22
Le lendemain matin, une vague sonnerie me réveille, puis une voix traverse les murs. Je me recroqueville dans mes vêtements, seule dans la chambre d’amis. Une lumière couleur sable réchauffe les fenêtres sous les stores tirés. Peu à peu je me réveille suffisamment pour comprendre ce que dit Keller.
« Oui, oui, hier soir. Elle va bien… elle dort. »
J’attends, lovée dans ma caverne de couvertures, tendant l’oreille.
Hier soir, j’avais fermé le petit crochet en argent de la porte, mais elle s’est légèrement entrouverte, de sorte que je vois l’ombre de Keller qui va et vient en parlant. Puis j’entends le déclic du téléphone et l’ombre s’arrête derrière la porte. Je me lève et retire le crochet.
Il porte un vieux pantalon de pyjama écossais et il a les cheveux ébouriffés. Il se rapproche.
« Je me demandais pourquoi tu étais partie.
— Je… c’est juste que… (Je fais un geste en désignant la pièce derrière moi.) Ça me plaisait ici. »
Il sourit, si proche que nos pieds nus se touchent.
« J’avais peur que tu aies de nouveau pris la fuite. »
Je sens les chauds effluves du sommeil qui montent de sa peau. J’ai un désir intense de glisser mes mains sous ses bras, de l’encercler, de presser mon nez dans ses cheveux et sur la petite vallée au centre de sa poitrine. Mais les sentiments me donnent le vertige : je me retiens, je m’accroche à l’embrasure de la porte.
« J’ai assez couru dans le froid pour le moment. »
Son regard se porte sur mes cheveux. Son sourire s’élargit et il tend la main vers moi : je recule et il avance. Puis je m’entends articuler :
« Je ne peux pas, je ne peux pas.
— Comment ça, tu ne « peux pas » ? Bien sûr que si, tu peux. »
Il y a du rire dans sa voix. Il essaie de m’attirer à lui, me suit, ses mains glissent sur mes bras, son souffle dans mes cheveux. Je suis désorientée par la précipitation avec laquelle les choses se déroulent. Je baisse la tête et lève les bras pour le tenir à distance.
« Qu’y a-t-il ? (Il lâche prise.) Qu’est-ce qui ne va pas ? »
Je secoue la tête.
« Ça ne va… je ne peux pas, je regrette. Vraiment, je regrette. (Je garde la tête baissée.) Je crois… je ne sais pas… ça va trop vite pour moi. C’est trop… je ne sais pas.
— Vite ? (Il s’arrête, baisse les bras et me regarde.) Mais je croyais, la nuit dernière… (Il paraît désemparé.) Ça m’a semblé bien se passer.
— Je sais. Je suppose que je… je ne sais pas. Peut-être que j’ai besoin de plus de temps… Pour réfléchir. »
Je sais que mes propos ont l’air confus. Et je voudrais dire : Ça ne fait rien, reviens ! Mais je n’y arrive pas. Ce n’est pas la peur… pas uniquement la peur. Mais quelque chose de furtif et d’animal en moi.
Keller tend de nouveau les bras vers moi, puis il s’arrête, le geste presque protecteur maintenant, mais hésitant. Il finit par se replier sur lui-même, croise les bras.
« Si c’est ce que tu veux. (Il se racle la gorge.) Il faut que je te dise que c’était ton chef au téléphone. (Il s’interrompt, ses yeux cherchent les miens.) Il dit qu’ils ont été envahis par les journalistes au labo… ils étaient inquiets comme tu ne répondais pas au téléphone chez toi.
— Qu’est-ce que tu as dit ? »
Je ne lâche pas l’embrasure de la porte.
« Principalement que tu étais là.
— Mais… (Je réfléchis.) Pourquoi Frank t’a-t-il appelé, toi ? »
Il hausse les épaules, les yeux toujours sur moi.
« J’imagine qu’il sait que nous sommes amis, toi et moi. Enfin, plus ou moins. (Il s’appuie contre la porte.) De toute façon, ils ont appelé partout. Il dit qu’Alyce était complètement folle et qu’elle disait t’avoir chassée. Ils sont tous très inquiets. Tu devrais leur dire quelque chose.
J’articule entre mes dents :
— Je vais le faire. Lundi. »
Keller me regarde de nouveau, attend peut-être que je change d’avis, que je lui dise que c’était pour rire. Finalement, quelque chose en lui paraît fléchir. Il soupire et laisse tomber ses mains, comme s’il était perdu. Je lui demande s’il veut bien me faire faire le tour du propriétaire. Au début, il a l’air de se demander ce qu’il doit en penser. Puis il soupire de nouveau.
« Bien sûr, pourquoi pas ? »
Je le suis d’une pièce à l’autre. La chambre dans laquelle j’ai dormi est située sur l’arrière de la maison, un couloir conduit à la salle de bains des invités, la chambre principale, puis une grande cuisine, un petit espace salle à manger (la table croule sous les dossiers, les lettres, les revues… Police Journal, Field and Stream, American Woodworker) jouxtant une salle de séjour qui donne sur une véranda couverte. Chaque pièce communiquant parfaitement avec la suivante, comme les wagons d’un train. Je trouve la simplicité géométrique de l’ensemble élégante et fonctionnelle. Toutes les pièces sont peintes d’une chaude couleur pastel, la cuisine est jaune, le couloir ivoire, la salle de bain turquoise, le séjour et le coin salle à manger sont dans des tons légers d’écume et de sable.
On croirait une maison de bord de mer, les sols sont chaulés et recouverts par endroits de nattes en jonc tressé, et les fenêtres laissent passer une lumière étincelante. Il y a même des lucarnes qui ressemblent à des écoutilles dans la cuisine et les deux chambres. En passant, il frappe les étagères de la bibliothèque, la table et les chaises de la salle à manger et me dit qu’il les a fabriquées lui-même.
« Ça m’a pris un sacré bail d’arranger cette baraque. J’ai cru que ça n’en finirait jamais. Les plans, la menuiserie, commente-t-il, et il s’arrête un moment. En fait, j’aime faire des choses avec mes mains. »
La maison de Keller est extrêmement séduisante ; elle traduit la meilleure et la plus évidente façon d’organiser l’espace. Et à mesure que j’avance, effleurant ses objets, je ne puis m’empêcher de penser à mon propre appartement à Saint James, qui reflète à quel point j’ai été incapable de construire un « foyer ». Dans la chambre de Keller, je remarque la conque sur la table de chevet. C’est une spirale gigantesque, scintillante, avec des lèvres roses qui se déroulent en pétale, aussi lourde que la porcelaine. Vivante et sensuelle. « Magnifique. »
Je la prends dans mes mains et examine ce coquillage quelques instants, le retourne. Je remarque que Keller m’observe, le regard sombre et éloquent, une invitation. Je repose l’objet, puis le frotte avec mon écharpe d’un air coupable.
« Ça ira, Lena, dit-il pendant que nous regagnons la porte. Je ne compte pas prélever tes empreintes. »
Une télévision est allumée dans un coin du séjour, retransmettant un match de hockey en cours. Je m’assois sur le canapé et Keller prend la télécommande pour l’éteindre, mais je l’arrête.
« On ne pourrait pas regarder les informations ? » Un autre regard embrumé, vaguement amusé. Il survole les chaînes jusqu’à s’arrêter sur une journaliste en blazer qui montre du doigt une cour de récréation, avec les mots Alerte au poison qui défilent sous l’image. Je m’installe sur son canapé ; il a une forme plaisante, compacte, qui me fait penser à celle du coquillage près de son lit. Keller s’habille, puis nous nous asseyons côte à côte pour regarder le journal télévisé, mais j’ai du mal à me concentrer ; il y a trop de choses autour de moi qui attirent mon attention. Derrière les fenêtres du séjour, des paquets de neige tombent des arbres, des papillons à ailes noires traversent mon champ de vision périphérique. J’entends les voix claires de la télévision dont les intonations montent et descendent.
« La police de Syracuse indique qu’elle se lance de nouveau à la poursuite de l’« assassin à la couverture » qui est impliqué dans la mort inexpliquée de huit nourrissons, survenue ces derniers temps dans la région d’Onondaga. Todd Haynes, le porte-parole de la police de Syracuse, décrit un suspect dont le profil serait celui d’Unabomber. »
Keller se glisse dans le fauteuil le plus proche de la télévision et se penche vers elle. Le visage terne de Haynes apparaît à l’écran et Keller dit d’un ton rageur : « Ce mec. »
Haynes est en costume ; il s’appuie sur un pupitre recouvert de micros.
« Nous croyons avoir affaire à un individu fortement perturbé…» Keller grogne.
« Ce pourrait être quelqu’un qui a un programme en tête, qui veut revendiquer quelque chose sur le plan social ou faire une déclaration publique, si vous voulez. Et, oui, pour répondre à vos questions précédentes, nous sommes en train d’explorer activement l’éventualité de liens avec des cellules terroristes. »
La caméra revient sur le présentateur du journal qui précise : « La police de Syracuse et les services du shérif vont ouvrir une ligne téléphonique. Ils demandent à tous ceux qui auraient une piste sur ces affaires d’appeler le…» Après le bulletin, Keller éteint la télévision. « Huit, maintenant ? D’où ils sortent ce chiffre ? » J’ai la tête lourde, comme imbibée d’eau ; je presse ma tempe droite et sens le battement de mon pouls sous la peau.
« Ils peuvent faire ça ? Ce n’est pas vrai. Ils pourraient l’avoir inventé ?
— Tu sais bien, si un journal annonce des morts supplémentaires, les autres vont répercuter la nouvelle. Ils ont trop peur de rater un scoop.
— Mais il ne s’agit pas d’un terroriste », je décrète, catégorique.
Il renverse la tête en arrière et m’observe, les yeux mi-clos.
« Pourquoi ça ? »
Je regarde les mottes de neige qui tombent, mais je pense à la petite couverture duveteuse soigneusement rangée dans le coffre à jouets.
« Ça a l’air plus personnel. Le tueur se montre très précis dans ses cibles, il a envoyé les couvertures à l’adresse des familles.
— Pas très différent du tueur à l’anthrax.
— Mais s’en prendre à des bébés ? Au lieu de personnalités connues, genre grands patrons ?
— Tu veux dire des personnes auxquelles tout un chacun voudrait s’en prendre. (Il sourit.) Tu présupposes que les terroristes ont des motifs rationnels. En dehors de vouloir semer la panique. »
Je marmonne.
« Qui sait ? (Je me laisse aller contre le canapé en soupirant, en passant les doigts sur le tissu rêche. Je le frotte un moment.) Ta maison est tellement, tellement charmante. »
J’appuie mon coude contre le dossier. Il y a une adorable vieille cheminée avec un manteau de marbre en face du canapé et des cendres sous la grille. Il sourit vaguement.
« Disons qu’elle commence à me plaire. »
Je me sens mal à l’aise.
« Je ne voulais pas tout gâcher… ton emploi du temps, et le reste… (Je pose les mains sur mes genoux pour me lever.) Je devrais sans doute…
— Non, je t’en prie, me supplie-t-il, l’air effaré. Enfin, si ça ne te fait rien… (Il s’éclaircit la gorge.) Est-ce qu’on pourrait au moins rester assis et discuter, parler de la nuit dernière, rien qu’une minute ? Enfin, toi, tu as l’air d’y avoir réfléchi. (Il penche un peu la tête.) J’aimerais te proposer ceci. Je veux dire, bon, on a eu notre… je ne sais pas comment dire… Il y a eu cette nuit, la nuit dernière, cool. Je ne sais pas ce que cela représentait exactement pour toi. (Il examine avec application le plancher peint.) Ce n’est pas le genre de chose qui m’arrive tous les jours. Enfin, de faire ça avec une femme, tu vois. De coucher, quoi. Je veux dire, bien sûr, ça m’arrive. Bref. Mais ça n’est pas exactement le problème. Alors c’est quoi, dans le fond ? (Il indique la fenêtre.) En fait, c’est que je ne veux vraiment vraiment pas avoir à me ronger les sangs en te sachant dehors par un temps pareil. »
Il y a quelque chose de gentil et de touchant dans sa voix.
« Ah ! bon…
— Oui. Non, j’aime croire que j’ai un flair pour ce genre d’affaires, et la direction que celle-ci est en train de prendre ne me plaît pas du tout. La façon dont tu te retrouves aux premières loges, jetée dehors et prise en chasse par les journalistes. (Il se recule dans son fauteuil et croise les bras sur sa poitrine, en carrant les épaules.) Je ne veux plus jamais avoir à me dire que tu risques de mourir de froid. Enfin, quoi, tu te souviens que je suis flic, non ? J’ai déjà vu ça, ça arrive. Des gens qui meurent de froid par ici. Ce n’est pas quelque chose d’impossible.
— Je regrette. Ce n’était pas vraiment mon intention.
— Entendu, ça va.
— Il y avait tous ces journalistes au laboratoire et j’ai dû partir, et j’ai, quoi, disons que j’ai perdu mes repères. (Quelque chose me revient.) À propos, tu sais, hier après-midi ? »
Il sourit.
« Non… je… je veux dire, avant ça. (Le visage en feu, j’éclate de rire.) Je veux dire quand tu m’as trouvée dans la rue ? Comment tu as su où j’étais ?
— Comment quoi ? (Il paraît coincé. Puis son expression se détend.) Oh… je t’ai suivie. »
Je rentre le menton.
Il glisse les mains dans ses poches et regarde par la baie vitrée.
« J’ai foncé au labo dès que j’ai lu le journal. J’avais le sentiment que la presse allait te prendre en chasse. Je voulais être là si tu avais besoin d’aide. Bien sûr, quand Alyce a couru pour te dire de partir, ils ont tous compris qui tu étais. (Sa main tranche l’air.) Tu avais un air tellement… farouche. Je ne savais pas si tu voulais parler à quelqu’un. Je me suis dit que j’allais juste m’assurer que tu rentrerais chez toi sans encombre. Mais tu n’es pas rentrée chez toi. »
Je regarde les sapins qui disparaissent sous des centimètres de neige bleutée.
« En fait, tu m’as suivie ? Mais j’ai tourné en rond toute la journée. Pendant, je ne sais pas, des heures…
— Oui, ça a duré pas mal de temps. (Il rit et fait tinter la monnaie dans sa poche.) Quand tu es allée dans ce café près de l’université, je t’ai perdue de vue. Je ne t’ai pas vue sortir…»
Je regarde par la fenêtre en plissant les yeux. Je vois la trace que nous avons laissée hier, elle commence près de la voiture de Keller, traverse la cour, en partie masquée par la nouvelle chute de neige.
« Je ne peux pas croire que tu aies attendu tout ce temps. Sans rien dire. »
Il hausse les épaules.
« Ne sois pas trop épatée. J’ai foiré. Si cela avait été une filature, j’aurais été coulé. C’est pourquoi tu étais presque à moitié morte de froid quand j’ai réussi à te retrouver. (Il dit cela d’un ton léger, mais je sens qu’il se le reproche.) J’aurais dû te parler au lieu de te filer comme je l’ai fait. Mais je ne savais pas si tu voulais vraiment qu’on vienne à ta rescousse et après, j’ai commencé à me sentir vraiment crétin. Comme si j’étais une espèce de mateur en Camaro.
— C’est trop fort, tu étais dehors avec le temps qu’il faisait, dis-je, impressionnée.
— Enfin, quoi… (Sa voix retombe, il baisse les yeux.) Toi aussi, tu te souviens ? (Puis il y a un moment de silence. Il se frotte la tête d’une main.) Bref… je disais ? Alors peut-être que tu pourrais rester ici ? On peut dire que ce ne serait pas nécessairement pour toujours. (Il rit, d’un rire aigu, anxieux.) Je n’essaie pas de te retenir prisonnière. Mais je… j’aimerais que tu saches que tu es la bienvenue… aussi longtemps que tu voudras. J’ai eu l’impression que tu n’avais pas envie de rentrer chez toi. Je sais comment sont les journalistes quelquefois. Et je veux que tu sois en sécurité, Lena. Tu comprends ? C’est peut-être angoissant mais je voulais te le dire. »
Je lui effleure le genou… ce qui me rappelle combien j’aime le toucher. Je ne sais pas exactement pourquoi les événements de la nuit dernière se sont produits, sauf que, peut-être, être à moitié mort de froid, c’est comme être à moitié saoul. Et aujourd’hui, mes vieilles défenses sont de retour. Pas entièrement rétablies, légèrement vacillantes, dirais-je. Nous sommes plus proches, mais aucun de nous deux ne sait si c’est d’un peu ou de beaucoup. Je me penche en avant pour m’adapter à sa position.
« Merci, Keller, dis-je. (Puis je décide d’aller un peu plus loin.) Si je reste… je veux dire, juste pour le moment… mais si je reste, j’aurai besoin de ton aide, je crois. Si tu peux me l’accorder. » Et il ouvre les mains.