23
Pia et Henry habitent à quelques kilomètres seulement de chez moi, dans le nord de Syracuse, mais je ne les ai pas vus ni ne leur ai parlé depuis presque quatre ans. Malgré le nombre de fois où elle m’a fait savoir combien il était « merveilleux » que j’aie réussi à dénicher quelqu’un qui voulait bien m’épouser, Pia n’avait jamais été folle de Charlie. Elle disait qu’il était « truculent » mais je savais que Pia trouvait sa voix et ses gestes vulgaires. Elle se hérissait quand il était dans les parages, comme si sa présence lui causait des bleus sur le corps. Et puis, à demi inconsciemment, j’ai commencé à vouloir compenser le comportement de mon mari trop tapageur. Je me rétractais ; je baissais la voix jusqu’à me mettre à chuchoter. Le regard de Pia passait furtivement de Charlie à moi. Pour finir, elle s’éclipsait par la porte battante pour nous préparer un snack, ce qui n’en finissait plus, et elle passait la plus grande partie de notre visite à se cacher dans la cuisine.
Un jour, comme nous quittions leur maison après avoir dûment dîné avec eux, Charlie échangea une poignée de main avec Henry et lui donna une tape virile sur le bras. Mais quand il voulut embrasser Pia, celle-ci laissa échapper une sorte de piaulement étouffé et fit un pas en arrière. « Hop là ! » fit Charlie alors même qu’il ne l’avait pas touchée, et il recula à son tour. Pia se détourna ; elle avait l’air démontée et malheureuse. Je ne supportais plus le comportement névrotique qui entourait nos visites. De sorte que nous avons simplement cessé de venir. C’était plus facile d’être toujours « de plus en plus débordée, c’est de la folie » au travail et dans la vie, ce sur quoi tout le monde semble s’accorder de toute façon. Même Pia, qui n’avait jamais exercé d’emploi à plein temps, était toujours submergée par le jardinage, le ménage et ses cours de gym. Quand je déclinai les invitations sous prétexte que nous étions « occupés », mes parents adoptifs acceptèrent cette excuse sans discuter, voire avec respect. Peu à peu, les invitations et les coups de fil se firent plus rares. Henry a eu une attaque il y a deux ou trois ans. Je suis allée le voir une fois, à l’hôpital, où il m’a fixée avec des regrets tellement déchirants dans les yeux que j’avais du mal à soutenir son regard.
Et bien que Pia eût laissé plusieurs messages de « consolation » sur mon répondeur quand Charlie et moi nous sommes séparés, je n’ai jamais répondu. Ils voulaient passer voir si tout allait bien, disait-elle. Mais je pensais que ce serait plus dur pour moi de voir Pia que de pleurer toute seule. Je ne sais même pas comment elle a appris que nous avions rompu, mais je parie que Charlie les a appelés. Il semble que, malgré leur antipathie réciproque, Charlie entretenait avec eux un lien émotionnel plus fort que moi. Je ne me sentais pas capable de revoir ma mère adoptive et j’avais perdu l’habitude d’aller leur rendre visite. Rester à distance paraissait moins pénible pour tout le monde.
Keller attend derrière moi pendant que je sonne à la porte. Ni l’un ni l’autre ne connaît clairement son rôle, mais il m’a conduite ici et je m’aperçois que je suis heureuse qu’il se tienne là, suffisamment près pour que je sente les effluves de son après-rasage épicé flotter dans l’air blanc, froid. Nous attendons, sans parler, les yeux fixés sur la porte. Je n’ai pas appelé pour prévenir ; cela aurait en quelque sorte multiplié les complications. Je craignais aussi, jusqu’à la dernière minute, de ne pas arriver à le faire.
Debout sur la vieille véranda, sur le paillasson couleur moutarde où j’ai passé une éternité à attendre seule le bus scolaire, je sens le poids de notre interminable silence. J’avais toujours pensé que je reprendrais bientôt contact avec eux. Mais quatre années, presque cinq, se sont écoulées. Mes collègues de bureau se plaignent de leur famille, dissèquent toutes leurs chicanes et chamailleries. Elles se plaignent surtout des vacances, durant lesquelles il semble nécessaire que tout le monde se réunisse. Pourtant, elles le font malgré tout. Ce sont probablement les rouages secrets de la famille, ce magnétisme semblable à un courant sous-marin. Je suis curieuse de vérifier cela par moi-même, de voir à quel point les attaches familiales sont liées au sang.
Pia ouvre la porte et elle a son expression naturelle, celle de tous les jours, douce, impassible comme un passage de nuages. Après quatre ans, c’est comme si nous étions simplement de vieilles relations, des gens qui ont fait autrefois un long trajet en bus ensemble.
« Ça alors, Lena. (Ses traits impeccables s’adoucissent en un sourire, mais elle ne lâche pas la poignée de la porte immédiatement. Elle semble mesurer l’espace derrière nous. Puis elle se retourne et finalement, me tend les mains. Nous nous prenons toutes les deux par le coude et j’effleure sa joue de mes lèvres. Je sens quelque chose de nouveau, de tremblant et de poudreux, sur sa peau, un adoucissement lié à l’âge. Je me rends compte qu’elle doit friser les 70 ans maintenant.) Lena, tu aurais dû appeler ! s’exclame-t-elle. J’aurais pu me préparer à te recevoir. (Ses mains se serrent autour des miennes.) Tu n’as pas d’ennuis, au moins ? (Ses yeux volent avec inquiétude de moi à Keller puis reviennent sur moi.) Ma voisine Miriam a cru te voir aux informations l’autre jour… es-tu passée au journal télévisé ? Pourquoi ne m’as-tu rien dit ?
— Pia, je vais bien, dis-je (Mais je saisis dans sa voix le ton d’un constat sans surprise : nous y voilà enfin, exactement comme elle l’avait redouté.) Je voulais juste vous voir, toi et Henry. »
Elle ne bouge pas pendant un moment, elle ne me croit pas vraiment. Puis elle se tourne vers Keller et dit d’une voix familière, exaspérée : « J’aurais préparé à déjeuner ! (Elle se tapote la poitrine.) Mais enfin, bonté divine, pourquoi restez-vous dans le froid ? Entrez, entrez donc, je vous en prie. »
Keller s’essuie les pieds sur le paillasson, ce qui ne va pas manquer de plaire à Pia. Charlie avait l’habitude de donner des coups de pied dans le montant de la porte pour faire tomber la neige. Pia prend le manteau et l’écharpe de Keller et demande : « Alors, qui avons-nous ici ? Qui nous as-tu amené, Lena ? »
Elle accroche son manteau dans le placard de l’entrée et me tend un cintre. J’ai enfin le temps de faire les présentations. Je dis simplement qu’il est « un ami du travail ».
« Bonté divine, quel prénom charmant, original… Keller ! s’exclame Pia. Est-ce un vieux prénom traditionnel dans votre famille ? Sans doute, n’est-ce pas ? C’est très irlandais ? Il y a plusieurs Pia dans ma propre famille, des tas de Pia et de Catherine.
— Y a-t-il des Lena ? demande Keller poliment.
— Oh, bonté divine ! (Pia rit comme s’il avait fait une plaisanterie, puis elle me jette un coup d’œil et baisse la voix.) Pas vraiment. Je voulais quelque chose d’unique pour ma fille. »
Le séjour conserve le parfum de mon enfance, mais en plus intense, comme si Pia et Henry avaient cessé d’ouvrir les fenêtres : huile capillaire, couvertures au crochet, et l’odeur bien spécifique de la poussière chauffée sur l’écran de la télévision (même si la télévision est enfermée, comme d’habitude, dans son habitacle sculpté, car Pia trouve souvent les programmes « dérangeants »). Bien que Henry ait renoncé au cigare il y a dix ans, les vestiges de l’odeur de l’ancienne fumée se sont comme distillés, concentrés. Sur un mur, au-dessus du fauteuil de Henry, un halo jaunâtre figure les contours de sa tête, là où les résidus de cigare ont dû s’incruster pendant qu’il fumait en étudiant des schémas de moteur.
Pia allume les lumières du séjour en marmonnant quelque chose au sujet de ces hivers gris, affreux, affreux. Et alors que le soleil matinal est déjà assombri par la couche de nuages, je m’aperçois que les fenêtres sont encadrées de rideaux de velours, et les vitres couvertes de panneaux en voile, comme si Pia et Henry se protégeaient de la clarté du jour.
Pia fait bouffer les voilages des fenêtres, et des rais ondulent sur le visage de Henry comme sur le fond d’une piscine.
« Ton père est dans un de ses pas trop bons jours », nous chuchote-t-elle.
Quand il me regarde, je comprends que, si j’ai laissé passer autant de temps entre nous, c’est pour une autre raison. L’attaque de Henry l’a sérieusement diminué. Depuis la dernière fois où je l’ai vu à l’hôpital, il a perdu la moitié de son poids, sinon davantage, et il a le visage d’un homme foudroyé. Quand je passe mes bras autour de lui, il paraît encore plus frêle que Pia, et ses mains tremblent quand il s’accroche aux miennes. Il pose ses grands yeux sur moi et me dévore du regard.
« Oh, papa, dis-je d’une voix éraillée. Comme tu m’as manqué. »
Il hoche la tête et ouvre la bouche et il n’en sort qu’une vibration, son sourire est déformé, tordu aux commissures, comme brisé.
« Allez, Henry, pourquoi tu n’essaies pas de parler à Leelee ? intervient Pia. (Elle est juchée au bout du canapé à côté du fauteuil de Henry et elle prend sa main dans les siennes. Elle nous regarde, Keller et moi.) Il est censé s’exercer à parler. Le docteur Morton l’a dit. Il a dit que beaucoup de victimes d’attaques en retrouvent la capacité. Mais ton père n’est qu’un entêté ! C’est comme s’il était allergique dès que je lui demande de faire quelque chose. Je n’ai pas raison, Henry ? » demande-t-elle, le sourire menaçant.
Mais je perçois son angoisse, elle n’arrête pas de tripoter ses cheveux, de les repousser derrière ses oreilles.
Keller s’assoit dans l’une des bergères assorties disposées en face du canapé. Il place une cheville sur un genou, pose sa main sur l’autre genou et regarde autour de lui.
« Vous avez une maison charmante, Mrs. Dawson.
— Oh, non ! Pas du tout, réplique Pia d’un ton vif, sans la note d’humour nécessaire. (Elle se reprend et adoucit sa voix pour essayer de compenser.) Non, vraiment pas. Cet endroit est affreux et cela ne fait qu’empirer. Il a besoin d’un nettoyage complet du sol au plafond, de meubles et de tapis neufs, et… je ne sais pas quoi d’autre encore ! (Sa voix se met à chevroter ; elle a un sourire pitoyable, se lève d’un bond et file vers la cuisine en disant :) Qu’est-ce que je fais ici ? J’ai perdu l’esprit. Il faut que je vous prépare à manger.
— Non, Pia, je t’en prie. Maman ? On n’a pas faim.
— Sottises ! » tranche-t-elle.
Henry me fait un vieux sourire complice. Notre éternelle commisération pour Pia. Qu’est-ce qu’on peut faire de quelqu’un comme ça ? Je lui prends la main et il me la serre en se penchant vers moi. Il semble y avoir des minuscules grains de larmes au coin de ses yeux et je suis à la fois très heureuse et très triste de le voir. Je ne peux imaginer comment je vais poser la question que je suis venue poser. Mais Henry me tient la main, un mince film de sueur brillant sur son visage.
« Euh, bredouille-t-il. Euh euhhh.
— Alors, papa, Pia dit que tu refuses de parler », je lance avec entrain.
Il hoche la tête, le sourire large et la bouche tordue ; peut-être se souvient-il aussi que c’était le sujet de plainte numéro un de Pia à mon sujet quand j’étais petite.
« Oh, il est parfaitement capable de se faire comprendre quand il le veut, affirme Pia en émergeant de la cuisine avec un plateau de fromage et de crackers. Ne sous-estime pas Henry. Bon, ce n’est pas l’heure du déjeuner. Juste de quoi grignoter, alors ne vous bourrez pas. (Elle met par terre un bouquet de fleurs en soie et un bloc-notes, et pose le plateau sur la table basse en verre.) Allons, Lena, je sais combien tu es tatillonne pour la nourriture et ceci est un fromage spécial au porto, donc ça risque de ne pas te plaire. Mais tu ne peux pas me faire de reproches, tu sais, tu ne m’as pas prévenue, ma chérie ! » dit-elle.
Son regard vif d’oiseau est toujours distant, comme si elle n’était pas dans la même pièce que nous.
Je réalise que j’ai compté sur mon ressentiment habituel – à présent plus tangible en présence de Keller – pour me donner les moyens de formuler ma question. Mais je sens seulement le chagrin qui suinte dans l’air. C’est Pia qui a cet effet sur moi. Je me souviens combien elle détestait être seule. Comment elle inventait des excuses, des petites urgences, pour surgir dans ma chambre et me demander si j’avais de la fièvre, ou si les quantités pour une recette trouvée dans une revue n’étaient pas erronées. Un jour, elle s’était levée de table tandis que Henry et moi étions en train d’étudier la notice pour construire une radio (pour notre défense, nous avions déjà débarrassé la table), et elle avait dit : « Ma foi, à quoi ça me sert d’avoir un enfant si c’est pour qu’on me tienne à l’écart. »
La mâchoire de Henry avait pointé en avant, ses yeux s’étaient durcis, et il avait lancé sèchement : « Pia ! » Elle était sortie de la pièce pendant qu’il criait dans son dos : « Reviens ici et présente tes excuses à Lena ! »
Et maintenant, tout ce que j’ai en tête, c’est combien cela doit vous miner, vous user, d’avoir à ce point peur de la solitude. Combien elle doit être en colère contre Henry de s’être ainsi éloigné d’elle.
« Pia, dis-je, vraiment, on n’est pas venus pour manger. (Pourtant Keller lorgne le fromage et les crackers.) Je suis seulement… je suis juste venue pour vous voir, toi et papa, parler un petit peu. Ça fait un bail.
— Quatre ans et demi ! lance-t-elle. Presque cinq. (Elle regarde Keller, qui a pris le bloc et tourne distraitement les pages en mangeant.) Vous imaginez ça ? Cinq ans sans voir ses parents. Allez, je vous laisse imaginer. (Sa voix hésite entre émerveillement et colère, puis elle change de sujet, comme si elle était trop fatiguée pour ça.) Bon, je ne sais vraiment pas de quoi tu veux discuter », ajoute-t-elle enfin, les mains serrées entre ses genoux.
Elle observe une peinture représentant un moulin sur une rivière, accrochée au-dessus de la télévision.
Pendant un moment, personne ne parle. Je regarde Keller, et suis sur le point de dire : D’accord, on remet ça à un de ces jours (jamais) et on se tire. Finalement, il sourit à Pia et lève le bloc-notes.
« Qui est l’artiste ici ? » demande-t-il.
Je tends la main vers le bloc. Chaque page est couverte de pastels – des lignes au hasard, des formes géométriques qui se fondent en piqués et tourbillons, spirales déséquilibrées, des dédales qui fléchissent, s’inclinent et éclatent. Certaines pages comportent seulement des bouts de lignes rudimentaires et des gribouillis, de minuscules fragments, d’autres sont couvertes de façon plus dense, ombrées de bleus et de verts pâles, comme hallucinatoires. Une page en particulier retient mon attention et je la tourne sous différents angles, les formes compliquées, brisées, qui se rassemblent et se séparent, me rappelant… des schémas de moteur. Je regarde Henry. Il me dévisage, les sourcils haussés, les lèvres rentrées comme s’il retenait un rire.
« Oh, bonté divine, s’exclame Pia. Voyons, Keller, ce n’est pas de l’art… comment pouvez-vous croire une chose pareille ? Ce sont les « écritures » de Henry. Enfin, c’est comme ça que je les appelle. Nous avons essayé de lui faire écrire des mots. Cela remonte à l’époque où Henry était à l’hôpital. Tu te souviens, Lena ? »
Je hoche la tête sans quitter Henry des yeux.
« Le docteur Morton disait qu’il pouvait réapprendre à écrire s’il continuait à s’exercer. Et pendant quelque temps, il a semblé qu’il pourrait y arriver… Tu te souviens, Henry ? Mais après… je ne sais pas. (dans sa voix transparaît un désespoir mélancolique.) Il n’a plus essayé. Il a perdu l’intérêt, je dirais. Et c’est devenu de pire en pire avec le temps. (Elle rit de nouveau, un rire tendu et rigide.) De plus en plus comme ceux-ci. Ils sont effrayants, de toute façon, non ? Ces dessins. Ils sont tellement bizarres. Parfois j’essaie de cacher le papier, mais alors il devient très agité. Je ne sais pas. »
Elle indique un vase en verre, de l’autre côté de la pièce, qui contient une branche de feuilles écarlates retroussées, aussi vives que des flammes.
« Ton père a trouvé ça quelque part et il a voulu le rapporter. Du chêne, je suppose, encore que je n’aie aucune idée de là où il a pu trouver des feuilles d’automne en plein mois de février. Il ne m’a jamais apporté de fleurs, et maintenant il me donne des branches ! Il rapporte toujours des choses comme ça à la maison. Depuis qu’il a eu son attaque. Il ressemble davantage à un enfant. J’ai perdu un enfant et voilà que j’en récupère un autre. »
Elle rit lamentablement.
« Maman, dis-je, et elle me jette un coup d’œil trop bref, les yeux pleins d’espoir. Pia, je voulais te dire… (Je regarde Keller, ne sachant pas vraiment si je le connais assez bien pour dire cela en sa présence.) Je travaille sur cette affaire… tu as dû voir quelque chose là-dessus dans le journal… C’est très… vraiment triste. Il s’agit d’une série de morts de nourrissons. Très mystérieuses.
— Ah, oui, je crois que j’ai vu quelque chose là-dessus. (Son regard se déplace dans la pièce.) On appelait ça autrefois des morts au berceau.
— Oui, c’est quelque chose comme ça. Seulement il y en a eu une série, survenues sur une période restreinte, et il y a quelque chose là-dedans qui me touche profondément. »
Ça y est, elle est sur la défensive.
« C’est quoi ? Je veux dire : qu’est-ce qui te touche ? Si ce n’est, bien sûr, que c’est très triste. »
Je secoue la tête.
« Ça m’est difficile de dire exactement en quoi. Si ce n’est que je fais intuitivement un rapport, je crois.
— Un rapport ? (Elle se redresse alors de toute sa hauteur.) Quel genre de rapport pourrais-tu percevoir ? En quoi cette histoire nous concernerait ? »
Maintenant je sens qu’on est en train de s’égarer – loin de la conversation que j’espérais avoir – pour replonger dans l’exploration des sentiments.
« Enfin, il a toujours été assez difficile de parler de certaines choses. »
J’entends ma voix qui grimpe d’une façon enfantine. Je me frotte le cou.
« Voyons, c’est ridicule, Lena, déclare-t-elle avec un sourire forcé. De quoi par exemple ?
— Justement, je voulais te poser une question. J’ai commencé à me demander à nouveau, récemment, enfin, si tu pouvais m’en dire plus sur… tu sais… (Je m’interromps. Je n’arrive pas à soutenir son regard.) À leur sujet.
— De qui parles-tu, ma chérie ? persiste-t-elle.
— Tu sais bien. (J’attends une seconde pour le cas où ce serait le début des grandes eaux, que je sens monter. Keller s’éclaircit la gorge et je le regarde, m’accordant de puiser un réconfort auprès de lui.) Mes parents biologiques. »
Je regarde Pia. Ses lèvres se serrent.
« Je vois.
— Je… je crois que j’ai le droit de savoir, je hasarde, en m’accrochant aux accoudoirs du fauteuil. Tout le monde a le droit de savoir d’où il vient, me semble-t-il. »
Elle sourit en regardant le plafond et croise les bras.
« Oh, vraiment ? Je vois. Bien, c’est bon d’être prévenue. C’est ce que tu as décidé, alors ? »
Je sens le regard de Keller qui passe de l’une à l’autre. Dans son fauteuil, Henry soupire.
« Ça y est. Nous y sommes. Alors on y vient, finalement. Voilà la vraie raison de ta venue. Après cinq ans. Voir si tu peux te dénicher d’autres parents, meilleurs que nous, c’est ça ? Eh bien, je regrette de te décevoir, Lena. Comme je l’ai déjà fait bien des fois. Mais non, je ne sais rien de plus que ce que je t’ai dit et redit. Nous n’avons pas fait le genre d’« adoption ouverte », libre et facile, tellement à la mode aujourd’hui. Quand les mères biologiques rendent visite au bébé et jouent avec lui, pendant que nous te nourrissons, t’habillons et restons toute la nuit à veiller sur toi. Non, ce n’est pas ce qu’on a fait, hein, Henry ? Tu es venue à nous avec un dossier clos. Ils ne nous ont rien dit sur toi, et en plus… on ne voulait rien savoir. Tu comprends ça, Lena ? On ne voulait pas savoir parce que tu étais tout ce qui comptait pour nous. J’espérais que nous te suffirions, mais ça a été manifestement ma grande erreur. »
Sa voix tremble.
« Mais qui ? Qui ne vous a rien dit ? » je parviens à dire d’une voix chancelante.
Keller tient sa tasse et sa soucoupe à deux mains, les yeux baissés. Un instant, je suis embarrassée pour lui ; il est étranger à tout ça. Mais sa présence me donne du courage. Je ne suis pas prête à déposer les armes aussi facilement que je l’ai fait dans le passé.
« Pardon ?
— Tu dis qu’ils ne vous ont rien dit… qui ne vous a rien dit ? »
Pia me fixe, bras et jambes croisés, repliée sur elle-même, seule sur la banquette. Ses yeux clignent à peine. Ses lèvres sont tellement pincées qu’on pourrait croire qu’elles sont cousues. Elle finit par articuler : « Je ne sais pas qui. »
On entend à peine le son de sa voix.
Elle serre les lèvres encore davantage –, on dirait que cela lui fait mal. J’ai envie de lui prendre la main, comme je l’ai fait avec Henry, pour lui frotter les doigts et la paume, comme elle me le faisait autrefois, et lui dire de ne pas se faire de souci. Mais ma propre hébétude m’accable. Je me recule contre le dossier de la bergère.
« J’ai oublié, dit Pia d’un air farouche. (Elle regarde Henry comme si c’était lui qui avait posé la question, puis son regard fait le tour de la pièce.) Tu parles de quelque chose qui s’est passé il y a trente ans. Tu étais toute petite. Juste un petit bout de chou. Il y avait des gens d’une agence, un homme et une femme. C’était, euh… quelque chose avec le mot « maison » dedans, peut-être. Ou peut-être le mot « place » ? »
Toujours la même rengaine, qu’elle m’avait déjà servie dans le passé dans les rares occasions où j’avais eu le courage de l’interroger. Des mots sur lesquels j’avais fait une centaine de recherches dans des bases de données sur ordinateur, sans aboutir à rien.
« Et ils t’avaient mis un tout petit manteau avec un petit bouton de rose en tissu ici. (Elle indique la base de sa gorge et sourit d’un air lointain.) Tu avais l’air d’une vraie petite poupée. Et je me suis accroupie, je me suis faite toute petite et je t’ai pris les mains… parce qu’ils m’ont dit que tu n’aimais pas qu’on te serre ou qu’on te touche trop – tu n’as jamais aimé ça. Alors j’ai pris tes petites menottes et j’ai dit : « Bonjour, ma chérie, tu veux venir vivre avec moi ? » et tu as chuchoté à mon oreille… tu te souviens de ce que tu m’as chuchoté ? » Elle me regarde, dans l’expectative. Je secoue la tête. « Tu as dit oui. »
Ce n’est que lorsque nous nous levons pour prendre congé que je réalise que nous n’avons pas déjeuné du tout. La moitié du fromage rose au porto est resté sur la table à côté d’une pile de crackers dorés. Keller tend gentiment sa carte à Henry en disant : « Mon numéro personnel est ici… si vous avez besoin de quelque chose. » Pia s’accroche aux mains de Keller en lui disant combien elle est heureuse, terriblement heureuse d’avoir fait sa connaissance. Qu’il doit revenir très vite. Je me retourne et contemple les pièces dans lesquelles j’ai grandi et, pendant un moment, les coins se déplacent et s’étirent, un peu comme les labyrinthes dans les dessins de Henry, et je crois revoir l’endroit comme il était il y a près de trente ans, quand j’avais 3 ans : des meubles étranges à l’allure sévère, des tapis impeccables, vides, des espaces immenses flottant autour des choses. Et puis deux visages blancs – d’abord l’un, puis l’autre, bloquant l’entrée, tous les deux énormes et blancs, avec des sourires sur de grandes dents. Je m’étais échappée de la forêt tropicale pour me faire prendre par les humains. En regardant dans cette maison, j’avais commencé à percevoir ce que serait ma vie.
À présent, Pia est agitée, ses yeux bougent dans tous les sens comme s’ils lisaient une inscription au-dessus de ma tête. On dirait qu’elle a oublié quelque chose d’essentiel sans pouvoir s’en souvenir.
« C’est trop tôt pour que tu repartes, non ? Tu viens juste d’arriver. C’est à peine si j’ai eu le temps de te regarder ou d’apprendre qui était ton nouvel ami. (Sa main s’agrippe à la mienne.) Allons, allons, je t’en prie, Lena. Tu ne vas pas recommencer, hein ? Tu ne vas pas réapparaître puis disparaître, je t’en prie, Lena. Je ne le supporterais pas, tu sais. C’est affreux. Je préférerais presque que tu… je préférerais que… Enfin, bon, peu importe. Personne ne se soucie de ce que je veux, n’est-ce pas ? Cela ne t’a jamais beaucoup intéressée, je sais. Mais si ce n’est pas pour moi, pense à ton père. Pense à sa santé, au moins. Regarde bien ce que ça lui fait de te voir. »
Henry est toujours installé dans son fauteuil, il observe la scène de son air patient, le visage noyé d’ombre. Je me rapproche de lui et m’assois directement sur l’accoudoir large et plat de son fauteuil. Pia me grondait quand je faisais cela étant petite, craignant que j’use la tapisserie sur l’accoudoir, mais aujourd’hui, elle ne dit rien.
« Alors, papa. (Je touche ses cheveux argentés sur sa nuque.) Est-ce que cette visite a fait plus de bien que de mal à ton pauvre cœur ? »
Sa lèvre se retrousse en quelque chose de trop furtif pour être un sourire. Il opine en branlant de la tête ; elle paraît trop lourde pour son étroite charpente. Je l’observe un moment ; j’ai fortement l’impression qu’il y a chez Henry quelque chose qui m’échappe. Il se recale alors dans son siège et me glisse quelque chose : une page froissée arrachée à son bloc.
« Henry, c’est quoi ? Ne fais pas ça, tranche Pia. (Le papier est usé comme de la soie. Je le plie et le glisse dans ma poche.) Bonté divine, Lena, tu es vraiment une privilégiée, je dois dire. D’habitude il ne me laisse pas toucher à ses précieux papiers. Je ne l’ai jamais vu déchirer une seule page de son bloc auparavant. »
Je me relève et j’embrasse Henry sur son crâne tacheté. Puis, au moment où je me retourne, Pia s’approche et passe ses bras autour de moi. À cet instant, elle a retrouvé toute sa vivacité et sa vigueur d’autrefois, bien que je n’aie pas le souvenir qu’elle m’ait jamais tenue dans ses bras de cette façon. Elle me lâche, laisse retomber ses bras et dit : « Je m’excuse », de son ton sec habituel. Ses yeux brillent et je me dis qu’elle est plus émue qu’elle ne veut le laisser paraître. Il y a quelque chose de complexe dans son regard, des sentiments qui sont comme des morceaux de limaille de fer profondément enfouis.
Mais quand nous la suivons jusqu’à la porte d’entrée, elle m’apparaît à nouveau fragile et résignée.
« Très bien, ma chérie, commente-t-elle avec le calme d’un entrepreneur de pompes funèbres. Je sais que tu dois partir. Tu as ta vie. Je comprends ça. (Je l’embrasse de nouveau, le contact froid, poudré de sa joue glissant contre la mienne, sa main comme du satin sur mon autre joue.) J’aimerais tellement que tu reviennes nous voir, Lena. Très bientôt. (Elle dit cela en détournant le regard.) Mais je te pardonne si tu ne le fais pas.
— Très bien, Pia, dis-je. Je vais essayer, ça va ? » Je laisse Keller passer devant. Je mets les pieds dans ses pas pour avancer dans la neige jusqu’à la voiture. Puis il se retourne, prend une pelle sur le côté de la maison et dégage le chemin en une quinzaine de grandes pelletées. Toute la partie supérieure de mon corps me fait mal, comme si c’était moi qui maniais la pelle, et je n’en prends conscience qu’à ce moment-là. En cet instant, je ne désire plus qu’une chose au monde : monter dans la voiture de Keller et partir loin d’ici.