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Les gens qui travaillent dans notre service médico-légal disposent d’une carte du génome humain ; le code permet de localiser, parmi les 80.000 gènes humains, ceux qui donnent à chacun son identité, sa santé, son intégralité. Si tous les gènes sont parfaits, cela s’appelle un génome de consensus : l’idéal génétique. Mais personne n’a cet idéal physique ; les analystes parlent plutôt de cartes de destinée, qui portent le marquage des cellules défaillantes. Et la façon dont elles vont nous affecter, tôt ou tard.
Si je pouvais voir ma carte de destinée, une séquence de gènes indiquerait-elle mon défaut métaphysique ? Un primate en moi qui prétend avoir des droits sur mon âme.
Je crains que ce que Margo dit dans sa lettre ne soit vrai : je ne suis pas digne de confiance.
Cette nuit-là, je me réveille brusquement, alors que 2 h 02 du matin s’affiche au radio-réveil. Mon intestin bouillonne et clapote, mon oreille droite produit une fréquence suraiguë. Mes doigts rampent jusqu’au bord du lit. J’essaie de ne pas penser à la forêt tropicale, aux assassins d’enfants ni au boulot que je risque de perdre.
Pendant les deux heures suivantes, je dors d’un sommeil agité, stroboscopique, entrecoupé d’éclairs ; l’étoile verte des assurances MON Y, sur le bâtiment d’en face, projette une lumière lugubre qui baigne mon appartement. Je me contorsionne entre les draps, malgré le froid ambiant dans la pièce, j’ai tellement chaud que le matelas est brûlant. Je rabats les couvertures d’un coup de pied, puis je gèle et les ramène sur moi. Je reste éveillée et j’essaie d’imaginer la pente douce d’une journée de travail, des heures à comparer des empreintes, la douleur bienfaisante dans mes épaules tandis que je fais défiler les images sous ma loupe, la fine ligne parcourant le réticule qui traverse toutes les empreintes – une coordonnée permettant de faire le compte des crêtes des empreintes, le méridien constant, réconfortant, essentiel de mon univers. Comment pourrais-je vivre sans lui ?
Peu après 6 heures, je renonce à dormir et je m’habille. J’erre dans les pièces et regarde par les fenêtres en attendant que la ville s’éveille. Je glisse un œil par la porte de l’appartement. Le couloir est sombre et froid, mais avec quelque chose d’intime malgré tout, comme s’il faisait partie d’une grande maison que nous partageons. J’enfile ma parka, mon bonnet et je descends l’escalier en m’arrêtant un instant au deuxième étage : la télévision livre ses sempiternelles images à une pièce vide. Il y a des publicités pour des hamburgers dégoulinants, pour une voiture noire qui semble rouler toute seule (avec en arrière-plan un morceau de musique romantique), pour une sorte de couche-culotte qu’une jeune femme brandit avec un sourire extatique au-dessus de la tête d’un bébé.
Puis une interview télévisée. Un scientifique dans une pièce lambrissée face à la caméra, l’air ahuri. Son nom, docteur Jensen Wakefield, de l’Agence pour la gestion durable de l’environnement, défile en bas de l’écran. Il sourit, essaie de plaisanter avec le présentateur. Dans un autre cadre, une femme avec des tendons saillant furieusement dans le cou et les épaules portées en avant. Elle se nomme Sharon Wertinen, et elle est à la tête d’une association qui s’appelle La vie, oui ! Elle souligne que « toute vie est sacrée, tout le temps ».
Le docteur Wakefield retire ses lunettes, hoche la tête et les essuie avec la manche de sa chemise d’un geste las, puis il les rechausse rapidement, comme s’il avait oublié qu’il était à la télévision. « Oui, oui, dit-il. Mais n’oublions pas que la population mondiale augmente au rythme de plus de cent millions de personnes par an. Chaque année. Imaginez une nouvelle ville de la taille de New York qui surgit quelque part sur la planète tous les deux mois. Le contrôle des naissances au niveau mondial et l’éducation à la planification des naissances ne sont pas seulement d’une importance essentielle…»
Là, l’animateur et la femme lui tombent dessus comme deux furies, leurs voix mêlées se perdant dans un embrouillamini électrique. J’abandonne la pièce et poursuis ma descente.
Dehors, je marche derrière un chasse-neige le long de quelques pâtés de maisons, avec la boue grise qui se déverse sur les côtés du gros éperon, jusqu’à ce que l’engin tourne à gauche sur Burnet, et disparaisse. Il y a peu de signes de vie, une voiture solitaire qui me dépasse en vrombissant sur la rue blanche. Je me sens seule et bizarrement désincarnée, comme si je n’appartenais pas à mon propre corps. Peu à peu, je distingue une silhouette qui se tient au bord d’un trottoir, à plusieurs rues de là. Le cône lumineux du réverbère ne l’atteint pas tout à fait, mais je crois reconnaître le profil de l’infirmière, dont j’ai oublié le nom. Je suis contente de voir un visage familier dans ce lieu sinistre, heureuse que mon comportement ne soit pas totalement aberrant.
Mais avant que je puisse la héler, je remarque la présence d’une autre personne qui se tient un peu en retrait dans l’ombre, et qui lui parle. Je ralentis, j’observe la scène, et je me rends compte que cette haute silhouette qui opine n’est autre que celle de M. Memdouah. Leurs voix me parviennent de manière lointaine, de sorte que je ne peux saisir ce qu’ils se disent, seulement qu’ils semblent avoir une sorte de conversation, et je ralentis le pas, hésitant à interrompre quelqu’un qui pourrait avoir un effet apaisant sur Memdouah.
Mais cela ne dure pas. La femme semble se décider, et elle descend d’un pas résolu sur la chaussée pour traverser, avançant d’un pas si ferme et si jeune qu’il me paraît impossible qu’il s’agisse de la même infirmière qui est, somme toute, relativement âgée. Je suis soulagée de ne pas m’être ridiculisée en l’interpellant dans une rue vide. M. Memdouah recule avec cette allure étrange qui est la sienne, et disparaît dans la nuit.
La boulangerie Columbus ouvre ses portes à 6 heures. Ses vitrines découpent de larges tranches de lumière dans le matin noir. Il y a du bruit dans le fond, mais personne ne semble se trouver derrière le comptoir quand j’y entre. Puis je remarque l’employée assise à la minuscule table carrelée de bleue contre le mur et qui tient délicatement dans ses mains une petite tasse de café. C’est elle que je vois habituellement les après-midi en semaine. Elle relève subitement la tête quand elle me voit entrer.
« Bonjour, me lance-t-elle dès que j’apparais. Je ne pensais pas qu’on aurait des clients avec cette neige.
— J’imagine que vous n’avez jamais grand monde d’aussi bonne heure, même par beau temps, je réplique avec l’impression d’être un vampire. Encore qu’il me semble avoir aperçu un de mes voisins dans la rue.
— Oh, oh ! (Elle planque prestement sa tasse derrière le comptoir.) On a quelquefois des gens qui attendent dehors à partir de 5 h 45, avant même que nous ayons ouvert les portes. Des ouvriers d’usine, des flics, des bonnes sœurs, des gamins qui livrent l’épicerie la nuit. (Elle me sourit.) Mais pas avec un temps pareil. »
Je commande un pavé et regarde passer un des boulangers dans son long tablier, qui porte un plateau à deux mains.
La porte tinte et un souffle glacial s’engouffre dans la pièce : un client, emmitouflé dans un épais manteau parsemé de neige, le col relevé, une écharpe en tricot enroulée jusqu’aux yeux et un bonnet tiré sur les oreilles et les sourcils.
« Excusez-moi. »
L’employée sert son client. À travers la vitrine on voit le camion de livraison des journaux entrer dans la ruelle derrière la boulangerie pour s’y garer. Le chauffeur, dans une parka si épaisse et raide qu’on croirait un gilet pare-balles, ouvre les portes arrière de son camion. Je m’attarde un moment devant la vitrine, peu pressée de repartir dans le froid.
Le livreur passe par une porte latérale pour entrer dans le magasin, titubant sous le poids des paquets de journaux qu’il tient dans chaque main. Il les balance sur le comptoir où les clients les verront en entrant. Puis il coupe le lien autour de chaque paquet qui cède et s’ouvre d’un coup comme un coquillage. Je me penche, en prends un sur le haut du tas et survole les gros titres.
Une fois le client et le livreur repartis, l’employée entreprend de répartir les différents pains dans des boîtes métalliques.
« Bref, commente-t-elle, les bras chargés de pains. Et qu’est-ce qui vous amène à vous joindre au peuple des lève-tôt ce matin ?
— Je suis tombée du lit. (J’ouvre le journal sans le regarder.) Pas moyen de dormir. »
L’employée éclate de rire, les yeux au ciel.
« Dormir ? C’est quoi, ça ? »
Je hoche la tête tout en regardant machinalement le journal.
« En fait, je suis un loup-garou moi aussi. »
Et ça y est, je le vois, le petit entrefilet en une, juste sous la pliure du journal : Terreur pour les bébés du comté d’Onondaga ! Mon cœur s’arrête de battre.
La fille me pose une autre question, mais les sons me parviennent de façon assourdie, comme si j’étais au fond de l’océan. Je soulève le journal de la table.
SYRACUSE. Les récentes lettres à l’anthrax réveillent un écho sinistre dans le centre de l’État de New York tandis que des parents éplorés accusent la police de tenter d’étouffer l’affaire. Erin Cogan, une habitante de Lucius dont le bébé, Matthew, est mort en décembre dernier, s’est d’abord entendu dire par le médecin légiste municipal, Nan Ronson, que son enfant avait succombé au syndrome de la mort subite du nourrisson. Toutefois, cette semaine, les enquêteurs ont révélé que le décès de Matthew, de même que celui de cinq autres bébés au moins, était dû à un contact avec des couvertures traitées avec des teintures toxiques. « D’abord on nous a dit que c’était une MSN. Maintenant on nous dit qu’on a enveloppé notre bébé dans un tissu empoisonné », s’est insurgée Mrs. Cogan dès la fin de la conférence de presse qui s’est tenue au laboratoire médico-légal de la ville. Erin Cogan, avocate chez Bankens, Thiller & Tubbs, a déclaré que cette couverture leur était parvenue par la poste de manière anonyme.
« Nous avons cru qu’elle avait été envoyée par quelqu’un de mon bureau, dit-elle. C’était faux. »
Mes doigts sont gourds sur le journal.
Lena Dawson, du centre Wardell de sciences médico-légales, a révélé au début de la semaine qu’elle avait commencé à réfléchir, de même que d’autres enquêteurs, à l’éventualité d’un tueur en série.
« Des vies d’enfants sont en jeu. C’est on ne peut plus sérieux », a-t-elle déclaré.
Pendant un moment, je ne parviens pas à réaliser que c’est mon nom qui est cité dans cet article. Puis je me souviens du jour où l’affaire Haverstraw a éclaté. Mon visage est brusquement apparu sur l’écran aux informations du soir. Je savais que la femme en tailleur de tweed brun clair pointait un micro vers moi, et pourtant je n’en étais pas vraiment consciente ; il est sûr que je ne m’attendais pas à voir mon image se matérialiser sur l’écran pendant que je dînais avec Charlie. Mon téléphone s’est mis à sonner, des journalistes ont commencé à appeler. Et puis le préfet, furieux, avait voulu savoir pourquoi j’avais parlé à la presse.
Le journal s’échappe de mes doigts pour atterrir sur la table.
Je me cramponne à mon manteau et trébuche dans le demi-jour. Il reste encore plus ou moins une heure avant le lever du soleil. Les jours sont censés commencer à rallonger, mais en janvier, cela reste imperceptible. Je marche tête baissée, pour me protéger du vent mais aussi parce que je ressens la peur familière d’être reconnue. Même s’il n’y a pas de photo dans l’article, la seule mention de mon nom en toutes lettres a suffi à m’ébranler. Si seulement j’arrivais à rentrer chez moi, je pourrais réfléchir. C’est tout ce que je parviens à me dire : si j’arrive à rentrer chez moi…
Mais quand je tourne à l’angle de James Street, je vois quelqu’un qui se tient sur une marche devant mon immeuble, me tournant le dos. Une femme, me dis-je. Le vent s’engouffre dans les cheveux de l’étrangère, il ouvre le long manteau qu’il gonfle comme une voile, révélant un vêtement blanc. J’ai des larmes plein les yeux à cause de la neige et du vent et j’ai du mal à distinguer quoi que ce soit. Mais avant qu’elle se retourne, j’ai compris : c’est moi qu’elle cherche.
Je continue mon chemin jusqu’à l’arrêt de bus vitré de l’autre côté de la rue. La neige siffle par vagues contre les parois de l’abri et le couvre de blanc, puis une bourrasque de vent l’en débarrasse. J’ai la tête vide. Quand je ferme les yeux, c’est la chemise que portait Joan au café, d’un blanc éclatant, qui me revient en mémoire. Je recule dans les rafales cinglantes.
En haut du perron, la femme se retourne brusquement. Je traverse James Street à la hâte, et un instant plus tard, j’entends des pas derrière moi.
C’est alors qu’une réaction instinctive me pousse à me mettre à courir. Mes pieds se crispent dans mes bottes comme pour agripper la glace, je plie les genoux, tête baissée contre le vent, je me précipite. Cela n’a rien de rationnel, malgré la leçon de Charlie sur l’être humain qui me revient en un flash – Les gens devraient penser avec leur cerveau, pas avec leur corps –, je suis sous l’emprise d’un mouvement de terreur, d’une soudaine panique irraisonnée, physique. Je glisse sur le trottoir lisse, alternant course et marche ; je redescends à la hâte quelques rues, passant de l’ombre au halo des réverbères, traverse des carrefours, puis plonge dans une ruelle.
Je m’arrête en trébuchant et m’efforce de reprendre mon souffle, haletant autant sous l’effet de la peur que de la fatigue. Je n’arrive pas à aspirer suffisamment d’air, le froid rétrécit mes poumons, mes yeux sont pleins de larmes qui gèlent sur mes joues. Le passage est aussi noir qu’un souterrain et assez étroit pour que je puisse toucher les immeubles des deux côtés en écartant les bras. Il traverse le pâté de maisons sur toute la longueur. La neige s’est amoncelée aux deux extrémités, mais le chemin se resserre et le pavé est sec au milieu. Il est jonché de mégots, d’emballages de chewing-gums, de gobelets en carton écrasées et de sacs en plastique. Je me tiens d’une main contre le mur et j’avance à tâtons dans l’obscurité. Il y a une couverture froissée… quelqu’un a dormi ici.
Au moment où je commence à me dire que je l’ai semée, je lève les yeux et une silhouette apparaît à l’autre bout de la ruelle. À six ou sept mètres. Je suis dans le noir, mais elle paraît braquer son regard sur moi. Je me fige, collée contre le mur. Comme je regarde la silhouette au loin, je vois de longs cheveux soulevés par le vent et je me rends compte que je ne sais pas qui c’est.
Elle s’avance dans la zone obscure.
« C’est qui, là-dedans ? »
Elle a une voix chevrotante et menaçante.
Je ne dis rien, ne bronche pas, terrifiée par cette voix éraillée. Je me dis que c’est juste une sans-abri, une folle. Charlie a raison, il faut que je change de quartier. J’essaie de me calmer en comptant mes inspirations tremblantes. À cinq, la femme tourne les talons et s’en va.
Je reprends tant bien que mal mon souffle et après être restée longtemps à scruter les ténèbres d’un air abruti, je m’écarte prudemment du mur. À cet instant, la femme resurgit au bout de la ruelle. Elle avance de deux ou trois pas, aussi loin que la grisaille matinale le lui permet, et elle tend le cou pour inspecter l’obscurité. J’entends quelque chose comme un souffle étouffé avec une sorte de rire. « Leeeena. » Sa voix chantonne et se répercute dans l’espace exigu.
Aveuglée par la peur, je recule en chancelant et trébuche contre ce qui semble être une poubelle. Je suis paniquée.
« Lena. (L’étrange voix vibre.) Tu es encore des nôtres ? (Elle s’avance. Je m’appuie d’une main très fort contre le mur, fais un autre pas en arrière. Je jurerais qu’elle peut me voir. Je recule encore en tremblant.) Pourquoi tu ne sauves pas les petits bébés, Lena ? »
Sa voix est sifflante. Je sens un souffle d’air chaud sur ma peau, des doigts dans mes cheveux. Je recule maladroitement d’un pas, heurte de nouveau le couvercle métallique de la poubelle qui grince fort. Je pousse un cri et je m’élance en chancelant.
Je vais à l’aveuglette, hors d’haleine, sors par l’autre extrémité de la ruelle, traverse un espace bordé de réverbères devant des entrées d’immeubles. Le monde est éclairé par taches et je cours, forme solitaire et obscure, traversant de longues zones d’ombre et de lumière.
Je cours sans m’arrêter, traversant plusieurs rues, jusqu’à être hors d’haleine et alors, j’avance en titubant. Je regarde par-dessus mon épaule, épuisée, et décide d’aller au laboratoire en faisant un détour. J’essaie de passer par des rues tranquilles, mais je me perds et m’aperçois que je suis devant les portes dorées, la façade ornementée et cintrée de la Banque d’Amérique. Je prends South Salina, à moitié abandonnée et désolée, flanquée d’immeubles condamnés et de carcasses de grands magasins. Par moments, j’entends des pas derrière moi, puis plus rien.
Je tourne à gauche sur Harrison, accélère en longeant plusieurs autres pâtés de maisons, passe sous la bretelle de l’autoroute et remonte la pente raide qui mène à l’université et au quartier de l’hôpital. Finalement, j’aperçois le bâtiment du laboratoire plusieurs rues plus loin.
Il est probablement presque 8 heures ; le samedi, il y a habituellement un ou deux techniciens au laboratoire. Je traverse précipitamment la rue. Mon écharpe s’est défaite, mon bonnet a glissé en arrière, et je sens une couche de sueur qui commence à geler sur mon front.
Mais au moment où j’atteins le trottoir en face du laboratoire, je m’aperçois que la rue est encombrée de voitures. Des vans, en fait. La porte d’entrée bat d’une façon inhabituelle. Une femme en sort, et l’espace d’un instant, je crois reconnaître la personne de la ruelle.
Mais c’est Alyce. Sans manteau ni bonnet, qui sort en courant du bâtiment, fonçant droit sur moi.
« Lena, n’entre pas ici. »
Je suis tellement heureuse de la voir que je pourrais lui tomber dans les bras. Je suis à bout de souffle, j’essaie de parler.
« Alyce, tu ne le croiras pas… cette folle… elle m’a poursuivie…»
Alyce ne cesse de regarder par-dessus son épaule.
« Bien sûr. C’était une journaliste. Ils te traquent. Ça grouille dans tout l’immeuble. Il y a, je ne sais pas, une centaine de journalistes là-dedans, qui s’égosillent au sujet de l’anthrax, et de la ricine ou Dieu sait quoi. Ils veulent tous te parler. »
La porte en verre de l’entrée s’ouvre de nouveau, laissant passer une lumière éclatante. Je plisse les yeux pour mieux discerner : quelqu’un est là qui se penche dehors, cherchant Alyce. J’entrevois l’intérieur du bâtiment et je réalise que la lumière provient d’une caméra dissimulée par la porte. L’escouade de camionnettes alignées devant le laboratoire arbore des logos de chaînes de télévision ; l’une d’elles est surmontée d’une petite antenne parabolique.
Tout me semble se dérouler au ralenti : la porte – fermée, puis de nouveau ouverte, la femme qui se penche à l’entrée, son regard passant d’Alyce à moi. Ses lèvres remuent, mais elle est trop loin pour qu’on l’entende.
« Tu ne peux pas rester ici. (Alyce m’empoigne le bras.) Le Times vient de sortir ce papier… Bon sang, pourquoi a-t-il fallu que tu parles à cette bonne femme ?
— Je ne l’ai pas fait. »
Alyce presse ses lèvres, dubitative.
« Tu as dû le faire. D’après Frank, tu lui as dit hier soir que tu voulais continuer à travailler sur cette enquête. »
La femme est maintenant sortie. C’est moi qu’elle dévisage, en essayant de me remettre. Les muscles de ma nuque se raidissent. De longs courants visqueux parcourent mes bras et mes jambes, tandis que la panique me gagne. Mais j’ai besoin de parler à Alyce.
« Tu m’avais dit qu’ils avaient pris les dépositions des parents. C’est quoi cette histoire de couvertures qui ont été envoyées de façon anonyme ? »
La porte s’ouvre de nouveau. Une masse de visages dans mon champ de vision. Deux caméras.
« Je sais… (Alyce agite les deux mains comme pour effacer quelque chose.) Les Cogan et les Wilson, ils avaient oublié de mentionner ce détail. Quand les couvertures sont arrivées par la poste, les parents ont cru qu’elles leur avaient été envoyées par des amis. Les deux sont arrivées avec des cartes de vœux non signées. Lena, il faut que tu saches… Écoute… (Alyce me suit pendant que je recule sur le trottoir ; elle est toujours accrochée à mon bras.) Ils ont trouvé… il y a un autre bébé, à Lucius. Un autre bébé est mort là-bas. La nuit dernière. »
La femme est à une vingtaine de mètres derrière Alyce.
« Lena Dawson ? demande-t-elle d’une voix forte. Miss Dawson, comment…»
Elle ne sait pas qui je suis. Elle va à la pêche, lance mon nom au hasard comme un appât pour voir si je vais mordre. Je marmonne entre mes dents.
« Il faut que je me tire d’ici.
— Oui, vas-y, vas-y… répond Alyce. Ne leur dis rien. »
Je me mets à repartir dans la direction opposée. J’essaie de rester calme, même quand j’entends les journalistes courir derrière moi.
« Miss Dawson ? Est-il vrai qu’il y a un assassin d’enfants en liberté dans le comté d’Onondaga ? Et que la police a voulu étouffer l’affaire ? »
Je ne ralentis pas l’allure et ne me retourne pas. Il y a un cliquetis de matériel, des flashs, des voix anonymes qui me crient des questions ; je passe entre eux. Un flash m’éblouit durant quelques secondes. Ne regarde pas. Ils m’encerclent, m’interpellent par mon nom, essaient de m’inciter à m’arrêter ou à lever les yeux.
« Lena, avez-vous des pistes pour cette affaire ?
— Lena, est-ce que quelqu’un veut copier l’affaire de l’anthrax ?
— Les couvertures arrivent-elles avec un message ou un avertissement ?
— Pourrait-il y avoir un rapport avec al-Qaida ? »
Ils me talonnent. Je garde les yeux rivés au trottoir et continue de marcher. Je ne dis pas un mot, je marche simplement en secouant la tête. Je lève la main, refusant de parler, me protégeant des flashes des appareils photo. Un à un, mes assaillants ralentissent le pas, s’écartent et se dirigent vers Alyce, retournant au laboratoire au pas de course en tenant leur micro devant eux comme une torche.