37
Je me réveille de nouveau au bout de plusieurs heures, le martèlement dans mes tempes s’est atténué.
« Coucou, Lena, prononce doucement Keller. Comment tu te sens ? »
La pièce ondule comme si j’étais couchée sur un radeau qui pique du nez dans les vagues. Je cligne des yeux à deux reprises. Il tapote un gant de toilette frais sur mes tempes, m’aide à m’asseoir. Je bois un peu d’eau. J’essaie de résister à la brume qui m’empêche de recouvrer mes esprits, et de me rappeler une idée qui m’est venue avant de m’endormir.
« Il y a quelque chose que j’ai besoin de faire ici, dis-je d’une voix si sourde qu’il doit se pencher vers moi. (Je tends le cou.) Il faut que j’aille consulter les vieux dossiers de cet hospice. »
Il m’observe. Je vois qu’il a l’air grave et patient.
« Pourquoi ?
— Au sujet de choses qu’une des infirmières a dites. D’après elle, quand les petits établissements privés comme l’hôpital des Enfants du Lion ont été démantelés, c’est ici qu’on a stocké une partie de leurs archives. »
Il s’assoit au bord du lit, de sorte que je me glisse vers lui, mon flanc pressé contre sa cuisse. Il pose ses doigts dans le creux de mon bras, à la saignée du coude.
« Tu penses qu’il y a un rapport entre la dent et l’hôpital des Enfants du Lion ? »
Je lève les bras, perplexe.
« Je ne me souviens ni de l’un ni de l’autre. Tout ce que je sais, c’est qu’ils appartiennent tous les deux à mon passé.
— Tu ne crois toujours pas que ce soit ce type, Memdouah ? (Il pose sa main sur mon bras et le tient.) J’ai regardé le mandat d’arrêt rédigé par Hodges, il est plutôt convaincant. Il a l’air d’en savoir un rayon. Il dit aussi que la surpopulation « détruit le monde ».
— Oui, et il veut manger les bébés, je sais. (Je fixe les carreaux beiges et bruns du linoléum.) C’est Ron Hodges qui a procédé à l’arrestation ?
— Oui, le sergent Napoléon. Il est assez fier de l’avoir cravaté. »
Je me frotte les yeux, en rêvant d’une tasse de café noir.
« J’aimerais bien aller faire un tour. L’infirmière m’a recommandé de faire un peu d’exercice.
— Pas encore, proteste-t-il. C’est trop tôt pour que tu te remettes à galoper. »
Je m’éclaircis la gorge.
« Si on n’y va pas maintenant, j’irai plus tard, quand tu seras parti. »
Il se frotte la mâchoire, mécontent ; son visage est suffisamment proche du mien pour que je puisse discerner les stries dans ses iris, ses pupilles dilatées. Brusquement, il se penche vers moi, glisse les mains sous ma tête et mes bras remontent dans la chaleur de sa veste sur les muscles en courbe ascendante de son dos, comme si c’était la réponse la plus naturelle qu’il puisse me donner. Son baiser, insistant, est celui d’un homme affamé ; ses dents cognent contre les miennes quand il m’ouvre les lèvres. Son poids me presse contre le lit, mes doigts s’enfoncent dans son dos. Nos corps se séparent, il se redresse et me fixe d’un regard noir ; aucun de nous ne parle, mais il semble que nous avons conclu un pacte.
« Entendu, je vais t’aider », déclare-t-il.
Nous prenons le couloir d’un pas tranquille en essayant de prendre un air détaché au fur et à mesure que nous nous rapprochons du bureau des infirmières. La tête me cogne à chaque pas.
Keller pose son coude sur le comptoir et demande où se trouve le bureau des archives médicales.
L’infirmière lève les yeux sur lui par-dessus ses demi-lunes, puis me dévisage ; je traîne derrière lui dans ma chemise d’hôpital.
« N’êtes-vous pas censée garder le lit ? »
Je ris d’une façon désinvolte en laissant tomber les bras.
« C’est que le docteur Hoyd veut me voir partir bientôt. »
Elle est déjà retournée à ses paperasses.
« Tous les dossiers sont archivés sur ordinateur… pourquoi ?
— Nous essayons de trouver des renseignements concernant une patiente qui a pu être admise ici quelque part au début des années 1970, explique Keller.
— Il veut parler de moi », dis-je brusquement.
Elle tourne vers moi son visage délicat.
« Vous êtes née à l’hôpital ?
— Pas exactement. Nous cherchons en fait des dossiers provenant d’un autre endroit, un établissement privé qui se trouvait juste à côté d’ici.
— C’est vous qui avez posé la question concernant une petite institution, l’hôpital des Enfants du Lion ? Oui, il a été rasé après un incendie. Nous avons sans doute les dossiers. (Elle rit bizarrement.) Mais autant vous le dire, ce n’est sur aucun ordinateur. Rien avant 1975, ce n’est même pas sur microfiche. C’est entreposé aux archives.
— Où ça ? » je demande.
Elle repose ses papiers. J’entrevois un instant l’étiquette portant son nom : elle l’a épinglée sur un pli lâche de sa blouse et elle est dirigée vers le sol. LAETICIA. Elle a le regard sévère derrière ses lunettes, sa bouche dessine un trait ferme.
« Une partie se trouve en bas et l’autre, en dehors de nos bâtiments. Mais vous ne pouvez pas y entrer comme ça. Si vous voulez consulter les dossiers, vous devez faire une demande écrite. »
Keller me jette un coup d’œil par-dessus son épaule.
« Nous voulons juste voir si Lena a fait partie de leurs patients. »
Elle me regarde en fronçant les sourcils, l’air circonspect.
« C’est vous qu’on a retrouvée complètement gelée, je me souviens. Vous n’êtes pas censée être debout à vous balader. »
Keller s’approche du comptoir et ouvre discrètement son porte-cartes pour montrer sa plaque.
« Laeticia, j’appartiens à la police de Syracuse. »
Elle se penche pour examiner la plaque. Elle se rassoit et le dévisage. Son expression change un peu et son front se détend.
« Tant mieux pour vous.
— Laeticia, vous avez entendu parler de l’assassin à la couverture ? »
Elle hoche la tête avec conviction.
« Oh, mon Dieu, oui ! On ne parle que de ça par ici. Qui peut faire une chose pareille ? Je ne peux même pas imaginer qu’il existe quelqu’un comme ça sur Terre.
— Eh bien, nous travaillons, Lena et moi, sur cette affaire et nous avons des raisons de croire que le dossier de Lena pourrait nous aider dans notre enquête. »
Elle se tourne vers moi, le visage adouci par l’inquiétude.
« Comment peut-il y avoir un rapport avec votre dossier ? »
Keller s’interpose.
« Nous ne sommes pas autorisés à parler de l’enquête. Mais si vous pouvez nous donner un coup de main, ça pourrait nous faire vraiment progresser. »
Elle a un nouveau hochement de tête convaincu.
« Écoutez, j’appelle tout de suite la direction de l’hôpital si ça peut vous arranger. Je ferai n’importe quoi, tout ce qui est en mon pouvoir pour vous aider à élucider cette horreur. (Elle arrache un bout de papier et esquisse un plan avec son stylo.) Au sous-sol, tournez à gauche. (Elle nous tend le papier.) Attrapez-moi cette ordure ! »
Nous partageons l’ascenseur avec un aide-soignant qui descend lui aussi au sous-sol. Quand les portes se rouvrent un étage plus bas, la lumière paraît différente, plus chiche ; je sens les émanations du bureau des archives : des papiers moisis et une odeur douceâtre de décomposition, comme celle du tabac à pipe. À une extrémité du couloir un panneau indique la morgue. À l’autre bout, il y a une lumière lointaine vers laquelle nous nous dirigeons. Un panneau à droite d’un passage porte l’indication DOSSIERS MÉDICAUX. À l’intérieur de la pièce, une femme trône seule à un large bureau semblable à un paquebot et écrit une liste sur un bloc de papier réglé jaune.
Keller m’a donné son manteau en laine dans l’ascenseur afin de couvrir ma chemise d’hôpital. Il me tombe jusqu’aux chevilles et je le boutonne en espérant que personne ne remarquera mes chaussons en papier. Tandis que nous avançons vers elle, je perçois de façon de plus en plus insistante un petit grincement, qui est en fait produit par les pieds de sa chaise, sa jambe droite étant croisée sur son genou gauche et son pied droit battant régulièrement la mesure de haut en bas.
Il y a aussi un léger ronronnement qui provient d’une horloge électronique ronde au mur, dont l’aiguille des secondes avance par à-coups sur le cadran.
Et en plus de ces sons ténus, il y a le crissement de son stylo qui traverse la feuille de papier. Nos pas résonnent dans le couloir, mais elle ne lève pas les yeux et même quand nous sommes juste devant son bureau, elle met quelques secondes avant de s’arrêter d’écrire, pour soupirer et nous accorder un regard. Elle ne dit pas un mot, s’arrête simplement d’écrire, comme si elle en avait par-dessus la tête de ces interruptions incessantes.
Aussitôt ma voix se perd dans ma gorge. Son regard a l’étrange pouvoir de nous rendre invisibles. Keller lui explique que nous sommes à la recherche de mon dossier. L’employée nous examine tous les deux, son regard s’attarde sur nos vêtements.
Une fois que Keller s’est tu, il n’y a aucun bruit pendant un moment. L’employée reste aussi impassible que s’il n’avait rien dit. Je perçois un léger sifflement aigu provenant de son nez. Finalement, elle incline prudemment la tête.
« Je ne peux pas vous laisser fouiller dans mes classeurs, décrète-t-elle. Vous devez me présenter une demande écrite. Si vous voulez une copie papier de votre dossier, cela coûte un dollar la page. »
Keller plonge la main dans sa veste et en tire l’étui contenant son insigne.
« Ça va, Keller, je murmure dans son dos. Ça peut attendre. » Mais Keller ne veut pas faire marche arrière si vite, peut-être parce qu’il entend le découragement dans ma voix. Une partie du problème tient au fait que je dispose de très peu d’informations – aucun lieu de naissance, pas même un nom de famille. Pia et Henry m’ont donné un nom une fois que j’ai quitté l’hôpital. Sans indications, il semble que la seule possibilité que nous ayons soit de mener les recherches nous-mêmes. « Ce n’est pas moi qui écris les règles ici. » Elle s’arrête net quand elle voit la plaque de police. « Vous avez entendu parler de l’affaire de l’assassin des bébés ? demande-t-il. Nous avons besoin d’accéder à ces dossiers dans le cadre de notre enquête. » La femme lui jette un regard glacial. « Alors vous avez une ordonnance du tribunal ? » Je sens mon dos se raidir, mes épaules se soulever. L’employée, aussi réservée qu’une bonne sœur, ne me quitte pas des yeux. Quand le téléphone sonne – un appareil démodé en plastique avec un fil en tire-bouchon et un cadran rotatif –, cela nous fait sursauter. Elle répond sèchement, puis dit plus prudemment : « Oui ? » Nous la voyons lever les yeux. Keller m’effleure la main du dos de la sienne. Elle écoute. Je l’entends marmonner dans le récepteur : « Oui, monsieur le directeur. Certainement, monsieur le directeur. Très bien. Très certainement, monsieur le directeur. Bien sûr. Oui, merci, monsieur le directeur. (Finalement elle raccroche. Elle fixe un moment l’appareil avant de nous regarder.) C’était le docteur Gupta. (Puis elle ajoute froidement :) Le directeur de l’hôpital. (Elle se lève et ajuste sa jupe.) Ne touchez à rien tant que je ne vous l’ai pas dit. »
Je lance un regard à Keller, qui hausse les sourcils. Elle passe dans la pièce voisine. D’abord nous ne bougeons pas. Puis, brusquement, Keller me prend la main et nous nous empressons de la suivre.
Les dossiers sont rangés selon un ordre quasi incompréhensible dans lequel s’entrecroisent les dates d’admission, l’ordre alphabétique, les dates de sortie et, à l’occasion, le groupe sanguin. Le seul intérêt de ce système, me dis-je, est de décourager les intrus et d’assurer à la préposée un emploi jusqu’à la fin de ses jours.
Je lui dis tout ce que je sais : une petite fille, groupe sanguin B +, sortie vers l’âge de 2 ans, nom inconnu, parents inconnus.
Récemment récupérée dans la forêt tropicale, aurais-je pu ajouter, et qui fleure encore le singe ; en l’examinant de près, les médecins auraient pu découvrir des lambeaux de fourrure emmêlée, des débris de feuilles, de la terre odorante collée à sa peau, avec un charivari de cris d’oiseaux encore dans les oreilles.
Dans le silence et l’atmosphère surchauffée du bureau des archives – rempli de meubles à tiroirs du sol au plafond – chaque son est assourdi par ces murs de papier. L’employée nous laisse pénétrer à contrecœur dans son sanctuaire. Elle s’approche de différents tiroirs – apparemment au hasard – et les ouvre, ils sont bourrés de classeurs.
« Vous pouvez commencer par là, grogne-t-elle. Mais je ne vois vraiment pas comment ces fiches pourront vous aider à coincer l’assassin. D’ailleurs si vous voulez mon avis, cette histoire est un tas d’âneries, de toute façon. »
Là-dessus, elle tourne les talons et va rejoindre son bureau dans l’autre pièce.
Je regarde Keller d’un air consterné.
« Ça ne marchera pas. Comment pourrons-nous trouver quelque chose dans un fatras pareil ? »
Il regarde le dos de l’employée qui s’éloigne.
« Nous avons un point de départ, ce n’est pas si mal. Cherche par sexe et par groupe sanguin d’abord. On réduira le champ après. »
Nous prenons chacun un tiroir différent et commençons à parcourir les dossiers, mais les détails s’entremêlent, des myriades de maladies infantiles et d’accidents. Il y a des douzaines et des douzaines d’enfants dont le groupe sanguin n’est même pas mentionné.
Mes doigts glissent sur les vieilles cartes lisses. Les tiroirs se succèdent, les classeurs sont tellement serrés qu’ils sont presque impénétrables. Le papier se ride sous la lumière jaune : j’ai l’impression d’entendre un murmure croître et décroître, croître et décroître. Je traque, les lèvres pincées sous l’effet de la concentration.
Nous travaillons vite en parlant peu, tirant un dossier après l’autre, essayant de ne pas perdre leur emplacement dans les tiroirs. Mais il y a trop de dossiers qui sortent, toutes sortes de dossiers avec FILLE, nourrisson – malnutrition, abandon, maltraitance parfois – mais aucun ne porte la mention : récupérée dans la jungle. Rien, dans ces listes de noms – Ada Minot, Harry Dacini, Erin Billings, Maryann Darwon –, ne les relie à une dent au bout d’une cordelette. Je me sens à bout de forces, mon énergie s’amenuise trop vite.
Mes sensations sont étouffées. Ma gorge est brûlante – elle est à vif, en fait – et les lèvres, les narines et le bord des yeux me brûlent. Je commence à me demander s’il n’y a pas un bourdonnement sourd provenant de l’autre pièce où se trouve l’employée. Elle vient de temps à autre à la porte pour nous observer.
Le temps passe ainsi : des heures de recherche interminables. Mes pensées finissent par partir à la dérive, loin des dossiers, et je m’aperçois que je songe à la dent que j’ai conservée toutes ces années durant, m’avouant enfin que pendant tout ce temps, j’ai cru qu’elle avait appartenu à celle qui m’avait sauvée dans la jungle : ma mère singe. Et voir cet objet que, récemment encore, je prenais pour un gage d’amour, un trésor survivant d’un passé magique, pendu au cou d’un assassin, signifie peut-être que je vais devoir reconsidérer toutes les idées que je me suis faites sur mon passé. Mais ces réflexions sont si déprimantes qu’elles sapent mes dernières forces et brouillent ma concentration. Finalement, je m’affale sur la table, les mains plongées dans mes cheveux. Keller s’approche et s’accroupit près de moi.
« Je crois que ça suffit pour le moment, annonce-t-il.
— On n’a pas avancé d’un pouce.
— C’est un bon début. Et tu es vannée.
— Je commence à avoir des idées noires au sujet de mon petit collier. Et aucune ne m’aide à faire avancer ce dossier. »
Je ne veux pas partir, mais je n’ai plus la force d’argumenter.
Nous laissons les tiroirs ouverts, les classeurs posés devant nous. L’employée ne nous accorde pas un regard quand nous passons devant elle, mais dès que nous sommes dans le couloir, j’entends sa voix glaciale dans notre dos.
« J’espère que vous avez trouvé ce que vous cherchiez. »