6

Sur le chemin du bureau, ce lundi matin, je me dis qu’aujourd’hui sera un jour normal. J’ai trois gros classeurs bourrés d’empreintes provenant d’affaires non vaseuses et qui ont besoin d’être examinées, classées et comparées avec la base de données. Habituellement je dois répondre à l’une des deux questions suivantes : où est l’empreinte importante ? et à qui correspond ladite empreinte ? J’y consacrerai ma matinée. Je déjeunerai avec mes collègues. Je passerai l’après-midi à pianoter sur l’ordinateur pour entrer les données décadactylaires et démographiques ; pour la pause, je m’esquiverai discrètement chez Cosmo pour une tasse de thé. Peut-être plus tard y aura-t-il un détour par le poste pour relever des empreintes de suspects, faire rouler des pouces et des doigts dans l’encre. Et peut-être trouverai-je une pièce pleine de prostituées d’humeur festive, ramassées pendant la nuit ; d’ados voleurs de voitures ; un chef de bureau en chemise de soirée et cravate rayée.

Et le dossier de Matthew Cogan retournera à l’obscurité.

Mais quand je fais ma tournée du matin dans la salle des scellés, il y a du nouveau : berceau d’un mètre cinquante de haut et laqué de rouge vif, aussi rouge que des pastilles à la cannelle. On croirait une boîte à bijoux. Je vérifie l’étiquette d’identification accrochée à l’un des barreaux : Nourrisson, Cogan.

Il irradie à l’intérieur de la pièce, projette son éclat sur les murs, sur les étagères encombrées de sacs bruns remplis de pièces à conviction concernant des dizaines d’affaires. Je m’approche du berceau et j’imagine Erin Cogan couchant son bébé sur ces coussins écarlates. Je vois qu’il est de fabrication artisanale, avec un fini qu’on ne voit pratiquement plus. Des surfaces non poreuses, qui conservent parfaitement les traces. Il a appartenu à des gens aisés, ayant nourrice, chauffeur, domestiques ; des générations d’empreintes. On ne peut déplacer une telle pièce à conviction qu’en prenant appui sur les angles ; les mains gantées effacent les marques.

Les coins sont décorés d’éléments en argent – récemment polis – les Cogan ont de la fortune, celle qui permet d’embaucher des femmes qui veillent aux moindres détails. Les roulettes en argent fonctionnent parfaitement – elles ont été huilées et on les a fait tourner.

Au laboratoire, Margo porte un casier de lamelles qu’elle pose quand elle me voit.

« Est-ce que la journaliste a pu te trouver ?

— Une journaliste ? (Je m’arrête net.) Pour quoi faire, une journaliste ? »

Le visage de Margo brille sous les lumières du bureau.

« Ça t’étonne ? L’autre bonne femme a dû lui téléphoner… je serais prête à le parier. Elle a probablement crié au scandale, raconté que la police laissait dans la nature un tueur fou qui s’en prend aux bébés. Un truc comme ça. »

Sylvie recule sur son tabouret. Elle est tout en os, ses épaules sont pointues et se voûtent quand elle travaille.

« Peggy dit que c’est quelqu’un du Times. Mais si c’est vraiment une flèche, qu’est-ce qu’elle fiche à Syracuse ?

— Ils vont là où les choses se passent, souligne Margo. Si quelque chose d’horrible arrive dans un endroit où il ne se passe rien, c’est l’aubaine. »

Je hausse les épaules sous ma blouse de labo.

« Il y a un nouveau berceau dans la salle des scellés. »

Margo lève les yeux.

« Oui. Ils n’ont pas pu le démonter. Il est taillé dans un seul morceau de bois, on dirait.

— Une superlaque. Ça devrait bien conserver les empreintes, remarque Sylvie.

— Ça doit coûter un paquet, ajoute Margo. Tout ça… (Elle agite les doigts.)… pour un petit bébé.

— Pourquoi l’ont-ils apporté ? Je croyais que tout le monde était d’accord pour dire que c’était une MSN, que l’affaire était bouclée. »

Margo hausse un sourcil, tapote son crayon sur une pile de papiers. Elle ne fait qu’un mètre soixante-sept, mais elle a des hanches et des épaules larges qui lui donnent un air robuste et imposant.

« Cette femme… Erin Cogan ? Elle est en train d’ameuter tout le monde. Son mari est un ami de Cummings. C’est par lui qu’ils sont passés pour que le berceau soit analysé.

— Cummings lui-même ? dis-je.

— Mm-hm, confirme Margo. Et maintenant, devine qui est censée faire le relevé des empreintes ? (Elle baisse la tête.) À la demande de Cummings. Lui-même. »

Alyce entre, tête baissée, ses yeux rivés à un bloc-notes. Elle s’arrête dès qu’elle me voit et fait la grimace.

« Bon. Tu es allée dans la salle des scellés ? Ils ont saisi le berceau. Quelle perte de temps, se lamente-t-elle. Ça me désole. On va devoir pondre un nouveau rapport… pour en venir à la même conclusion : rien. Ce qui est, bien sûr, la triste réalité. »

Margo se détourne, les yeux baissés.

« Je n’ai pas arrêté d’y penser, intervient Sylvie d’une voix songeuse. C’était affreux, cette femme… sa façon de débarquer ici. Je revois encore son visage.

— Moi aussi. (La voix de Margo est plus basse.) Tout le weekend. Ça n’arrêtait pas de me revenir. Est-ce qu’on a raté quelque chose ? Qu’est-ce qui nous a échappé ?

— Je ne crois pas que tenir ce genre de propos apporte quelque chose », tranche Alyce.

Je fais rouler un crayon entre mes paumes. Cela se produit parfois, on laisse échapper une preuve, la piste s’égare. Mais je sais aussi qu’Alyce n’aime pas que Margo se forme à l’identification génétique. Elle a récemment marmonné entre ses dents que Margo devenait « ambitieuse ». Elle plaisante quelquefois au coin-repas sur le tempérament « débridé » de Margo (c’est-à-dire le fait qu’elle soit divorcée du père de ses enfants et qu’elle sorte à présent avec un homme plus jeune). Même s’il est vrai qu’il y a quelque chose chez Margo qui en pousse certaines à la charrier, depuis quelque temps, les plaisanteries se sont estompées.

Je m’empresse de dire : « Je regarderai le berceau… promis. Pas de soucis. »

Alyce pince les lèvres.

« Merci, Lena. (Elle accroche sa veste dans le placard et sort une blouse de laboratoire.) Si les Cogan n’avaient pas cette fortune familiale, on ne perdrait pas une minute avec ça. »

La journée est bien avancée et nous travaillons au laboratoire quand Frank arrive. Il porte une boîte de biscuits déjà entamée. Les polluants sont interdits dans la salle des pièces à conviction, mais Frank dit qu’il n’y a pas de problèmes tant que les biscuits restent près de l’entrée. Il s’assoit à côté de moi à la table d’examen, replie ses longues jambes sur le barreau de son siège et se renverse en arrière ; les fenêtres au-dessus de sa tête reflètent des rectangles lumineux provenant des néons.

« Alors, comment ça se présente ? »

Je plisse le front devant le microscope. Toute la journée, j’ai remis à plus tard l’inspection du berceau rouge. Pour le moment, j’essaie d’isoler un fragment de peau retrouvé sous l’ongle d’une victime. Droguée au Rohypnol et violée lors d’une fête. S’est réveillée le lendemain matin seule dans un taxi avec une migraine grosse comme une enclume. Elle ne savait pas où elle avait été. Le laboratoire étudie des échantillons prélevés sur sa langue : éclaboussures, lambeaux de peau, tout un univers invisible. Chaque épaule effleurée, chaque poignée de main, chaque baiser laissent sur son passage des millions de cellules cutanées. Les gens croient que nous sommes des individus discrets et rationnels, mais les techniciens de laboratoire savent que la vie est faite d’émanations.

« J’ai entendu que Duseky posait des questions sur vous dans la salle de garde, enchaîne Frank. (J’agrandis le champ, j’écoute mais sans le regarder. Je ne veux pas lui montrer le petit pincement de plaisir que j’éprouve. C’est toujours agréable de penser que quelqu’un s’intéresse à vous. J’entends un déclic et je sais que Frank joue avec le pointeur laser qu’un des représentants en matériel lui a donné l’automne dernier : allumer et éteindre.) En fait, ce n’est pas tant sur vous qu’il se renseigne, que sur Charlie. »

J’abaisse mes pinces et retire un gant pour me frotter les yeux.

« Vraiment ? Qu’est-ce qu’il veut savoir au sujet de Charlie ? » je demande.

En essayant de ne pas trop montrer ma curiosité.

Le déclic. Clic-clac. La perle de lumière orange flotte sur le mur du fond. Si on pousse le bouton à l’autre extrémité, c’est un crayon.

« Je ne sais pas. Charlie croit qu’il vous suit. »

Il fait des mouvements dans l’air avec la lumière orange, puis trace des cercles autour de Margo, qui lui jette un regard noir. Frank éteint le laser. Margo lui a déjà confisqué ses deux premiers pointeurs.

« J’imagine qu’il aime juste poser des questions. »

Frank paresse dans son fauteuil, le visage détendu, l’air naturel, le sourire aux lèvres. C’est un flic à la retraite ; les policiers viennent lui raconter leurs problèmes avant d’en parler à leur chef. Les suspects, les poignets entravés dans le dos par les menottes, le voient en traversant le hall et c’est à lui qu’ils veulent faire leurs aveux.

« Quelle sorte de questions ?

— Oh, ce que Charlie éprouve pour vous. Combien de temps vous avez été mariés. »

Je touche le pied métallique du microscope.

« Pas combien de temps nous avons été séparés ? »

Il fait glisser le pointeur dans sa poche de poitrine, puis le ressort.

« Keller sait que vous êtes séparés… il a dépassé ça. Maintenant il veut savoir s’il y a de la compétition. Un flic aime être celui qui tient l’arme. »

Il fait semblant de pointer un revolver sur moi avec deux doigts.

« Quelle compétition ? »

Margo éclate de rire. Alyce fait un petit bruit d’exaspération. Le point orange de Frank luit sur le comptoir près de Margo.

« Enfin, tant qu’on y est… Keller n’est pas le seul à poser des questions sur vous : je crois savoir que quelqu’un a appelé le labo.

— Ça, c’est la journaliste, place Sylvie d’une voix animée par l’anxiété. Peg m’en a parlé. Elle cherche Lena.

— Je ne savais pas qu’elle me cherchait, moi. Qu’est-ce qu’elle me veut ?

— Doucement, Lee, prévient Frank, mais son sourire s’estompe. (Le point orange disparaît.) Ce n’est pas génial, je dirais, mais pas de quoi paniquer. Ce genre de personnage… elle va continuer à fouiner. À l’accueil, on continue de l’acheminer vers Peggy, mais si elle arrive à vous coincer, Lena, ne perdez pas de vue que c’est une journaliste. Vous n’êtes pas obligée de répondre à ses questions. »

Je regarde fixement mon plateau d’empreintes.

« C’est au sujet des berceaux.

— Non, voyons, vous ne devez pas avoir peur d’elle. Elle fait son boulot, c’est tout… comme un marchand de voitures d’occasion, ajoute-t-il d’un air entendu. Elle a probablement entendu parler de l’affaire Haverstraw, exact ? Et c’est pour ça qu’elle veut vous parler à vous et pas à l’un des enquêteurs. Elle va essayer de raconter que la police locale laisse courir un assassin d’enfants. »

Frank hausse les épaules, se tourne légèrement, de sorte que je ne peux pas voir l’expression de son visage ; j’entends le léger déclic du pointeur.

Frank m’a recrutée il y a onze ans, de façon semi-légale – je n’avais aucun diplôme universitaire – parce que j’étais capable d’analyser et de décrire tous les composants majeurs que j’avais sentis et qui étaient utilisés au laboratoire. L’entretien d’embauche terminé, nous nous tenions dans le hall pendant que Frank essayait de trouver une formule polie pour me renvoyer. J’ai dit : « Huile de pin. Super Glue. Allumettes brûlées. » Ce n’était pas voulu, les mots m’avaient échappé. On était en train de chauffer et d’enfumer le laboratoire, et les odeurs étaient si fortes et si curieusement attirantes que je pouvais les nommer : « Ammoniaque, vieilles pièces de monnaie, sel…» Frank a dit : « Vous avez trouvé tout ça rien que par l’odorat ? » J’ai alors humé l’air et lancé : « Il y a autre chose, mais c’est en différentes couches, certaines sont à peine présentes. Bois coupé. Vieil argent…» Il a alors ri et répondu : « Oui, oui. »

« Pas question que je dise un mot à une journaliste », je décrète.

Mais un frisson parcourt ma nuque.

« C’est sans importance pour le moment, n’est-ce pas ? Ce qui compte, c’est que les médias commencent à fourrer leur nez là-dedans. Et l’idée, c’est d’arrêter ça. Rien ne dit qu’il y a un assassin d’enfants, souligne-t-il d’un ton emphatique. (Il relève le menton et s’adresse à tout le monde :) Mais faisons en sorte de ne pas en fabriquer un. La dernière chose à faire, c’est de créer un mouvement de panique. (Il donne un coup sur le plan de travail en inox, qui retentit à travers la pièce.) Je ne veux pas d’un tas de ragots, je ne veux aucune fuite. Ni dans les médias, ni auprès des parents affligés, ni auprès du personnel de santé. Je me contrefiche que ces gens aient l’air dignes de confiance ou nobles ou bien intentionnés. À moins qu’ils ne soient réellement impliqués dans l’affaire, on ne communique aucune information au-dehors. Croyez-moi, personne ne veut résoudre cette affaire plus que moi, ajoute-t-il en s’adressant directement à Margo, qui a l’air sceptique. Mais si on veut la résoudre, il faut faire équipe. (Il considère Alyce.) Nous devons être bien d’accord. N’oubliez pas le cirque de l’affaire Haverstraw, ajoute-t-il. Aucun d’entre nous n’a envie de revoir ça, hein ? (Frank descend de son tabouret, chasse une poussière imaginaire sur sa veste et avant de passer la porte, il dit :) Ce sera tout, mesdames. Hasta la vista, passez une bonne soirée. »

 

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