtres blanches sur la partie supérieure de ses iris semblent recouvrir ses pupilles.) Qu’est-ce que vous croyez ? Après toutes ces années à violer la volonté divine ? Vous vous attendiez à quoi ? (Elle s’arrête et semble chercher son souffle.) Je crois que je… je crois que je prendrai bien un peu de thé, maintenant », me dit-elle comme s’il s’agissait d’une visite de politesse qui commence à se gâter.
J’hésite, mais il semble qu’elle ne continuera pas sans thé. Je vais à la cuisine et pose la bouilloire sur la flamme la plus forte. Je regagne la salle à manger à la hâte tandis que l’eau chauffe, ayant peur qu’elle s’en aille, mais Opal est toujours là, le regard fixe, fascinée par l’oiseau sur le rebord de la fenêtre. La chambre de Keller est derrière la cuisine. Je laisse la bouilloire siffler un bon moment avant de retourner dans la cuisine et verser l’eau sur deux des sachets qu’elle a apportés. Je reviens avec deux tasses.
Elle me remercie et tourne sa cuillère d’un air méditatif.
« Après que Dieu a pris Thomas, je me suis trouvée au milieu des ténèbres. J’ai quitté Andy et je suis retournée au couvent : je devais implorer le pardon de Dieu. J’ai recommencé à prier. J’ai récuré, pieds nus, les sols et les murs. Je suis devenue humble. Parfois je trempais les oreillers de mes larmes. Mon esprit était très… sombre. C’était étrange pour moi : pourquoi Dieu laissait vivre autant de bébés abîmés, mauvais, et avait tué Thomas. Cette injustice dépassait l’imagination. Tous les bébés des avortements, tous les bébés du sida, tous pris ! Pourquoi ? Vous voyez à quel point c’est incompréhensible ! fulmine-t-elle en plaquant ses mains sur la table, puis elle se calme de nouveau. Enfin, plus je frottais et plus je priais, plus les choses sont devenues claires dans mon esprit ; j’ai compris que c’était à moi de rectifier les choses. Si je me repentais et corrigeais mes péchés, Dieu me laisserait revenir au côté de Thomas… quand je serai au ciel. (Son agitation s’est dissipée, bien que sa voix tremble et qu’elle recommence à toucher les choses de façon nerveuse et à aligner les dossiers par rapport à la table.) C’était facile ! Le grand hôpital m’a engagée sur-le-champ. Bien que la mère Margaret n’eût pas cru que j’étais prête à retourner dans le monde, ajoute-t-elle sombrement. J’étais prête. Je devais corriger les choses. Les plus abîmés… étaient les bébés privés d’âme.
— Mais… (J’avance en hésitant, lentement, comme à tâtons dans le noir.) Ces bébés abîmés… ils ont grandi. Ce n’est pas eux que vous avez empoisonnés, ce sont leurs enfants que vous avez tués.
— Non, Lena, m’explique-t-elle patiemment. Ce qui compte, c’est la semence. Je devais arrêter la lignée. Mais il fallait aussi que je vous retrouve, vous, bien sûr, ajoute-t-elle avec un pâle sourire timide. Dieu m’avait volé Thomas et, brusquement, vous m’êtes revenue à l’esprit. J’ai rêvé d’une boule de chair toute couverte de poils. Je savais que c’était vous. Je voulais rêver de Thomas, mais vous étiez toujours là, à sa place, à perturber mon sommeil. »
Je ne peux pas la regarder en face. Il y a une odeur âcre dans l’air, comme si la foudre allait tomber. Et il me semble qu’il y a de la vie autour de nous. Je perçois non pas des pas mais du mouvement.
« Un an après la mort de Thomas, comme je faisais le ménage dans la salle commune du couvent où se trouve la télévision, j’ai vu votre nom et votre visage aux informations ! Incroyable ! La chouchoute de la Mère supérieure. Mon cœur cognait dans ma poitrine. Dieu me parlait. J’ai cru que vous pouviez me voir à travers l’écran de la télévision. (Elle sourit.) C’était au sujet de cette autre affaire, le meurtre de ce pauvre petit garçon ?
— Troy Haverstraw. »
Elle soupire.
« Pauvre créature. Un autre bébé abîmé. Il avait une faculté particulière, comme vous. C’est contre nature. Seules les créatures et les démons ont ce pouvoir, le pouvoir de sentir nos péchés, murmure-t-elle, les yeux baissés, méfiante. (Elle agite ses doigts décolorés et je remarque que ses ongles sont ourlés de sang séché, cruellement rongés jusqu’aux chairs.) Peu importe. Je sais ce que vous voulez entendre. Vous voulez que je vous parle du poison. (Elle porte la tasse fumante à ses lèvres et avale une gorgée de thé au milieu de la bouffée de vapeur. Une ride verticale apparaît entre ses sourcils.) L’eau de puits, commente-t-elle, et elle se redresse. Ma tante et mon oncle travaillaient à l’usine de Lucius. Mon oncle Jack disait qu’on avait de la chance de vivre en Amérique, où les choses sont tellement bien réglementées qu’il fallait des années et des années avant que les teintures puissent vous faire du mal. Contrairement à d’autres pays ! Il aimait dire aussi que les colorants toxiques étaient les plus beaux, et que rien n’égalait la pureté du blanc du plomb ou du jaune du cadmium. »
Sa voix traîne de nouveau, ses yeux s’assombrissent comme si elle perdait le fil. Je la relance.
« Et vous étiez proches d’eux ? »
Elle prend une gorgée de thé.
« Ils m’ont élevée. Leur maison était pleine d’échantillons de teintures provenant de l’usine. Ma tante Casey filait et teignait sa laine, et mon oncle fabriquait du papier. Des objets très, très jolis. Pour Noël, ils décoraient leur maison comme l’atelier du Père Noël. Alors quand j’ai cherché comment m’y prendre, ils me sont revenus à l’esprit. J’avais lu des choses sur les produits chimiques largués dans le lac Ontario, tout le cadmium qu’on avait découvert dans l’eau de notre puits à Lucius et qui ressortait dans les tomates des jardins potagers. Et je me suis rendu compte que c’était parfait… la méthode la plus naturelle. À cette époque, mon oncle et ma tante étaient morts tous les deux, ils avaient succombé au même type de cancer. Mais ils m’avaient laissé leurs ravissants colorants. (Elle se frotte le nez et je crois l’entendre renifler avant de comprendre que c’est un rire étouffé.) Ah, oui, et votre ami, ce… Marshall ?
— Vous voulez parler de M. Memdouah ? »
Elle renverse la tête en arrière.
« Quelle source d’inspiration !
— M. Memdouah vous a-t-il dit de tuer les bébés ? »
Elle est aux anges.
« Doux Jésus, jamais de la vie ! Il voulait renverser la bourgeoisie présidentielle et des espèces de républicains…
— Les technocrates, je sais.
— Oui, il est un peu, enfin… irrévérencieux, mais tous les Pères de l’Église ne l’étaient-ils pas ? Un grand esprit, non encombré. Il m’a aidée à concentrer mon esprit, à l’aiguiser. Il m’a rappelé à quel point j’étais en colère. (Elle s’étire.) Quelquefois ça fait du bien de se sentir vraiment en colère !
— Vous l’avez empoisonné avec ce petit cadeau que vous m’avez donné.
— Pourtant, je lui avais dit de ne pas y toucher ! »
Je me frotte les bras, gelée, et je perçois un léger courant d’air, ce qui laisse supposer un mouvement. Je sens quelque chose en dehors de la pièce, comme une ombre projetée en avant. J’aimerais me retourner, mais je crains de rompre le charme. Je lève ma tasse, il s’en dégage une odeur de plantes et de sous-bois. J’y trempe les lèvres, mais il y a aussi une autre note derrière cet arôme végétal, quelque chose de métallique. Je repose ma tasse.
Elle soupire et fait bouffer ses cheveux.
« Je me suis donné beaucoup de mal pour que tout marche correctement, m’explique-t-elle. J’ai dû chercher longtemps pour trouver de jolies couvertures ourlées. Je les ai achetées, les ai emportées chez moi et les ai trempées dans le bain de cadmium et de chromate. Un bon bain prolongé. Ça a fait ressortir les couleurs, elles étaient très vives et vraiment jolies. Je suis allée dans une animalerie et j’ai acheté deux perroquets. Puis j’ai recouvert la cage avec la couverture et en quelques heures, les deux volatiles étaient les pattes en l’air au fond de la cage. (Elle se recule sur sa chaise, les yeux étincelants.) Impeccable. (Elle joint les mains devant elle sur la table.) Je n’ai eu aucun mal à remonter la piste des familles de mes bébés, la plupart étaient restées dans les parages. J’en ai retrouvé deux par le biais des associations d’anciens élèves. J’ai même pris un bébé qui venait de cette autre agence, Nouveaux débuts, pour brouiller les pistes. (Elle m’adresse un sourire.) Je leur ai donc envoyé des cadeaux pour fêter l’arrivée du bébé. Et une fois ou deux, je me suis offert le plaisir de me faufiler par la porte du jardin.
— Vous êtes sur la bande-vidéo d’un moniteur de surveillance d’une des victimes.
— Tiens donc ? (Elle a l’air contente.) Alors pourquoi vous ne m’avez pas reconnue plus tôt ? (Elle affiche un large sourire.) Les gens croient n’importe quoi… Je vous ai dit qu’il y avait une infirmière étrangère au service qui circulait dans l’hôpital, vous vous souvenez ? Je l’avais raconté à Laeticia et après, tout le monde ne parlait que de ça. Ils ont même cru l’avoir vue. Certains en ont donné une description !
— Je me souviens. Qu’avez-vous fait avec les autres couvertures ?
— Vous ne les retrouverez jamais. (Elle tripote la chaîne autour de son cou.) Vous ne m’écoutez pas. Combien de fois dois-je vous le répéter ? Ce ne sont pas des victimes. Je ne savais pas comment cela tournerait. J’ai livré les outils et la nature a fait le reste. Il ne m’appartient pas de donner ou de reprendre. J’ai appris ça avec Thomas. J’essaie seulement de rectifier le cours des choses. (Elle me regarde.) Et je savais que si un certain nombre de bébés mouraient de façon rapprochée, vous alliez probablement enquêter… et venir à moi. Mais ce que vous avez lambiné, c’était interminable ! (Elle éclate d’un rire jovial.) Alors je vous ai rendu visite une fois ou deux, dit-elle avec fausse modestie.
— Ah, bon ? »
Elle paraît aux anges.
« J’ai vraiment tout fait. Je vous ai cherchée dans toute la ville et finalement, vous voilà, ici même. Dieu vous a conduite à moi. C’est comme ça que ça marche.
— C’est ce que vous croyez. »
Elle tourne la tête et me regarde en coin.
« C’est trop fort ! (Un nouvel éclat de rire, plus sonore cette fois.) On dirait que vous êtes contrariée. Enfin quoi, vous avez vécu, non ? Dieu vous a laissée vivre. J’aurais pu introduire quelque chose de plus puissant dans votre perfusion ou laisser tremper vos draps plus longtemps. J’aurais même pu mettre quelque chose dans votre infusion, insinue-t-elle, narquoise, et je retire mes doigts de ma tasse. Mais je ne l’ai pas fait. Vous devez apprendre à être reconnaissante de ce qui vous est accordé, Lena. Dieu a décidé que vous ne méritiez pas qu’il vous rappelle à lui ! »
Je veux la laisser poursuivre son raisonnement, la pousser dans ses retranchements. Pourquoi cette forme de mort ? Combien d’autres ? Mais il y a un vide derrière ses yeux ; elle semble aussi butée que l’oiseau hivernal derrière la fenêtre, dans son dos. Cependant, il lui manque un maillon ou un lien essentiel avec les choses. M. Memdouah est peut-être fou, mais il a des moments de lucidité. Opal, en revanche, paraît lucide. Mais c’est un leurre.
Elle me considère avec méfiance.
« Vous n’allez même pas prendre une gorgée de l’infusion que je vous ai apportée ? J’ai fait tout ce trajet…
— Je pense que cette infusion est empoisonnée, Opal, dis-je en inclinant le liquide vert vif dans sa direction. En fait, on va devoir vous transporter immédiatement au centre antipoison. »
Elle a l’air sidérée par cette nouvelle, comme si elle n’avait rien à voir avec cela. Elle se lève, chancelante.
« Je crois que j’ai oublié quelque chose, marmonne-t-elle, en tremblant maintenant de tous ses membres comme si ses articulations cédaient. J’ai à faire…»
Elle se tient debout et avance vers moi, ses mains noueuses d’infirmière tendues en avant et agitées de tremblements.
« Opal ? »
J’essaie de me lever, mais ma chaise est prise dans un pli du tapis ; je me débats pour essayer de m’en libérer. Elle avance prestement, attrape l’arrière de ma tête et approche la tasse de mes lèvres.
« Vous devez boire, insiste-t-elle en cognant le bord de la tasse en céramique contre mes dents. Ça va vous redonner des forces. »
Je détourne la tête et frappe la tasse, qui lui échappe, quand Keller entre dans la pièce. Il l’arrête au moment où elle essaie d’atteindre la porte.
« Vous n’allez pas sortir, Opal, intervient-il en lui attrapant les bras. Pas par un froid pareil. »
Elle pivote sur elle-même, le visage blême, interloquée.
« D’où vous sortez, vous ?
— Je dormais dans la pièce voisine, explique Keller. (Il me regarde.) Les cloisons sont très minces dans cette maison.
— Ça alors ! Doux Jésus ! s’exclame-t-elle, puis elle paraît reprendre son souffle, commence à se détendre. (Elle s’abandonne timidement entre ses bras, la tête inclinée en avant contre son épaule.) Dieu merci, Dieu merci. Mon Andy est venu me chercher. »
Opal suit Keller dans sa voiture. Elle s’assoit à côté de lui sur le siège du passager et je me glisse à l’arrière avec son sac et son manteau.
« On va vous conduire à l’hôpital, maintenant, Opal, lui explique-t-il en partant en marche arrière. Il y aura aussi des policiers là-bas.
— Oh, c’est très bien, dit-elle d’une voix faible de vieille femme. (Elle se met à pleurer en claquant des dents, bien qu’il ne fasse pas tellement froid.) Je dois dire que je ne me sens pas très bien. (Elle regarde à l’arrière.) Est-ce que j’ai fait quelque chose de mal ? J’essayais tellement de remettre les choses en ordre. J’ai fait une bêtise ?
— Les docteurs vont vous aider à tirer ça au clair, dis-je, laconique, en me rappelant dans le moindre détail les symptômes de mon propre empoisonnement. Et la police aussi.
— D’accord, très bien, articule-t-elle en se retournant pour regarder par la vitre de sa portière dans le crachin matinal. Ils savent que je suis innocente. »
Keller met un gyrophare sur le toit de sa voiture et nous passons plusieurs feux rouges sans nous arrêter.
Nous entrons dans l’allée semi-circulaire des urgences de l’hôpital du Nord. Nous l’aidons, Keller et moi, à sortir. Elle se presse l’estomac, son corps est maintenant secoué de spasmes et un aide-soignant est déjà en train de franchir les grandes portes coulissantes en verre avec un lit à roulettes. Opal s’arrête un instant et je crois qu’elle va refuser d’entrer. Mais elle tire sur son collier et me le tend. « Vous allez avoir besoin de ça plus que moi », balbutie-t-elle. Puis elle me prend la main et la serre de toutes ses forces pendant que le lit s’approche.