31

Nous entrons dans l’allée flanquée de buissons de mûriers divisés en carrés. Une bâtisse de style colonial sur deux niveaux, avec un joli toit couleur d’érable et des volets verts, le tout impeccable et tiré au cordeau. Assise dans la voiture, je fixe un moment les lieux avant que Keller dise : « Prête ? »

Il y a un bout de papier dans ma poche avec un mot griffonné : REVIENS.

J’observe le garage pour être sûre que la voiture n’y est pas, puis je m’approche de la porte d’entrée et appuie sur la sonnette. Et quand Henry ouvre la porte, je sais tout de suite que mon intuition était la bonne. « Salut, papa. »

Avec un large sourire, il m’ouvre les bras. Alors je m’arrête et je dis : « Papa… c’était toi, hier, au téléphone ? » Il jette un coup d’œil discret par-dessus mon épaule et dans la rue, puis considère Keller un instant, le jaugeant. À la lumière du jour, sa peau semble fragile et fine comme une pelure d’oignon. Il nous fait signe d’entrer et referme la porte derrière lui. Nous nous installons, Keller et moi, côte à côte sur le canapé. Henry n’est nullement surpris de nous voir. Il s’assoit en face de moi dans son fauteuil, les mains étreignant sobrement les accoudoirs. Il hoche la tête et ferme les yeux, ses cheveux clairsemés partant en dégradé depuis le haut du crâne, la peau pendante et fripée sous l’arcade sourcilière, la bouche rentrée. Et je regrette, comme une centaine de fois au cours de mon enfance, de ne pas avoir de lien de sang avec lui.

Au bout d’un moment, Henry soupire, prend un petit carnet à côté de son fauteuil et y porte son stylo. Il serre la bouche avec concentration. Je quitte le canapé pour m’approcher de son fauteuil et observe les mots qui se forment.

Il a une écriture rudimentaire mais parfaitement lisible. Je lis : « C’était moi au téléphone. » Keller s’approche aussi et lit par-dessus mon épaule. Il dit : « Putain.

— Papa, tu prétendais que tu ne pouvais pas écrire ? » Il réclame le carnet et il écrit : « Ta mère disait qu’elle ne pouvait pas me lire. J’ai essayé et… arrêté. » Il opine, tapote le stylo sur le papier, puis il ajoute. « Ravi que tu y arrives. »

D’instinct, je lève les yeux vers l’escalier, l’endroit d’où Pia arrivait toujours en silence, quand on s’y attendait le moins.

Henry écrit : « Chez le docteur. » Il pose un doigt sur ses lèvres et je hoche la tête. Notre vieille complicité. Je me laisse tomber à côté de lui sur le large accoudoir de son fauteuil, presse mon visage contre son épaule, passe mes bras autour de lui, un sentiment violent me gagne, quelque chose vacille en moi sous une sensation de tension. Le chagrin, la colère et la honte. Henry n’a jamais été très démonstratif, c’était notre façon d’être. Aussi je me sens vite intimidée et je commence à relâcher mes bras, ne voulant pas l’embarrasser. Mais il pose une main sur mon poignet et le garde là un moment, contre sa poitrine, puis il me libère. Il se laisse glisser dans son fauteuil comme s’il abandonnait quelque chose, ouvrait les mains et laissait couler… quoi ? Il frotte sa mâchoire lisse, qui semble rougie par le feu du rasoir. Il a toujours son regard franc et pétillant d’intelligence. Il reprend le bloc-notes et le bout de crayon, et articule les mots en les écrivant. Je lis : « Je voulais te dire. Je t’en prie, ne sois pas en colère. » « Pourquoi serais-je en colère ? » je lui demande. Un sentiment d’angoisse commence à me nouer l’estomac. « Ta mère », écrit-il, puis il barre.

L’air stagne au fond de mes poumons. Je serre les lèvres, inspire sans parler.

Il écrit et je lis : « Tu as eu une autre mère avant nous. »

Il me montre le carnet, mais j’ai déjà lu. Mon regard devient vitreux. Il reprend le bloc. Je ne veux pas en lire davantage, mais je ne peux détourner les yeux. « Pia t’aime. Toujours eu si peur… de te faire souffrir… que tu partes… de te perdre. »

Pendant un moment, tout tremble autour de moi, quelque chose craque dans le plafond.

« Tu n’es pas obligé de me dire. »

Je suis à bout de souffle.

Il pose une main sur mon bras. Il le presse, puis il poursuit. « S’appelait Myrtle. » Il s’arrête et aussitôt il sent ce que je vais lui demander. Il secoue doucement la tête. « Aussi adoptive. Pas biologique. »

Keller est assis en face de nous, mais sa forme paraît floue. Il m’est presque impossible de distinguer ses traits. Je perçois seulement sa concentration.

Henry pose les mains sur ses accoudoirs et se hisse sur ses pieds. Il traverse la pièce jusqu’à l’îlot de livres « classiques » que Pia lui permet de conserver sur d’étroites étagères entre le séjour et la cuisine. Ce sont des livres épais, à couvertures rigides, fanées, habillés d’une jaquette du même ton. Le Reader’s Digest, des condensés de livres, j’en avais parcouru quelques-uns quand j’étais au lycée : Le Vieil Homme et la Mer, Tant qu’il y aura des hommes, Le Moulin sur la Floss, Gatsby le Magnifique, USA, Les Nus et les Morts.

Henry sort USA de sa place, les mains tremblantes sous l’effort. Un nuage de poussière s’échappe de la tranche supérieure du livre, bien que le dos ait été soigneusement épousseté. Il regagne son fauteuil, met le livre sur le large accoudoir et se laisse glisser contre son dossier en se tenant à deux mains. Puis il pose le livre sur ses genoux et l’ouvre, le dos arqué, à un endroit situé aux trois quarts de l’ouvrage, d’où il sort un bout de papier. Celui-ci est froissé et a pris avec le temps la couleur du vieil ivoire. Il me le tend en hochant la tête. Je le prends avec soin, en sentant qu’il s’agit là d’une vieille relique vénérable. Dessus, d’une écriture penchée inconnue : 735-2881, 426 3id Ave., Liverpool.

Il écrit sur son carnet : « Pia ne sait pas que j’ai gardé ça. Elle voulait… aucune preuve… aucun passé. Pour que tu sois son bébé. Uniquement…»

Il souligne Uniquement et me regarde, sourcils haussés. Je me tourne vers Keller.

« C’est la mère adoptive qui m’a eue avant Henry et Pia, lui dis-je. (Ma voix tremble. Je dois me concentrer : le papier ondule dans mes doigts comme du lait. J’essaie de reprendre mon souffle. Je prends une voix claire et détachée.) Quand lui avez-vous parlé pour la dernière fois ? »

Il secoue la tête, lève les mains. Finalement il écrit : « Tu avais 3 ans. On t’a prise… chez elle il y a trente ans. » Je vois du coin de l’œil Keller se pencher en avant. « Il y a trente ans ? remarque-t-il. Cette adresse a 30 ans ? Elle risque de ne plus être là. Elle n’y est probablement plus. »

Henry écrit : « Il nous fallait quelqu’un de spécial… après la dépression de Pia. Aide à l’adoption. »

Je ne suis pas sûre de ce que cela veut dire, mais quand je demande à Henry d’expliquer, il a l’air perdu, comme si tout cela était impossible à formuler.

Je passe à une autre question : « Papa, il y a autre chose. Il faut que tu fasses un effort pour te souvenir. (Je sors l’enveloppe de ma poche et fais danser la dent au bout de la ficelle.) Ça te dit quelque chose ? Cela pourrait être un objet que j’avais avec moi quand je suis arrivée ici. » Henry l’observe, puis me le rend, le visage sans expression. « Le fait est, papa… (Je reprends mon souffle.) J’ai toujours eu cette dent, du plus loin que je me souvienne. Et il y a un nouvel élément qui rattache cette sorte de dent… que j’ai… à l’affaire sur laquelle j’enquête, l’affaire des bébés assassinés. Et si tu as la moindre idée ou si un rapport quelconque te vient à l’esprit, n’importe quoi…»

Il fait oui de la tête, un peu désemparé, presque gêné, et il écrit : « Aucun souvenir. »

« Ça ne fait rien, papa. (Je lui touche le genou.) Vraiment, ça ira. »

Henry me regarde, les yeux humides. Cette adresse est tout ce qu’il a à m’offrir et même cela, je le vois, il l’a longuement ressassé. Il écrit : « Peut-être qu’elle le sait » et il indique l’adresse. Son visage a une ombre grisâtre ; ses mains se replient sur elles-mêmes. Un bruit de ferraille dehors, un morceau de glace qui s’est détaché de l’auvent, fait sursauter Henry. Il regarde par la fenêtre, les pommettes et la gorge rouge brique. Il respire bruyamment et sa peau paraît moite. Il essaie d’écrire mais ses mains volettent et le stylo n’arrive pas à rester en contact avec le papier.

« Henry… Papa ! Ça va aller. (Je pose ma main sur la sienne.) Tout va bien. Je sais. Tu as peur que Pia revienne. » Il détourne les yeux.

« Ça va bien. Je t’en prie, ne te fais pas de souci. Tu m’as donné beaucoup. C’est énorme. » Henry écrit sans cesser de trembler. « Je t’en prie, n’en parle pas à ta mère. Promis ? Elle…» Il n’y a plus de place en bas de la page et il s’arrête simplement d’écrire.

« C’est promis, dis-je. Vraiment, papa. (J’exerce une pression sur son épaule, pour le détendre.) Vraiment, c’est d’un grand secours. C’est tellement… c’est simplement…

— Leeh-leyy…» essaie-t-il de dire, mais sa voix le lâche, les muscles de sa gorge et de son visage sont noueux.

Il détourne la tête comme s’il était en colère : un brusque son étouffé s’échappe de lui.

Je m’accroupis contre son fauteuil, le prends de nouveau dans mes bras. Je sens les os pointus de son dos, comme des morceaux de silex.

« Ne t’inquiète pas, papa. Tout ira bien. »

Mais son attention se tourne à nouveau vers la fenêtre. Je sens les élancements de la vieille angoisse qui me raidissent la nuque et les épaules, me rappelant les samedis au garage avec Henry, sachant que Pia m’attendait à l’intérieur, pleine de griefs et de menaces voilés.

Keller lui serre la main, mais il a l’air impatient de partir.

Je réussis à garder mon calme pendant que je remercie Henry. Il évite mon regard, peut-être regrette-t-il déjà ce qu’il m’a confié. Après tout, il change pour moi le cours de l’histoire, ne serait-ce qu’en me livrant ce détail.

Je le serre contre moi et lui promets d’appeler bientôt ; j’adopte un ton désinvolte. Mais dès que nous sommes dehors, que la porte s’est rabattue sur nous, j’ai le vertige. Je laisse tomber mes gants dans la neige, puis mon bonnet ; je les ramasse et j’en chasse les flocons de quelques tapes. Keller déverrouille la portière et me l’ouvre, mais j’oublie de monter et je reste un moment debout à côté de la voiture, le regard errant dans le voisinage puis vers le ciel fantomatique, jusqu’à ce que Keller revienne et m’aide à prendre place.

Pendant que j’attends que Keller monte en voiture, je remarque Henry à la fenêtre, une main écartant le rideau, tendant le cou comme s’il avait perdu l’équilibre.

J’agite la main, mais Henry reste immobile, comme foudroyé sur place, et nous commençons à sortir en marche arrière dans la vapeur blanche du moteur. Keller dit quelque chose mais je suis trop préoccupée pour l’entendre, mais quand il passe de la marche arrière à la première, la voiture poursuit sa route à reculons en faisant un tête-à-queue, l’avant de la voiture oscillant au milieu de la rue verglacée. J’ai le souffle coupé, tandis que le paysage enneigé éclate autour de nous.

« Bordel ! »

Keller roule dans la neige, et la voiture patine, puis se redresse en faisant un bond en avant. Alors que je lève les yeux, une voiture nous dépasse. Mon regard croise un masque blanc tendu, le regard dur : Pia.

Keller m’emmène sur la route 57, qui suit la rive sud du lac Onondaga. La surface du lac, tout en longueur et qui ressemble à un fleuve, est couverte de glace qui se fissure, la neige glisse à la surface.

La main de Keller s’enroule autour de la mienne et j’en suis heureuse. Il a la paume chaude et moite, toujours si chaude ! Je m’émerveille. Je sais que je pourrais défaire ses doigts et lire la carte de son passé biologique dans les lignes de ses mains – un problème de cœur, de bons poumons, des yeux bleus – telles des réserves de mémoire génétique. Une boule qui ressemble à de l’envie se durcit au fond de ma gorge. Il n’aura jamais à subir de chocs pareils, de nouveaux parents adoptifs et un patrimoine incertain.

« Alors on va vérifier tout ça, commente-t-il. Voir ce que cette dame a à nous dire ? Peut-être qu’elle sait quelque chose sur quelqu’un qui porte des dents autour du cou. »

Comme je ne réagis pas, il me regarde longuement.

« Cool, ajoute-t-il. On va peut-être faire une pause avant. »

Nous avons dépassé le vieux fort français et nous approchons maintenant du village de Liverpool. Il réduit la vitesse et tourne pour s’arrêter sur le parking du restaurant Sandor, tandis que la neige fondue éclabousse le pare-brise. Le Sandor a au moins 50 ans, les vitres sont doublées de stores en Cellophane bleue. C’est un troquet à l’ancienne qui fait des hamburgers et des hot dogs, avec un comptoir à glaces qui rouvre chaque été et qui suscite une certaine nostalgie en moi. Henry et Pia avaient coutume de m’emmener là-bas ; pour m’offrir une boule de glace et me regarder la manger, lécher les gouttes sur le côté du cornet.

Keller s’approche du comptoir et rapporte à la table un cheeseburger et un hot dog façon Coney Island.

« J’ai essayé de parer à tout. » Il s’arrête et regarde le plateau, puis il lève les yeux vers moi.

« Tu es végétarienne ?

— En principe, je mange du poisson. »

Je fais glisser la viande du petit pain en conservant les légumes marinés, le ketchup et le fromage, puis je me rassois sur la banquette moisie du box. Dehors, une bourrasque de vent heurte les fenêtres, les vitres s’ébranlent et laissent entrer un mince courant d’air. Derrière la vitre on voit un petit centre commercial, un supermarché, un magasin d’articles de sport, une station-service et des voitures qui avancent dans la boue. Il n’y a personne dehors par ce temps.

Keller mord dans le hamburger, mâche d’un air songeur avant d’avaler.

« Pourquoi as-tu peur de cette femme ? »

J’avale une bouchée de pain avec des pickles.

« J’ai simplement l’impression que plus j’avance dans cette affaire, plus elle me réserve de chocs à propos de mon passé. »

Il hoche la tête, la bouche pleine de hot dog.

« Il y a des trucs assez bizarres qui nous arrivent. Mais quelquefois c’est comme ça. Après tout, c’est une enquête criminelle, non ? Il y a des fois où ce boulot me fait tellement… tellement flipper que j’en passe des nuits blanches. Mes dents me font mal à force de serrer les mâchoires.

— Comment tu fais ? Pour tenir le coup ?

— Les New York Rangers.

— Tu veux dire… ? »

Il prend une gorgée de Coca, repose son gobelet et dit : « Le hockey sur glace. À la télévision. »

Je réfléchis.

« Je devrais essayer. »

Il pose le hot dog sur la table, fait tourner le verre en carton dans lequel crépite le soda noir.

« Encore que, franchement, je ne crois pas qu’il y ait eu une seule enquête qui m’ait autant foutu les boules que mon divorce. » Il pose sa main à plat sur le gobelet. Je hoche la tête en scrutant la nappe en plastique. Il boit une autre gorgée, toujours songeur. « Tu sais, parfois, ce qui aide ? Je pense aux gens qui sont… (Il hausse les épaules.) Enfin, plus courageux que moi, pour dire la vérité. Qui ont fait les choses comme j’aurais aimé pouvoir les faire. Comme ce qui est arrivé à mon père. » Je pousse sur le côté le reste de mon petit pain. « Je t’en prie, raconte-moi. » Il regarde fixement le fond du restaurant. « Oh, c’est toute une histoire. (Il passe la main sur le dos de son crâne incliné, soupire.) Bon, la version abrégée. Mon père avait un problème cardiaque, une cardiomyopathie, c’est une sorte de faiblesse du muscle cardiaque. Cela nous a tous atteint dans la famille, et on se faisait sans arrêt du souci pour lui. On essayait de faire attention à lui. Et puis ce truc étrange est arrivé.

— À ton père ? » Il confirme d’un signe de tête.

« Il y a une quinzaine d’années, il a été hospitalisé. Il était sur une liste d’attente pour un donneur. Et il y a eu un gosse de Mattydale, Théo Donne, 22 ans ; il s’est crashé sur sa moto. Pas de casque, comme d’habitude. (Il écarte les doigts en éventail.) Tué instantanément. Un jour plus tard, le cœur de ce type s’est révélé être compatible avec l’organisme de mon père. (Ses mains planent au-dessus de l’assiette en carton.) Tu imagines ça ? Le cœur d’un étranger qui cogne dans ta poitrine ? Un cœur. » Il hoche la tête lourdement. « Alors, on l’a sauvé, non ?

— Oui, absolument. Mais ce qu’il y a d’étrange… c’est qu’après l’opération, j’ai trouvé que mon père avait changé. Il semblait plus jeune.

— Il devait se sentir mieux. »

Keller opine très lentement, comme à contrecœur.

« Oui, il y a de ça. Mais il y avait davantage. Par exemple il s’est mis à écouter du jazz ! Il n’avait jamais aimé le jazz auparavant. Il mangeait toutes sortes de choses qu’il n’avait jamais mangées avant, du beurre de cacahuète, du chocolat noir et de la confiture. (Il a le regard flou.) Comme si cette autre personne était vraiment entrée en lui. J’étais même jaloux, si tu veux savoir. »

Il tient son menton dans le plat de sa main, le hot dog à moitié mangé, oublié sur la table.

« Jaloux comment ? »

Je change de position, le siège en plastique m’écrasant les vertèbres.

Il repousse le sandwich et la boisson sur le côté, puis il se lève et jette le tout dans la poubelle en plastique. Il se laisse retomber à sa place et regarde d’un air sombre par la fenêtre.

« J’avais l’impression que ce gamin… je sais que c’est dingue, mais ce gosse…

— Celui qui était mort ?

— Oui, répond-il en plissant les yeux. Je ne sais pas comment dire ça. (Il baisse la tête.) Enfin, je n’avais que 15 ans, mais j’avais l’impression que ce gosse était devenu, d’une certaine manière… proche de mon père. D’une façon avec laquelle je ne pourrais jamais rivaliser. Enfin, il était mort pour sauver mon père, il lui avait donné son propre cœur. Comment tu peux arriver à faire mieux ? (Il rit d’un rire sans joie, le visage vidé.) Ça ne te paraît pas complètement tordu ? Je sais que c’est tordu, mais c’est comme ça. Je suis tordu. Maintenant, tu le sais. (Il passe son doigt sur les ronds humides laissés par son gobelet sur la table.) Et résultat des courses, ce gamin et son cœur ont sauvé mon père. »

Keller regarde longuement l’horizon par la fenêtre, derrière le magasin de pneus, la station-service Amoco, au-delà de la rangée de feux tricolores qui grincent dans le vent.

« C’était une sacrée résurrection. (De nouveau son rire tendu.) Alors tu sais quoi ? Environ un an après l’opération, il a reçu un coup de fil… de l’hosto où on lui avait fait la transplantation. Ils voulaient savoir s’il était d’accord pour rencontrer la famille du donneur…

— Ça alors ! »

Mes doigts effleurent le bord de la table.

« C’était un nouveau système. Jusque-là, les receveurs d’organes n’avaient aucune information sur les donneurs. Mais certaines personnes veulent savoir. Ce qui me paraît assez logique.

— Mon Dieu, dis-je. Ça a dû être dur. »

Keller a l’air ébloui par les lumières qui bourdonnent. Il a des mèches de cheveux collées sur le front comme s’il transpirait, pourtant il y a un filet d’air glacé qui circule.

« Ça m’a fait pratiquement péter les plombs. Il était incapable de parler d’autre chose, se demandait s’il devait le faire ou pas. Pour moi, c’était hors de question, putain ! Pour qui ils se prennent, ces gens-là ? J’ai commencé à avoir peur qu’ils s’imaginent que mon père avait plus ou moins tué leur fils. Honnêtement. Et va savoir, si jamais ils voulaient récupérer leur cœur ou je ne sais quoi ? (Il passe le plat de sa main sur son visage et rit lamentablement.) Mais alors un jour, mon père se réveille et ça y est, comme ça, il a décidé qu’il doit les rencontrer. (Sa voix faiblit puis s’arrête. Il s’interrompt un moment.) Tu veux du café ? Je me disais que je prendrais bien un café. »

Je fais oui de la tête.

« D’accord, poursuit-il, mais il ne bouge pas. (Il touche ses cheveux.) Bref, une semaine plus tard, il demande si je veux venir faire un tour dans le parc. C’est tout ce qu’il me dit : un tour dans le parc. (Keller regarde par la fenêtre, mais elle est couverte de buée. On entend des voitures passer sur la route 57 dans un bruit d’eau éclaboussée et puis, dans le lointain, le vrombissement d’un train ; il monte dans l’air froid derrière la vitre avant de décroître ; Keller semble tendre l’oreille, puis il se frotte les yeux.) Nous voilà donc partis « faire un tour », et le premier que je vois, c’est le garçon… il est plus jeune que moi, mais il est bien habillé, les cheveux peignés, il porte un petit blazer. (Il sourit, tapote les doigts sur la table.) Puis une femme d’âge mûr et un type très vieux. Et ce sont eux. C’est la famille. »

Je mords l’intérieur de ma joue.

« Mon père n’avait pas eu le cran de me dire ce qu’on allait faire. Il pensait que je ne viendrais pas si je savais. Ce qui est sans doute vrai.

— Oh, dis-je doucement, d’une voix que j’entends à peine.

— Oui. (Il s’arrête un moment, tête baissée, puis il lève les yeux, ses iris bleu foncé tels deux petits panaches de fumée.) Voilà. Ils se sont approchés de mon père et immédiatement, ils l’ont serré dans leurs bras en pleurant comme s’ils étaient de vieux amis et je suis resté là, debout. Finalement, mon père a dit : « Kell, voilà d’où vient mon nouveau cœur. » Et malgré tout, je n’arrivais pas à comprendre. Je ne voulais pas comprendre, tu sais ? Et alors, une chose étrange est arrivée. Le gamin a ouvert un sac en papier et il a sorti un stéthoscope. Papa a demandé s’il voulait l’entendre et le gamin a simplement fait oui de la tête. Alors mon père a déboutonné le haut de sa chemise, en plein milieu du parc, et il a posé le petit disque sur son cœur, l’a tenu en place pendant que le gamin écoutait. Je m’en souviens parfaitement. »

Keller renverse un peu la tête en arrière et ferme les yeux.

« Il m’a fallu du temps. (Sa voix a faibli, elle a pris un son grave et apaisé.) Ils ont tous écouté. Chacun a posé le stéthoscope et s’est accroupi à côté de mon père. C’était comme s’ils avaient une conversation étrange, silencieuse.

— Sans toi », dis-je spontanément, et je me mords les lèvres.

Mais Keller confirme d’un battement des paupières.

« Ensuite mon père a vraiment changé. Il faisait toutes sortes de rêves. Il m’en parlait. Pas des mauvais rêves, mais comme si c’était ceux de quelqu’un d’autre. (Keller sourit et me regarde.) Ça te paraît tordu ? J’ai l’air tordu ?

— Non, non. »

Mais il hoche la tête comme si j’avais dit oui.

« Pourtant, pourtant, je me rappelle avoir pensé : maintenant il appartient à ces gens-là.

— Sauf que ce n’était pas vraiment le cas, Keller », dis-je.

Il hausse les épaules.

« Peut-être. Mais ce qui est sûr, c’est qu’il ne nous appartenait pas à nous non plus. Et tu vois, j’ai toujours pensé que s’il n’avait pas rencontré ces gens, il nous serait peut-être revenu. C’est difficile de se rappeler comment tout s’est passé exactement, ce jour-là et avant. Cette rencontre était tellement… (Il lève la main.) Irrévocable. Il est difficile de se souvenir comment les choses se passaient avant ce jour-là. (Keller se penche sur la table, comme si c’était moi qui avais besoin de réconfort et il me prend les mains. Sa chaleur traverse ma peau, irradie dans mes coudes et mes épaules.) Le fait est, Lena, que quand on sait quelque chose, on ne peut fermer les yeux dessus. (Il frotte ses pouces sur le bout de mes doigts.) C’est pourquoi j’ai décidé de devenir inspecteur. Je voulais avoir la responsabilité de chercher les réponses, essayer de maîtriser comment je les découvrirais.

— Et tu y es arrivé ? »

Ses doigts qui bougent sur les miens sont chauds et lisses comme du beurre. Je me penche vers lui.

« Non. (Il baisse la tête et j’éprouve une brusque attirance pour lui, comme un léger électrochoc. Ses yeux plongent vers la table, puis reviennent vers moi.) Je n’ai pas l’impression d’arriver à maîtriser grand-chose. »

Je néglige cette dernière remarque qui paraît m’être adressée. Je préfère regarder par la vitre la surface gelée du lac Onondaga, la rive d’en face où des usines chimiques étaient installées autrefois, et le centre commercial bâti sur des barils de pétrole hors d’usage.

« Qu’est-il arrivé ensuite ? Entre ton père et toi. Après tout ça, la rencontre et le reste. »

Il se tourne de côté dans le box, étire les jambes, une épaule calée contre le mur. Il tapote une fourchette en plastique contre la table.

« En gros, il a commencé à aller mieux.

— Sur le plan physique, tu veux dire ? »

Il hausse les épaules.

« Physique, affectif, mental. Il est resté en contact avec l’autre famille, ils s’écrivaient, s’appelaient. Un jour où il venait de raccrocher, je me suis rendu compte qu’il avait pleuré. Mon papa ! Je les détestais, bien sûr. Ce petit frère, surtout. J’étais affreux, j’ai honte de le dire. Je n’éprouvais aucune compassion pour eux. Tout ce que je voyais, c’est que mon père avait changé. Il prenait des cours d’histoire de l’art et de design, il a commencé à faire des promenades, où je refusais de l’accompagner. Il a appris à cuisiner, ce qui déplaisait à ma mère. (Keller fait une pause, regarde dehors par-dessus son épaule. L’écho de la circulation s’est s’atténué et se réduit à une unique note bien distincte.) Il a fait un jour un grand plat de pâtes.

— Je suppose qu’il voulait que vous changiez tous avec lui ?

— Je ne trouvais pas ça juste, à l’époque. Putain, ce n’était pas moi qui avais cette saloperie au cœur ! (Il sourit.) Maintenant je le regrette. Mon Dieu, comme je le regrette. (Il continue à tapoter la table avec sa fourchette.) Bref, environ deux ans plus tard, il a eu une crise cardiaque massive, et ça a été terminé.

— Keller, je suis désolée.

— Oui. Putain. Parfois il me manque vraiment. Mais tu vois, ses deux dernières années, elles ont peut-être été les plus heureuses. Il m’a dit que rencontrer la famille de ce gamin l’avait aidé à comprendre qu’il avait eu une seconde chance. Il m’a dit : Kell, la vie, c’est tellement magnifique. »

Je ris et il hoche la tête.

« Ça ne serait pas arrivé s’il n’avait jamais rencontré cette famille. Je le comprends maintenant. Parfois je me dis que je comprends même ce qu’il a voulu dire par ce « tellement magnifique ». (Il coule un petit regard vers moi.) Et tu vois, il a eu le courage de voir les choses en face. Il a fini par y aller, et prendre le chemin le plus dur. Malgré son chieur de fils qui faisait tout pour l’en empêcher, et malgré sa propre peur. Il y est allé. »

Un long silence s’installe entre nous. Finalement, je pose mes bras sur la table et je souris.

« Autrement dit, il vaut mieux regarder ces choses-là en face. »

Il secoue la tête, croise les doigts.

« Il vaut toujours mieux savoir. Toujours. C’est ça qui est génial, dans le boulot d’inspecteur, Lena. Savoir te rend plus fort. Et si tu apprends de mauvaises nouvelles, ça te rend encore plus fort. Cette femme dont ton père nous a parlé, elle sait peut-être quelque chose qu’on veut savoir. Elle peut reconnaître cette dent ou nous mettre sur une piste qui nous dira d’où elle vient. »

Je hoche la tête, le menton posé sur mon poing.

« Oui, je sais. J’y ai pensé.

— Ça fait peur, je sais, de penser qu’il peut y avoir un rapport entre toi et un cinglé en liberté. Et parfois on en a marre d’être courageux. Le courage est éreintant. Ça t’use jusqu’aux os. Mais si tu arrives à le supporter, ça vaut toujours le coup. »

Il me contemple de son regard gris. Je baisse les yeux, la chaleur ondule le long de ma colonne. Le fait que je ne veux pas savoir est déjà là, tel un germe dans mon corps. Je le sais. Je glisse mes mains sur les siennes. Il en prend une, la tient sous son nez comme un bouquet, effleure à peine de ses lèvres ma peau.

Quelque chose en moi me pousse vers lui, mais je me retiens.

« J’avais juste besoin de ce moment pour reprendre mon souffle. »

Je retourne ma main d’un air songeur et la dégage de son emprise.

Keller sourit. Il roule en boule une serviette en papier dans son gobelet en carton, le lance depuis son siège dans la poubelle contre le mur.

« Alors allons-y », déclare-t-il tranquillement.

 

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