13

Ce matin je me rends à pied au travail sous un ciel perlé ; il est si tôt qu’on a du mal à distinguer le jour de la nuit, et des lézards zigzaguent sur les trottoirs à mon approche. Je me rappelle à l’ordre : juste un effet de mon imagination. Au carrefour, il y a une cacophonie de klaxons et de sirènes. Je me bouche les oreilles, je lève les yeux et je crois repérer un vol de perroquets verts sacrés ; leur rire éclatant s’élève, des contingents d’oiseaux fondent sur les immeubles de la ville.

Le feu change et les coups de coude des piétons me ramènent sur terre. Moins vingt en température réelle si l’on tient compte du vent d’après Bob Franks, le monsieur météo de WPLJ-FM, avec une masse d’air en provenance du nord du Michigan, attendez-vous à des bourrasques de neige en aval des lacs. Il fait tellement froid que des petites fissures bleues semblent s’ouvrir en plein ciel. Je redresse les épaules pour me protéger du vent.

Ce matin, pendant que je m’habillais pour aller au travail, j’ai décidé de me fier à mon flair, comme dit Celeste. J’ai sorti mon manteau en laine noir qui n’est pas aussi chaud que ma grosse parka, mais qui fait plus respectable, moins post-apocalyptique. J’ai l’intention d’aller directement dans le bureau de Frank et de l’entretenir des assassins d’enfants.

Maintenant, en traversant la rue, je m’aperçois que je suis entourée de gamins.

Ils s’éparpillent et convergent vers moi, leurs voix retentissent contre le pavé tandis que nous nous éloignons du trottoir : dix, vingt, trente petits enfants et deux jeunes femmes aux longs cheveux ondulés, sifflets en argent, écharpes écossaises et cabans marine flottant au vent, courent après les gamins. Une des femmes crie : « Gary et Caitlin, donnez-vous la main ! Sadie, ne frappe pas ! Matthew, moins vite ! » D’autres cris : « Faites attention les uns aux autres ! »

Un minuscule gamin attire mon regard : un front haut et large, une peau laiteuse, de grosses oreilles placées en avant. Des plus grands le tiennent à l’écart pendant qu’ils jouent avec son bonnet en laine, qu’ils lancent par-dessus sa tête. Et je me rends compte, pendant que je regarde sans véritable raison, que ce petit garçon est sur le point de se précipiter à gauche sur Jefferson dans le flot des voitures. Il pirouette sans jeter un coup d’œil à la circulation et je l’attrape par le col. Tout s’est passé si vite que personne n’a rien remarqué, pas même le gosse, semble-t-il, qui repart en courant, en sécurité dans la foule, et fonce droit devant, comme s’il en avait eu l’intention depuis le début. Une des jeunes femmes lui crie : « Matthew, moins vite ! »

Quand nous arrivons sur l’autre trottoir, ils m’ont largement dépassée. Je suis vidée et m’arrête à côté d’un immeuble de bureaux, une main sur le mur rose de la façade. « Vous vous sentez bien ? »

Je mets un moment à comprendre qu’on me parle. Je lève la tête, les yeux plissés. La femme reprend : « Lena ? Lena Dawson ? Je m’appelle Joan Pelman. Je ne sais pas si on vous a transmis mes messages…»

Des lèvres laquées de rouge se dessinent dans mon champ de vision, des yeux profondément enfoncés sous l’arcade sourcilière, de la couleur sombre d’un lac d’hiver. Elle porte un béret en laine gris… choisi, je constate, pour aller avec ses yeux. Ses cheveux s’éparpillent en épis roux qui pointent autour de son visage. Elle a des cernes bleus gros comme l’empreinte d’un pouce. « Je regrette… je ne crois pas », je bredouille. L’idée me vient qu’elle est une amie d’Erin Cogan. Ou son avocate. Une rafale de vent glacial me raidit les épaules, m’empêche de me concentrer.

Elle se voûte et le vent souffle une mèche de ses cheveux, qui vient masquer son sourire ; ses dents sont d’un blanc éclatant, avec une incisive plantée de travers qui passe par-dessus sa voisine. Son front a l’air glacé, on croirait de la porcelaine.

« Eh bien, je suis vraiment ravie de vous rencontrer enfin…»

Son visage se rapproche dangereusement. Je vois les pores de son menton et un fin duvet blanc sur ses joues. Elle pose deux doigts sur la manche de mon manteau et les volutes de son haleine tourbillonnent autour de moi dans le froid.

« Je voulais tellement vous parler. Mais vous êtes mieux gardée qu’un secret d’État.

— Je m’excuse. Je ne peux pas vraiment vous…»

Je commence à reculer. Elle me suit.

« Vous devez être débordée. J’imagine. Avec tous ces berceaux qui n’arrêtent pas d’arriver. »

Je pile, les yeux fixés sur elle.

« Vous avez pu examiner le berceau Cogan ? Je n’ai jamais vu une finition aussi impeccable, nulle part. Et vous ? On croirait une voiture. »

La lumière me vient comme de très loin : la journaliste.

Le vent nous laisse un moment d’accalmie et je perçois l’anxiété au milieu des effluves de son parfum et des traces de savon citronné. Mais elle sourit simplement, comme si son visage était déconnecté du reste de sa personne, et elle dit : « Je suis allée les voir chez eux pour les interviewer. »

Je remarque alors qu’elle me tend sa carte de visite, qu’elle glisse entre mes doigts. Je la regarde et je reconnais le logo du New York Times en lettres gothiques. Dans un caractère plus petit, Joan Pelman, correspondante.

« Vous les avez interviewés ?

— Absolument, j’essayais d’imaginer s’il y avait quelque chose, quelque chose au sujet du bébé, de la maison, n’importe quoi, qui aurait pu attirer un assassin.

— Et votre diagnostic, c’est quoi ? »

Elle me sourit d’un air de connivence comme si je venais de lui poser une question personnelle.

« Vous êtes une marrante. (Une autre bourrasque s’abat sur nous. Elle a un instant le souffle coupé.) Bon sang, comment peut-on vivre dans un endroit pareil ? »

Je plaque mes mains sur mes oreilles.

« Est-ce qu’on ne pourrait pas aller à l’intérieur, juste une minute ? » hurle-t-elle pour se faire entendre malgré le vent.

Je secoue la tête.

« Je ne peux pas, vraiment, je ne suis pas censée parler des dossiers en cours, dis-je, le visage masqué par mon écharpe, et je tente de profiter d’une accalmie pour repartir en direction du laboratoire. Je dois aller au travail.

— Ils ne surveillent pas chacun de vos mouvements, n’est-ce pas ? me lance-t-elle.

— Il faut que j’y aille », dis-je en agitant une main sans me retourner.

Je contourne l’immeuble pour m’assurer qu’elle n’est pas derrière moi, puis je fais un crochet par le Machine Shop Coffee-house, près de la boulangerie Columbus. Cela s’appelait autrefois le Machine Shop Disco ; à un moment donné de sa longue existence, ce café a été un atelier d’usinage, comme celui que mon père adoptif possédait. Il faisait partie des dizaines d’ateliers d’usinage, de fonderies et de fabriques de bougies de la ville. À présent le café s’est doté de grandes vitrines ; à l’entrée, une sorte de tableau futuriste couleur gris anthracite propose une multitude de boissons à base de café. Quelques clients solitaires sont assis au comptoir qui longe le mur et boivent à petites gorgées ce qui paraît être des tasses de vapeur.

Moins de deux minutes après être entrée, j’entends la porte s’ouvrir dans mon dos. Je ferme les yeux, me retourne et Joan se tient derrière moi, me bloquant la sortie, les mains devant elle dans un geste de prière.

« Je vous en prie, Lena, s’il vous plaît. Rien qu’une minute. C’est ça, une petite minute. C’est toujours mieux d’affronter la presse que de la fuir. »

Je penche la tête sur le côté d’un air sceptique en me frottant la nuque.

« Enfin, dit-elle avec un sourire. C’est mon point de vue. (Elle étale son manteau de cachemire à maille fine, couleur jaune d’or, sur un guéridon grêle et s’installe à la table d’à côté. Elle porte une jupe gris ardoise et un corsage lumineux en soie blanche. Elle tire une chaise pour moi.) Vraiment. Ça permet de mieux maîtriser ce qu’on a à dire.

— Euh… hum. »

Agacée, je prends la chaise à côté de celle qu’elle a tirée.

« Je vous suis vraiment reconnaissante, dit-elle sur le ton de la confidence. Les gens me trouvent parfois un peu, enfin, vous savez, bon, très… (Elle rit et me tend la main. Puis elle ouvre son sac, jette un œil sur son portable, le range.) Je me disais, ce doit être superexcitant pour vous de travailler sur une affaire comme celle-là…»

Je la regarde sans réagir et elle lève les yeux au ciel.

« Enfin, bien sûr, je sais que c’est une horreur. Je ne suis pas un monstre. Je veux seulement dire que pour vous, c’est enfin l’occasion de faire votre boulot, de sortir du labo et de vraiment bosser dessus par vous-même. Ils ont été obligés de rouvrir l’enquête et maintenant, c’est à vous de tout reprendre à zéro. Pour voir ce que les mecs ont raté au passage. (Elle ajoute d’un air entendu :) J’ai lu comment vous avez résolu l’affaire Haverstraw. »

J’éprouve brusquement de l’embarras.

« On était tout un groupe. J’ai seulement aidé à rassembler quelques…»

Elle secoue la tête.

« Tout à fait, tout à fait. Je sais. La municipalité veut vous garder derrière vos becs Bunsen.

— Non, vous vous trompez. Je suis navrée de vous décevoir, mais personne n’a rien caché. Je suis une technicienne de laboratoire, je ne fais pas d’enquête. »

Elle replie ses doigts sous son menton.

« Quoi qu’il en soit, nous connaissons toutes les deux la vérité.

— Ah, bon ? Dites-moi. »

Elle éclate d’un rire cristallin.

« Lena. Franchement. »

Le serveur s’approche, une main posée bas sur sa hanche. Il considère le manteau de Joan Pelman qui occupe une table, puis nous regarde sans dire mot.

« Allons ! Je crois que nous devons commander maintenant », me dit Joan avec un sourire complice.

Je demande un café et Joan un cappuccino. Le serveur tourne les talons. Joan étale ses doigts en éventail sur la table.

« Ainsi, vous vivez vraiment par et pour le labo. (Elle rectifie sa position comme quelqu’un qui se penche vers un microscope.) Pour quelqu’un qui en voit tellement compte tenu de sa spécialité, Lena, je crois qu’il y a des tonnes de choses qui vous échappent… Bon sang, je donnerais n’importe quoi pour savoir combien vous êtes payée. Quoi, trente, quarante mille dollars par an ? Première analyste ? Ce boulot de bureau merdique. Après combien d’années ? » Elle s’arrête, et reprend.

« D’où êtes-vous originaire ? demande-t-elle en inclinant la tête.

— D’ici.

— Non, je veux dire d’où vous venez. Vous n’êtes pas de Syracuse ? Je suis sûre que non. »

Elle prononce Syracuse du ton sinistre que les gens prennent, sous-entendu : la suie et le sel, les industries en faillite qui bordent le lac Onondaga, l’usine chimique Solvay, l’hiver.

Le garçon pose une grande tasse en verre devant Joan ; elle verse dans sa boisson le contenu d’un des sachets roses pris dans la coupelle du sucre. Je m’apprête à saisir une cuiller quand Joan tend le bras et s’empare de mon poignet, pressant l’extrémité de ses doigts froids contre ma peau. J’essaie de retirer mon bras, mais sans succès. Finalement, elle me lâche.

« C’est sans importance, on y reviendra. »

Joan prend son mug et je récupère mon poignet, que je masse sous la table. Elle se tapote les lèvres avec le coin de sa serviette.

« Lena, le problème, c’est que j’ai besoin de vous pour cette affaire, j’ai besoin de connaître votre point de vue. Et je ne sais pas si vous vous en rendez compte, mais presque personne au labo ne fait état de votre nom. C’est comme un mur qu’ils ont construit autour de vous. J’ai l’impression que ça leur irait très bien si vous ne parliez à personne en dehors du labo, jamais. »

J’ai des fourmis dans les jambes et le café a un goût âcre. Assise à cette table, sous le regard de Joan, je sens le tranchant froid de la surexposition médiatique.

« Manifestement, ils veulent vous empêcher d’avoir les honneurs. Vous êtes trop bien pour le labo, alors vous représentez une énorme menace. Vous ne comprenez pas ça ? »

Elle a l’air presque blessé.

« Ils ont peur de vous. Vous êtes superforte, hors pair. Quand un homme est aussi génial dans son domaine, c’est un héros. Mais si c’est une femme ? Pensez donc. Les choses deviennent intéressantes…

— Je ne sais pas. Je ne crois pas que ce soit une histoire d’hommes contre les femmes.

— Oh, bon, rien n’est jamais si simple. (Ses doigts s’activent autour du lobe de son oreille pour rabattre quelques mèches. Je vois l’éclat d’un diamant jaune à son doigt.) Mais je ne vous apprends rien. Une femme n’est jamais censée grimper dans la hiérarchie. Enfin, bon, d’accord, jusqu’à un certain point. Mais au-delà, c’est improbable. (Elle se penche, presse ses côtes contre le rebord de la table.) Je suis bien placée pour le savoir. Vous n’imaginez pas toutes les conneries et les coups de couteau dans le dos qu’on peut s’envoyer en salle de rédaction.

— Vous voulez dire dans votre journal ? »

Elle roule des yeux.

« Vous ne le croiriez pas ! Le réseau des vieux copains. Les commentaires idiots au vestiaire à propos des femmes reporters. J’ai 47 balais. (Elle tapote du doigt sur la table. Je l’observe d’un œil sceptique. Des rides transversales sur le cou, des veines distendues sur le dos des mains. 53.) C’est à la force du poignet que j’ai gagné ma place au soleil. Je n’ai pas le temps pour les histoires de bureau. Seigneur, à la seconde même où vous ne rapportez pas une histoire qui emballe tout le monde, un bon gros scoop, ils racontent tous que vous avez perdu la main. Brusquement, 300 poupées Barbie stagiaires visent votre place… (Elle laisse sa voix se perdre un moment, regarde le sol carrelé en fronçant les sourcils.) Je suis sûre que la même chose doit vous arriver. J’ai lu ce qu’on a dit sur l’affaire Haverstraw. Deux choses en ressortent clairement : c’est vous qui l’avez résolue et ils ne voulaient pas que ça se sache, affirme-t-elle. Les femmes comme vous et moi… Personne ne peut comprendre ce que c’est que d’avoir un talent qui fait de vous un être à part. Et tout ce que ça nous oblige à sacrifier. Les enfants, un mari, tout. »

Elle parle sur le ton de la confidence, tandis que ses yeux sont avides et que ses doigts triturent le diamant jaune dans tous les sens.

« Vous n’avez jamais remarqué que les gens sont tous un peu… mal à l’aise autour de vous ? », demande-t-elle.

Je pense un moment à la scène du crime chez les Haverstraw. Il y avait une jeune fonctionnaire aux cheveux noirs avec une casquette du FBI dans le groupe d’inspecteurs que j’avais emmenés voir les traces révélatrices. Quand j’avais expliqué le processus de sublimation, ses yeux s’étaient rétrécis sous l’effet de ce qui semblait être un mélange de suspicion et de peur. Elle n’avait rien dit, mais je me souviens de ce que j’avais ressenti alors, tandis que j’utilisais mon crayon pour indiquer l’empreinte de la chaussure dans la neige, comme si je révélais quelque chose de honteux sur moi-même.

Une des consommatrices au comptoir se lève et boutonne son manteau. Je m’aperçois que je l’ai déjà vue quelque part, mais il me faut quelques instants pour la remettre : c’est la vieille femme contre laquelle M. Memdouah vitupérait à la boulangerie. Elle me remarque et je lui fais signe, un peu plus joyeusement que je l’aurais fait d’ordinaire. Elle s’approche d’un pas tranquille.

« Tiens, comme on se retrouve, remarque-t-elle. Vous avez dit que vous habitiez dans les parages, je crois.

— Oui… à Saint James, je précise, et je regrette aussitôt ces paroles prononcées devant Joan.

— Pour ma part, je suis juste en bas de la rue », répond-elle avec un geste en direction de la vitrine.

Il y a quelque chose de presque réconfortant dans son visage : ses yeux sont doux et contemplatifs et une profonde fossette creuse sa joue gauche quand elle sourit. Son visage est couvert de rides en éventail qui lui plissent le cou ; elle ne porte pas une once de maquillage. Je me souviens de son nom : Opal. Joan attend que la femme s’en aille ; j’entends le cliquetis de ses ongles sur le côté de sa tasse, mais je me laisse aller contre le dossier de ma chaise.

« Ça vous plaît, ici ? »

Son regard fait le tour des lieux d’un air inquisiteur.

« Oh, oui, j’adore ce genre d’endroits. Ça change agréablement du reste de… tout. Où tous ces libres-penseurs et ces contestataires se retrouvent, remarque-t-elle avec une énergie qui me donne à croire qu’elle plaisante. Comme ce grand type bizarre qui vient toujours à la boulangerie.

— Vous voulez parler de M. Memdouah ? J’espère qu’il ne vous a pas fait peur l’autre jour.

— Pas trop, admet-elle, et elle ajoute avec ironie : Les infirmières ne sont pas du genre craintif. Je lui reconnais un mérite : il bouscule les idées, il donne à réfléchir.

— Comme les journalistes », parvient à placer Joan avec un large sourire.

Opal se tourne vers elle, le regard calme et mesuré, et, à mon grand plaisir, Joan paraît se ratatiner sur sa chaise.

« Vous croyez ça ? »

Joan a du mal à soutenir son regard.

« Enfin, bon, disons que j’aime bien ces… comment dire ? Les esprits incrédules.

— Eh bien, pour ma part, je crois en Dieu, rétorque Opal avec raideur. (Joan se tasse encore davantage. Opal s’adresse de nouveau à moi.) Et puis il y a ceux qui se prétendent gauchistes et sans foi ni loi et qui sont, en fin de compte, les plus dociles et les plus protégés de tous. »

Elle sourit, me fait un signe de la main (sans tenir compte de Joan) et navigue prudemment entre les tables serrées. J’admire son sang-froid et sa tranquille assurance. Elle est grande, avec un soupçon de fragilité dans son maintien, un peu hésitante dans ses mouvements, mais je remarque qu’elle parvient à ne pas déranger une seule salière ou coupelle de sucre en dépit du peu de place.

Je me retourne vers Joan.

« C’est une infirmière… de l’hôpital du Nord.

— Mmm… Absolument charmante. (Elle agite les doigts en direction de la femme qui s’éloigne.) Enfin, bref. Mais à propos de la boulangerie Columbus…»

La surprise me fait sursauter.

« Vous connaissez cette boulangerie ?

— Bien sûr, elle est très couleur locale. Un détail. J’ai besoin de planter le décor. Ça arrive tous les combien, un tueur en série dans un endroit comme Syracuse ? »

Je ne réagis pas. Je sens la paralysie me gagner.

« Bref, l’histoire ne se limite pas au crime. Il s’agit aussi de la désintégration d’un mode de vie, de l’effondrement de l’Est industriel, de la perte d’une existence plus simple, et j’en passe. Toutes les choses agréables qu’un endroit comme la boulangerie Columbus représente. Je vous ai repérée là-bas l’autre jour et… (Elle claque des doigts.)… ça cadrait parfaitement. »

Tout mon dos se raidit, et c’est peut-être le fait d’avoir vu Opal à l’œuvre qui me donne le courage de lui répondre : « Bon sang, ce n’est pas une sorte de… canular destiné à vous amuser. Des vies d’enfants sont en jeu. C’est on ne peut plus sérieux. »

Elle sourit vaguement. Affalée sur sa chaise, elle a l’air absent du fumeur qui exhale la fumée de sa cigarette.

« Ha ha. »

Je tourne la tête pour la dévisager : j’ai l’impression alors de voir enfin son visage tel qu’il est.

La porte d’entrée du café projette un éclair de lumière sur le comptoir, se reflétant sur le tableau où la liste des consommations est écrite à la craie. Un souffle d’air glacé passe sur mes épaules. Le visage de Joan se fige.

Je hume les particules de glace et de nylon, le cuir humide. Charlie s’arrête à notre table.

« Lena ? C’est quoi, ce bordel ? rugit-il. Tu te rends compte qu’ils deviennent fous au labo ? Tout le monde se demande où tu es passée. »

Il tient sa chapka bordée de fourrure dans une main, l’insigne de la police étincelle sur sa parka noire ourlée de coutures gelées. Il y a des gouttes de gel sur ses sourcils et ses cils, et son visage est écarlate.

« Charlie… ça fait combien de temps que tu es dehors ? »

Je repousse ma chaise.

« Viens, fichons le camp. (Il lance un billet de dix dollars sur la table, sans un regard pour Joan.) Je vais te déposer dare-dare au bureau.

— À propos, susurre Joan. C’était vraiment quelque chose… de la voir à l’œuvre tout à l’heure. »

C’est à Charlie qu’elle s’adresse.

« Je l’ai vue rattraper un gamin qui était sur le point de se faire faucher dans la rue là-bas, tout à l’heure. C’était génial. Elle savait exactement ce qu’il allait faire et elle lui a sauvé la vie. Il n’y avait aucun flic dans les parages, pensez donc, ajoute-t-elle.

— Non, non, ça ne s’est pas passé comme ça. Ce n’était rien, absolument rien. »

Je secoue la tête.

« Ne faites pas ça, Lena. Ne vous diminuez pas, ne niez pas vos talents. »

Charlie se penche vers elle.

« Hé, madame. Ne dites pas à Lena ce qu’elle doit faire. En aucun cas. Lena est ma femme. »

Le visage de Joan semble alors s’élargir sous l’effet d’un fou rire contenu et elle articule d’une voix étranglée : « Oh, veuillez m’excuser. »

Je me lève aussitôt. Joan ne change pas d’expression, mais son regard hilare ne me lâche pas, et un semblant de culpabilité m’envahit.

« Je dois me rendre à mon travail maintenant », lui dis-je.

Elle me fait au revoir en agitant les doigts de bas en haut comme le mécanisme d’une charnière. Charlie empoigne mon bras et me pilote entre les tables.

« Je ne pige pas… ça ne te ressemble pas. Tu n’es jamais en retard, Lena. Jamais, au grand jamais ! »

La voiture de police est devant la porte, près d’une bouche d’incendie, le moteur tourne. Je dépose mes traces dans des centimètres de neige et de sel durcis. Charlie attend que je sois installée, puis il claque la lourde porte derrière moi. Il monte et déboîte avant que sa portière se soit complètement refermée. Au premier feu, il plaque ses paumes sur le volant.

« Mais qu’est-ce que tu fichais là ? Et pourrais-tu me dire s’il te plaît si tu as d’autres projets de balades ou de sauvetages de gosses ou je ne sais quoi ? Au labo, ils sont convaincus que tu t’es perdue ou qu’on t’a enlevée. Tu sais que cette ville est pleine de cinglés. J’ignore ce que tu fabriquais là-dedans, assise au café au beau milieu de la matinée. Je ne t’aurais jamais trouvée sans l’employée de la boulangerie qui t’a vue passer. »

La lumière miroite sur le pare-brise.

« Charlie, dis-je, tu t’es fait du souci pour moi ? »

Un muscle vibre sous sa mâchoire.

« Bordel, grogne-t-il, agacé, la gorge serrée. (Il chausse ses Ray-Ban.) Qu’est-ce que tu crois ? Bien sûr que je me suis fait du souci… et je continue de m’en faire. Tu n’es pas censée parler à la presse. C’est le boulot de cet enfoiré qui est payé pour faire la com. Tu ne sais pas t’y prendre avec les journalistes. Ces gens-là vont te bouffer toute crue. »

Je souffle dédaigneusement. Charlie me regarde, faisant danser la Ford sur la route.

« Tu rigoles ? Après toute la publicité sur l’histoire du gosse extralucide ?

— C’était il y a presque sept ans.

— Et alors ? Ils vont tout remettre sur le tapis. N’importe quoi pour salir l’image du service.

— Côté publicité, il pourrait y avoir pire que moi », je signale d’un ton maussade.

Il me lance un regard noir.

« De quoi tu parles ?

— Tu as entendu les bruits qui circulent… sur les berceaux qui arrivent dans la salle des scellés ? »

Il rejette la tête en arrière, pousse un soupir exaspéré.

« Bien sûr que j’ai entendu les bruits. Oui, j’ai entendu les bruits. Un assassin d’enfants, un tueur de bébés. Quoi encore ? C’est de la foutaise et ça suffit comme ça, basta. Mais surtout, je ne veux pas entendre dire que tu as parlé à des journalistes et je ne sais qui d’autre. (Il met son clignotant.) Ça fait trois ans que je n’ai pas eu d’augmentation. Le budget municipal subit des réductions au moindre prétexte. Bref, je dirais que ce n’est pas le moment de faire copain-copain avec une bande de gratte-papiers. »

Je me tourne vers la fenêtre, je regarde mon haleine embuer la vitre.

« Moi non plus, je n’ai pas eu d’augmentation. »

Charlie braque furieusement à droite sur State et freine devant le laboratoire, avec les pneus qui crissent dans la neige. Il se range sur le parking puis se retourne et me regarde. Son visage a perdu son teint rougeaud.

« Ça t’ennuierait de me dire exactement qui tu es ? fulmine-t-il. Je suis sérieux. Parce que la femme que je connais ne fait pas des choses comme ça… Sécher le boulot pour aller papoter avec des journalistes. Et pas avec le genre d’attitude que tu adoptes là.

— Charlie, au nom du ciel, qu’est-ce qui se passe ? Je n’ai rien fait de mal. Je me suis fait coincer par une journaliste. Je ne crois même pas qu’elle ait posé une seule question sur l’affaire. »

Je m’appuie contre la portière et je tourne la tête pour regarder par la vitre. La neige tombe en gros flocons qui se collent les uns aux autres.

« Dis-moi seulement une chose, reprend-il. Est-ce que ça a un quelconque rapport avec Duseky ? Est-ce que c’est lui qui t’a arrangé le coup… qui t’a dit de parler à cette femme ?

— Pourquoi le ferait-il ?

— Qui sait ? Ce connard a les dents longues. Peut-être qu’il s’imagine qu’il peut se servir de toi pour attirer l’attention de la presse, pour se faire mousser au 20 heures.

— De quoi tu parles ? (Je ramasse mon sac et le pose sur mes genoux.) Charlie, tu déconnes. Ouvre-moi la portière, il faut que je file au boulot. »

Les serrures se déverrouillent avec un déclic mécanique. Il lève les mains comme pour me montrer qu’il n’est pas armé.

« Hé, je dis ça comme ça. Je connais la nature humaine.

— Tu es dingue. Keller Duseky n’a rien à voir avec tout ça. Et à mon avis, ce ne sont pas tes oignons de toute façon. »

Je descends de voiture et je claque la portière avec force.

« Bon sang, Lenny, clame Charlie en abaissant la vitre du côté passager.

— Fiche le camp.

— Ça va, j’y vais ! » hurle Charlie, qui se rassoit à sa place, raide derrière le volant.

Il ne me regarde pas. La vitre côté passager remonte en ronflant et les roues avant pivotent pour s’éloigner du trottoir. La voiture glisse sur la glace et heurte le bord du trottoir, puis finit par mordre dans la neige et repart sur State.

Je mets mes mains dans mes poches et je sens le froid me saisir tandis que je le regarde s’éloigner. J’aurais dû mettre ma parka.

 

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