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En mars, le ciel se déchire, laissant d’abord tomber de la neige fondue, puis une pluie d’acier, et le sol se transforme en gadoue, emportant traces et empreintes, et toute mémoire du passage des uns et des autres.
Une nouvelle analyse de sang indique que le niveau des traces de teintures métalliques – cadmium, chrome, plomb, arsenic – dans mon corps a baissé, mais que ces traces sont encore présentes en quantité « non négligeable » et, d’après le centre de contrôle antipoison, il est probable qu’elles resteront dans mon sang pendant longtemps. Une densitométrie révèle que, pour le moment au moins, le poison n’a pas détérioré mes os.
Les employés du laboratoire, qui fument sous l’auvent de l’immeuble, se serrent les uns contre les autres dans le froid humide, leurs manteaux brillent sous la pluie. On croirait que le ciel de la couleur de l’acier est en train de fondre, et des particules de glace et de pluie tambourinent sur les bâtiments.
Il n’y a pas de nouvelles pistes. Et il ne s’est pas écoulé assez de temps pour que les employés du laboratoire puissent respirer, pour qu’on s’imagine que le monde est redevenu un endroit plus ou moins sûr et raisonnable. Le mois précédent a été une sorte de période d’attente, aucun nouveau berceau n’est arrivé dans la salle des scellés, aucun nouveau cas de mort subite du nourrisson n’a été signalé. Je me laisse aller à me demander s’il est possible que l’affaire de l’assassin à la couverture ne soit jamais résolue.
« Ça arrive quelquefois, m’a expliqué Celeste Southard. Ils commettent leurs horribles crimes et puis ils disparaissent dans la nature. Et les experts de l’institut médico-légal doivent apprendre à vivre avec des questions restées en suspens. »
Une nuit, Keller s’assoit à côté de moi dans le lit et nous parlons d’aller vivre ailleurs, de déménager pour quelque part où il ferait chaud. Du soleil. Nous nous rendormons, son souffle dans mon oreille parcourt ma mœlle épinière, son bras posé en travers de mes côtes. C’est le seul contact que j’arrive à tolérer, ma récupération est d’une lenteur éprouvante. Une nuit, je sors à demi de mon sommeil nocturne en sentant ses lèvres sur mon front. Je me glisse hors du lit en essayant de ne pas le réveiller et je prends le couloir qui mène à la chambre d’amis.
Quatre semaines après ma sortie de l’hôpital, Frank fait circuler une note de service annonçant sa retraite pour juin. Je rentre du laboratoire, me laisse tomber sur le canapé et fixe l’écran vide de la télévision. Au bout de quelques minutes, je me décide à demander à Keller de m’accompagner chez moi.
Je suis gênée qu’il voit la façon dont j’ai vécu, la salle de séjour nue et les fragments de toiles d’araignée qui s’entassent dans les coins. Mais s’il pense que l’endroit est sinistre, il ne le dit pas. Il se tient devant les grandes fenêtres du séjour et discourt sur la chance qu’a Frank, que c’est formidable de prendre sa retraite et de partir parcourir le monde. Je fais comme s’il n’était pas là et me mets à emballer mes affaires.
J’hésite à emporter le miroir de ma chambre, il est clair et étroit, terni sur les bords comme s’il avait commencé à perdre ses propriétés réfléchissantes. Je le laisse sur le mur.
« Il a dû vous arriver quelque chose, Lena, qui vous a amenée à prendre les choses autrement, m’a dit un jour le docteur Southard. Vous voyez le monde autrement. »
Elle m’avait alors lancé : « Et si vous n’aviez pas été élevée par des singes ? »
J’erre dans les pièces de mon vieil appartement un carton à la main, mais il n’y a pas grand-chose que j’aie envie d’emporter.
Mes vêtements, entassés dans le placard, ont l’air humides et tristes. De la moisissure est apparue, elle écaille les murs et pointillé mes draps. Je prends finalement juste quelques objets, ma vieille bouilloire, quelques tee-shirts et jeans propres, mon manteau en laine. J’entreprends de débrancher le répondeur téléphonique que Charlie m’a donné, mais là encore, je change d’avis. Tous mes biens tiennent dans un grand sac en papier brun. Keller va et vient, les mains dans les poches, examine les moulures, le marbre moucheté dans la salle de bains, les vestiges d’une splendeur passée.
« Je n’arrive pas à croire que tu as vécu ici », remarque-t-il.
Je vois l’endroit à travers ses yeux : les meubles de récupération, mon existence comme celle d’un paria sur un bateau naufragé.
« Ça m’a plu, dis-je. Ça me convenait. »
Je lui montre la fenêtre où j’ai vu une croix dessinée dans la saleté. Dans l’angle de droite, il paraît possible de voir son contour.
« Oui. (Son regard fait lentement le tour des lieux.) C’est bien que tu partes d’ici. »
Il soulève le sac avec mes possessions, et je le suis jusqu’à la porte. Je reviens un instant sur mes pas, mon regard fait le tour des lieux, des pièces larges et vides comme un soupir. C’est comme si je n’avais jamais vécu ici.