11

La voix de Charlie retentit dans le couloir au-dessus des bavardages des autres policiers, employés de bureau et techniciens de laboratoire. Je reconnais toujours sa voix, irrégulière et joyeuse.

Il débarque dans mon bureau avec un demi-sourire. Charlie est grand, avec des yeux aussi noirs que ses cils, une barbe de plusieurs jours, de belles épaules, carrées, un torse qui lui permet de camoufler un début de brioche, et des bras robustes, assez forts pour me soulever quand je ne regarde pas, me soulever à bout de bras.

Charlie connaît mes secrets. Ce qui ne veut pas dire qu’il s’y intéresse forcément. Il sait que je n’aurai jamais d’animaux familiers et que je ne veux pas d’enfants. Il a eu un fils d’un précédent mariage, mais lorsque nous nous sommes mariés, il m’a dit que c’était important que nous ayons « le nôtre ». Alors nous avons essayé, mais ça n’a rien donné, et j’ai compris que je n’étais pas faite pour en avoir. Du fait que ma propre survie était une anomalie – une chose contre nature, semblait-il – comment pouvais-je espérer me reproduire ?

Charlie prend ma sacoche bourrée de chemises, passe la bandoulière en cuir sur son épaule, prend une autre brassée de dossiers, les cale contre son arme de service glissée dans le holster.

« Pourquoi tu n’emportes pas carrément tout ce foutu placard ? »

Le mardi, nous allons manger au Lamplighter Inn.

Il fait trop froid pour que la neige tombe, elle reste en suspens au-dessus de nous en une masse sombre et menaçante. Charlie tire sur la poignée de cuivre de la porte en bois. Nous passons devant le bar, et je perçois, le cliquetis des cubes de glace, et l’air humide avec l’odeur piquante de la bière.

Charlie fourre mes dossiers, mon manteau et mon sac dans l’un des box en vinyle à côté d’une fenêtre. Je me glisse au milieu de la banquette pour éviter le panneau de verre froid. Le sol est irrégulier, aussi Charlie vérifie-t-il la stabilité branlante de la table, puis fourre une serviette en papier sous un pied, s’assoit, balaie la salle du regard, vide la moitié de son verre d’eau et marmonne quelque chose à propos du service.

« Ils ont dû faire passer un arrêté contre la distribution des menus. »

Les plats du jour sont immuables. Le mardi, c’est une côte de bœuf rôtie dans son jus, pommes au four, petits pois, carottes et chou vapeur. La serveuse est une nouvelle, une jeune hippie avec une masse de cheveux écarlate, et je vois Charlie sourire, plein d’espoir, en se demandant s’il va essayer de la draguer. Après qu’elle a pris la commande, Charlie me fait un clin d’œil.

« Lena, tu sais quoi, tu as l’air en superforme ce soir. »

Le couteau et la fourchette à côté de mon verre d’eau renvoient des fragments d’images. Je prends une cuillerée de soupe et vois le reflet de mon œil gauche qui flotte dedans à l’envers.

« Non, non, non, ne regarde pas, pour l’amour du ciel, m’ordonne-t-il en plaquant ma main et ma cuiller sur la table. Pas besoin de preuves concordantes. Permets-moi simplement de te le dire, tu veux ? (Il se tourne, de sorte que la lumière blanche de l’extérieur éclaire son visage.) Je veux simplement te dire ça, Lenny, et j’aimerais que tu me souries et que tu me dises merci, sans chercher à savoir s’il y a ou non des preuves pour valider ce que je dis. Est-ce que je peux simplement te dire ça ? Simplement te dire que tu es jolie sans que ça pose un problème ? »

Il fait froid devant la fenêtre. Je considère un moment la plaque de neige sur le sol.

« Merci, Charlie, dis-je. Je suis jolie.

— Très bien, cool. (Charlie est habitué à mes lacunes et à mes pauses.) Je ne sais pas pourquoi tu as l’air tellement en forme. Mais tu as l’air vraiment super. Peut-être parce qu’on raconte que ce gosse te tourne autour. Alors c’est quoi, cette histoire, Lenny ? Qu’est-ce que tu peux me raconter là-dessus ? »

Un instant, quand je l’entends dire « ce gosse », je pense au berceau rouge. Puis je remarque la façon dont son visage reste immobile, et ses yeux posés sur moi. À ma grande surprise, je réponds froidement :

« Tu veux parler de l’inspecteur Duseky ?

— L’inspecteur Duseky ? »

Il laisse aller sa tête contre le dossier rembourré de la banquette, de sorte que je peux examiner l’arête de son menton, la peau assombrie par un début de barbe. Il place son visage à la hauteur du mien.

« Bordel de merde, Lena. Je n’ai pas besoin de ça.

— J’ai dit quoi ? Il est inspecteur, je crois. »

Je sais que ce n’est pas ce qu’il veut entendre.

« Lenny ! Putain… (Il a la voix sourde. La serveuse fait glisser les assiettes sur la table. Des pommes de terre comme des fleurs brunes et blanches éclatées dans leur robe d’argent, un plat de petits pois au beurre, des petites coupelles de condiments à la ciboulette, une saucière remplie de crème fraîche.) Lenny, on lui donne quoi ? 15 ans. Je vais en avoir 48 le mois prochain et voilà l’inspecteur Trouduc qui débarque et qui croit qu’il peut venir renifler ma femme. Comment suis-je censé le prendre, d’après toi ?

— Ta femme ? » dis-je d’une voix plus basse et sarcastique.

Je secoue la serviette pliée et la pose sur mes genoux.

Charlie m’avait prévenue, dès le début de notre relation, qu’il ne savait pas pendant combien de temps il pouvait rester fidèle. Il m’a expliqué que ce n’était pas dans sa nature, mais qu’il essaierait. Quand j’ai découvert le message d’« Elizabeth », il a reconnu qu’il avait besoin de voir d’autres femmes. Il voulait m’être fidèle, et dans son cœur, disait-il, il l’était. Il était, « métaphysiquement parlant », le mec le plus fidèle de la Terre. Ce qui compliquait les choses, c’était son corps. Une fois ou deux par mois, il sortait, aspergé d’eau de toilette citronnée.

Moi, je m’étendais, le visage pressé contre le carrelage froid de la salle de bains, et je sanglotais.

« Et c’est quoi, cet inspecteur de mes deux ? fulmine-t-il à présent. Duseky passe tellement de temps à son bureau que c’est presque un civil. Il est scotché à son ordinateur sur lequel il tape comme une putain de secrétaire. Qu’est-ce qu’il fiche, en fait ? Il nous espionne tous ou quoi ? Larry Tucci jure qu’il doit faire des rapports sur nous à Viso et Sarian. C’est un sale petit mouchard qui cherche le moyen d’avoir une nouvelle promotion. Ce fils de pute ! »

Charlie frappe la table de sorte que nos assiettes cliquettent, et un petit pois atterrit sur la table.

« Bon sang, Charlie. Qu’est-ce qui te prend ? »

Il détourne les yeux, d’humeur sombre et lugubre.

« C’est que, quelquefois, tu me manques vraiment, Lena, tu sais ? miaule-t-il au bout d’un moment.

— Je te manque ? »

Je serre la serviette sur mes genoux. Durant les mois qui ont suivi son départ, j’étais si accablée de chagrin que j’arrivais à peine à avaler de la nourriture. Je lui passais des coups de fil en douce depuis la cabine téléphonique derrière mon bureau en priant le ciel pour que personne au travail ne me voie. J’étais étranglée par les sanglots, mes larmes gelaient sur ma peau tandis que je le suppliais de revenir. Nous avions été mariés onze ans et je croyais que je ne pourrais pas vivre sans lui. Je croyais que ma vie dépendait de lui. Sans lui, je me voyais sur une chaise dans une pièce vide, en train de disparaître. Pia avait suggéré que le mariage m’aiderait à conjurer la folie : il semblait, dans ces terribles moments où je le suppliais de revenir, qu’elle avait raison.

Je me souviens d’avoir levé les yeux une fois, alors que j’étais en train de l’implorer (je t’en supplie, reste en ligne, je t’en supplie, ne raccroche pas…), le visage dégoulinant de larmes, la bouche ouverte. Et là, à moins de cinq mètres de moi, il y avait la secrétaire de Frank, Peggy, qui remontait la rue et qui me fixait sans vergogne, avec une curiosité non dissimulée. J’essayai de me détourner, mais le vent avait repoussé mes cheveux et ouvert les pans de mon manteau. Je me souviens de la voix posée de Charlie à l’autre bout du fil en train de me raisonner : « Allons, Lenny, hé, là, ça va, du calme, mon petit. Je sais que c’est dur, je sais. C’est dur pour moi aussi, ne l’oublie pas. Mais écoute, tu dois garder ton sang-froid. Écoute-moi. On va rester copains… on a toujours été bons copains. On va juste faire les choses autrement, c’est tout. Bon, là, j’ai un appel radio, alors vraiment, je regrette, je dois filer…»

À présent, au restaurant, Charlie me regarde avec une morne exaspération.

« Ben oui, quoi, ma femme me manque, tu imagines ça ? Je ne te manque pas ? »

Je sens quelque chose palpiter en moi, un vieux regain d’espoir. Quelque chose qu’il me faut maîtriser. Mais je dois cette détermination à Peggy et non à Charlie. Je ne voulais plus jamais que quelqu’un me regarde comme Peg l’avait fait. Je souris à Charlie, prends une cuiller et verse toute la crème fraîche de la saucière sur ma pomme de terre. Il peut prendre ma côte de bœuf.

Après le dîner, Charlie m’aide à remettre ma doudoune. Il soulève mes cheveux par-derrière et les fait glisser à deux mains par-dessus le col. Puis il me raccompagne chez moi dans sa voiture de police avec ses énormes essuie-glaces qui claquent ; les immeubles illuminés passent et s’effacent, blanchis par la neige tourbillonnante, mais la tempête annoncée sur le haut Manitoba ne s’est pas encore manifestée. La voiture est vaste et confortable, ses roues grondent sur la neige, une cage métallique nous sépare du siège arrière et du reste du monde.

Nous ne recommençons à parler que lorsque Charlie s’arrête devant l’entrée de la résidence Saint James.

« Lenny… tu crois que tu es bien ici ? Tu sais, toute seule là-haut dans cet asile de fous ? demande-t-il, la voix plus grave à cause de la bière. Je pourrais monter, juste pour t’accompagner, si tu voulais. Ça fait un bail, nous deux. »

Depuis que sa copine l’a quitté, Charlie se présente de temps à autre devant ma porte ; il me monte mon courrier, m’offre de revisser les robinets, de réparer la tringle dans le placard. Il ne reste jamais longtemps, il fait juste un tour, passe en revue les lieux, et me lance : « Écoute, Lenny, il faut vraiment que tu te tires de ce trou pourri. »

Il y a un an, j’aurais bondi sur sa proposition. Maintenant, j’étouffe seulement un soupir. Je ne le regarde pas. « Non, merci, Charlie, je vais bien. » Je ramasse la sacoche et les dossiers disséminés à mes pieds. « Je sais, répond-il sans conviction. Hé, ce taré de Memdouah, il habite toujours ici ? Ce timbré ne t’asticote pas trop ? »

Je le fixe un moment, un bras autour de mes dossiers. Une main sur la poignée de la portière. Il libère le système de verrouillage.

« Mais, hé, Lenny, Lenny ? (Il m’appelle pendant je sors de la voiture. Il se penche en avant, une main accrochée à l’arc inférieur de son volant.) Attends… écoute… (Il redevient lui-même un instant, rassemble ses pensées.) Cette histoire à propos de Duseky aujourd’hui…» Il fait tellement froid que l’air sort en volutes de mes poumons. « Oui, quoi ? » Il secoue la tête.

« C’est juste que ça ne me plaît pas, d’accord ? C’est tout. Ça passe ou ça casse. Ça ne me plaît pas. On est encore mariés, tu sais. Ça ne me paraît pas correct, et je préférerais que tu ne lui parles pas, si ça ne tenait qu’à moi.

— Entendu, Charlie, dis-je. Merci pour le dîner. » Mais je suis déjà en train de marcher, alors que la voiture s’attarde près du trottoir. Je m’éloigne et l’ombre de la résidence Saint James m’engloutit tout entière.

 

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