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Quand j’arrive au bureau, Alyce est en train de tourner autour de ma table de travail, mais quand elle m’aperçoit, elle m’adresse un petit signe de la main et s’éloigne. Il y a un tas de captures d’écran Photoshop et de cartes d’empreintes empilées sur mon bureau, qui proviennent toutes de chez les Cogan. Plus un message bref : Lena, pouvez-vous jeter un œil là-dessus en urgence ! Merci, Frank.
Ce sont des empreintes provenant de la chambre d’enfant dont la plupart sont déjà identifiées, celles d’une flopée de nourrices et de femmes de ménage qui ont travaillé chez les Cogan. Sept nourrices successives pour un bébé de 6 mois. Il y a une note dans un rapport qui précise que, quand Erin Cogan a été interrogée au début de l’affaire à propos du nombre de nounous qu’ils avaient recrutées – et licenciées –, elle avait dit : « Oh, je ne me souviens pas exactement combien… trois ou quatre ? »
Le rapport d’audition de la police concernant Erin fait état d’une femme impérieuse, distante, en colère plutôt qu’accablée de chagrin, une fumeuse, toujours tirée à quatre épingles, vêtements coûteux, peu coopérative, sur la défensive. Peu de points communs avec la femme que j’ai rencontrée. Clay Cogan, son mari, est également décrit comme froid, préoccupé, débordé, prenant des appels professionnels sur son portable en même temps qu’il s’entretenait avec les policiers, protecteur envers sa femme. Ils se tenaient par la main pendant les interrogatoires communs. Il se raclait la gorge fréquemment.
Je regarde les empreintes que les enquêteurs ont relevées au cyanoacrylate sur le commutateur de la chambre d’enfant, je sens encore les vapeurs de la colle à prise rapide. Je les compare avec un éventail d’empreintes de la main droite de Clay Cogan : son index présente un tourbillon central contenant de nombreuses bifurcations au-dessus du noyau, avec plusieurs crêtes naissantes intermédiaires. Sans raison particulière, tandis que je regarde les circonvolutions, je repense à l’interprétation d’un tarot à la foire de l’État de New York, il y a dix ans. Je me souviens de la main moite de Charlie dans la mienne et de l’odeur de roussi de la barbe à papa. Derrière un rideau rouge, une jeune femme aux cheveux tressés se penchait sur un jeu de cartes. Je revois les images tandis qu’elle les retournait : un homme qui sifflait, sur le point de s’éloigner d’une falaise ; un homme à plat ventre, des dagues plantées dans le dos ; un homme et une femme, nus, enchaînés. Elle nous a regardés plusieurs fois, Charlie et moi, puis elle m’a dit : « Patience. »
Je concentre mon attention sur les empreintes ; irrégulières, qui se répètent ou non, elles m’apaisent.
Après que j’ai passé des heures à étudier le dossier, Alyce me demande si je veux faire une pause, d’une manière qui laisse entendre qu’elle veut que j’arrête de regarder le rapport car elle désapprouve toute l’énergie que j’y investis. Je soupire et je repose mon crayon.
Au début, je suis agacée d’avoir été déconcentrée, mais une fois dehors, l’air vif me revigore et me clarifie les idées, et je finis par refaire à pied en sens inverse tout le trajet jusqu’en bas de la côte, passant sous les bretelles de l’autoroute et les ponts autoroutiers, jusqu’à ce que j’arrive à la boulangerie Columbus. Je suis en train de faire la queue quand M. Memdouah entre, tout en lisant le numéro de Cosmopolitan de notre voisine, Derry Kingston. À Saint James, nos boîtes aux lettres de couleur bronze sont alignées dans un local à droite de l’entrée principale, elles s’ouvrent à l’aide d’un minuscule passe. De sorte que M. Memdouah prélève les revues dans le courrier de tous les résidents. Je le sais parce que je l’ai repéré en train de marcher dans le couloir, le visage penché avec concentration sur le dernier numéro de Popular Mechanics ou de Golf Digest.
Il se tient à présent à côté de moi dans la file. Ses cheveux sont tartinés de gras, les mèches plâtrées formant comme un auvent au-dessus de son front. Les zones autour de son nez et ses doigts sont toujours enflammées de psoriasis. Ses yeux sont d’un vert d’algue. Il frissonne à côté de moi dans la queue, le magazine ouvert dans ses mains.
« Lena, m’apostrophe-t-il. (Il lance un regard circulaire, fixe l’unique petite table ronde avec une chaise, bien qu’elle soit inoccupée.) Elle est de nouveau là, l’autre ? Ce quartier est en train de couler. Des assassins et des voyous. (Il empeste tellement le tabac froid que ça me brûle les sinus.) Vous voyez, c’est le Cosmopolitan, poursuit-il. Ce n’est pas le vôtre. Je ne l’ai pas piqué dans votre boîte aux lettres. »
Il fauche aussi des imprimés publicitaires, il examine tout de près, puis il les dispose en une pile impeccable à côté de son paillasson afin qu’on puisse les récupérer. Ces vols mettent Mrs. Sanderson, de l’appartement 412, dans tous ses états. Un jour, elle a abordé Charlie devant mon appartement pour lui demander d’arrêter M. Memdouah.
Les doigts de M. Memdouah passent en tremblant sur le bord de la revue et laissent de fines empreintes sur les pages. En glissant un œil par-dessus son épaule, je crois lire une devinette : Êtes-vous un « oiseau » ! Un « singe » ! Un « lézard » ? Il hausse les épaules et se détourne.
Quand c’est mon tour d’être servie, il me pousse devant lui.
« Un pavé ! » aboie-t-il à l’employée de la boulangerie.
Ce n’est pas la même que celle du week-end. Il pose le journal à l’envers sur le comptoir. Je demande : « Je peux y jeter un œil une seconde ? »
Il le ramasse et le serre contre son étroite poitrine.
« Je ne l’ai pas pris et vous feriez mieux de ne pas le lire. Il y a des choses là-dedans qu’il est préférable que vous ne sachiez pas. Confiner les femmes à la servitude érotique relève de la conspiration patriarcale et de la tyrannie de l’industrie de la beauté. (Il arrache la couverture et la froisse, puis il a l’air perdu.) Ce n’est pas un asservissement pire que la religion. Bien que je ne sois pas capable, semble-t-il, de la convaincre de ça, ajoute-t-il avec force. Les servantes de Dieu le Père. »
L’employée glisse mon pain dans une pochette en papier et me sourit, comme si Memdouah n’était pas là. Il se raidit avec indignation, puis se sauve à toutes jambes, faisant tinter la clochette au-dessus de la porte. Il n’a jamais d’argent, de toute façon.
« Et un pavé pour mon ami, s’il vous plaît, dis-je. Je vais le lui apporter. »
Elle pose le pain avec une bonne croûte à côté du mien, les deux enveloppes imprimées de dessins à l’encre rouge représentant deux boulangers trapus identiques. Je lui donne de la monnaie, qu’elle répartit dans les compartiments de sa caisse enregistreuse. On entend une radio bourdonner dans l’arrière-boutique.
« À propos, me signale-t-elle. Quelqu’un est venu ici l’autre jour et vous a demandée.
— Tiens ? »
La fille contemple le haut des vitres.
« Elle a fouiné partout dans la boutique. Elle n’a pas dit grand-chose, elle est restée postée près de la porte. Je me suis dit que c’était peut-être une SDF… Vous savez comment la façon de s’habiller des gens ça peut vous tromper ? Bref, elle… je ne sais pas, c’est drôle… mais elle avait tellement l’air de ne pas être à sa place. (Elle a un sourire entendu.) On avait l’habitude avant de voir ça plus souvent, comme si on pouvait dire si quelqu’un était de Syracuse ou non, vous savez ? Mais alors elle s’est mise à me poser des questions sur vous : si vous veniez souvent ? Où vous habitiez ? Ce que vous commandiez ?
— Ce que je commande ? (J’observe la farine incrustée dans la mince bordure du comptoir. Je suis troublée.) Elle avait des cheveux roux, un superbe manteau ? »
Elle secoue la tête.
« Je regrette de ne pas avoir fait plus attention. Elle avait juste l’air assez foldingue.
— Ça me paraît correspondre, dis-je en riant. Qu’est-ce que vous lui avez dit ? »
Elle touche une de ses boucles qui sort de son bonnet.
« À peu près rien. (Elle hausse les épaules.) Pas grand-chose. Je n’ai pas arrêté de lui dire que je ne comprenais pas ce qu’elle voulait. J’ai dit que j’avais oublié.
— Vous avez dit ça ?
— Voyons, c’est vous, ma cliente, pas elle. »
Elle m’adresse un sourire entendu, façon Mona Lisa.
La clochette tinte au-dessus de la porte et quelques personnes entrent, tapent des pieds pour se débarrasser de la neige, les joues rougies par le froid. Je la remercie, fais quelques pas sur le côté, puis je tourne les talons et je pousse la porte embrumée de vapeur.