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Je la remarque dès que je sors de l’ascenseur au troisième étage. Elle attend, assise sur une des chaises métalliques pliantes alignées dans le couloir devant la porte du bureau. Des cheveux auburn qui s’échappent d’une barrette, la peau marbrée, le visage soigneusement inexpressif.
Je m’arrête net. J’écoute les portes de l’ascenseur qui se referment dans mon dos.
Pour moi, les victimes appartiennent à une autre dimension. Elles n’ont qu’une existence théorique. C’est la police qui rencontre les victimes ; nous, nous nous contentons de travailler dans les bureaux. Je ne serais certainement pas devenue une spécialiste des empreintes si j’avais eu envie d’être en contact avec les victimes.
Je la dépasse furtivement en m’appliquant à éviter son regard pendant que j’entre dans le bureau. Alyce, la chef de section, essaie de me prévenir : « Hep… Lena…»
Mais la femme est vive ; elle pénètre à ma suite dans la pièce et s’avance, grande, pâle et intimidante, avec cette sorte de détermination qui doit venir, sans doute, du chagrin. Une forme de chagrin qui fait peur. Avant même que j’aie atteint ma place, elle m’apostrophe : « Vous êtes Lena ? Vous êtes Lena Dawson ? »
Je tressaille.
Alyce est maintenant debout, elle aussi ; même si l’inconnue fait une tête de plus qu’elle, ma collègue est un concentré d’ardeur combative.
« Madame, je vous en prie. Voyons. Je ne sais pas comment vous êtes arrivée à monter… Notre bureau n’est pas ouvert au public. J’ai déjà essayé de vous le dire…»
La femme est très près de moi, le visage blême et la voix sonore. Au premier abord, je saisis à peine ce qu’elle dit. Je bats en retraite derrière mon bureau. Mais la femme ne lâche pas prise ; elle me suit jusque dans mon refuge.
« Je m’appelle Erin Cogan, mon bébé… mon bébé est mort il y a cinq semaines. La police n’a strictement rien fait à ce sujet. Rien. (Sachant qu’elle va être reconduite à la porte, elle a un précipité ; elle me prend la main, sa voix vibre dans ma tête comme un écho électroacoustique.) Je vous en supplie, Lena… Mrs. Dawson. J’ai entendu dire que vous… vous pouviez…»
Ma collègue Margo, une femme à poigne, fait irruption dans la pièce avec Ed Welmore, qui était sans doute sur le point de rentrer chez lui après son service de nuit. Le bouton du haut de son uniforme de police est défait et des auréoles apparaissent sous ses aisselles.
« Vous là-bas, l’interpelle-t-il en entrant dans la pièce. C’est l’heure de rentrer chez vous, Mrs. Cogan. »
Erin Cogan lâche ma main mais continue à me fixer.
« Je vous en prie, je vous en supplie, Mrs. Dawson, par pitié…»
Ed s’arrête juste derrière elle. Il n’est pas beaucoup plus grand que moi, mais c’est un costaud. Il pose les mains sur ses hanches et me regarde.
« Vous allez devoir me suivre, maintenant », déclare-t-il.
Elle tourne la tête d’abord vers Ed, puis de nouveau vers moi, avec une telle expression d’angoisse que je ne peux me retenir. Je ne la connais pas, mais je sais ce qu’elle ressent. Un anéantissement si absolu qu’il me fait peur, au point que je pourrais presque me mettre à sa place. Ses mains sont jointes, étroitement serrées, anguleuses, blanches.
« Ça va, ça va, ça va. »
Je touche mon bureau du plat de ma main, pour essayer de reprendre mon souffle.
« Miss… Mrs. Cogan ? Venez. Laissez-moi vous raccompagner. »
Dans l’ascenseur, Ed lève les yeux au ciel… C’est clair, il aurait nettement préféré que je ne sorte pas avec eux. Alyce nous suit, les bras croisés sur sa poitrine creuse ; les lunettes plantées sur son crâne, elle fusille la femme du regard. Elle va me tomber dessus tout à l’heure, je le sais, et me répéter que je ferais mieux d’éviter d’encourager les cinglés, que je dois arrêter de me laisser prendre pour une cruche, et tout ce qui s’ensuit.
Erin Cogan se tord les mains comme du linge qu’on essore ; elle ne regarde que moi.
« J’attends depuis 6 heures du matin devant ce bureau. Le concierge m’a laissée entrer… je m’excuse. Je ne sais plus quoi faire. Je vous en prie, s’il vous plaît, personne ne veut rien me dire sur le dossier de Matthew. Je crois que je perds la tête. Mon bébé, mon petit Matthew… il est mort et personne ne veut m’écouter…
— Lena, on a envoyé des enquêteurs là-bas, on a envoyé deux psychologues…»
Ed s’adresse à moi ; il parle d’une voix monocorde, en s’efforçant résolument de ne pas laisser paraître son exaspération.
Quand les portes de l’ascenseur s’ouvrent, nous restons tous un moment figés sur place.
« Je ne suis pas sûre… (Ma voix est enrouée et je dois me racler la gorge.) Mrs. Cogan, je ne suis pas vraiment sûre de comprendre ce que vous attendez de moi. »
Ed tient la porte ouverte avec son dos et nous fait sortir. Mrs. Cogan a l’air stupéfaite ; son regard passe en vacillant de moi à Alyce puis revient sur moi.
« Vous êtes la spécialiste des empreintes, non ? Vous pouvez trouver des preuves. C’est ce que j’ai entendu dire. Vous êtes meilleure que la police. »
Alyce roule des yeux.
« Non, ce n’est pas vrai, absolument pas. (Je secoue la tête pendant que nous entrons dans le hall.) Il n’y a généralement pas de preuves en tant que telles dans ce genre d’affaires… je veux dire, bien sûr, cela dépend de la cause du… (Je laisse la fin de ma phrase en suspens, anxieuse, les yeux sur Alyce. Elle gratte l’os de sa fine mâchoire, l’air ailleurs et préoccupé. Je demande alors :) Quelle est la cause du décès d’après le légiste ?
— La mort subite du nourrisson, répond-elle, amère. Ce qui est, comme vous le savez, une façon de dire qu’on ne sait pas ce qui s’est passé. »
Elle jette un regard à Ed par-dessus son épaule.
« Écoutez, Mrs. Cogan, reprend celui-ci simplement. Le labo n’est pas un poste de police, vous ne devriez pas vous trouver dans ce bâtiment. Il est temps de rentrer chez vous.
— Oui, et c’était déjà le cas il y a une demi-heure », renchérit Alyce.
Mais Erin Cogan s’accroche à moi.
« Je vous en prie. Je sais que vous ne me croyez pas. Ou que vous me prenez pour une folle. Malgré tout, je vous en prie, je vous en supplie, écoutez-moi… je sais que mon bébé a été assassiné… (Elle se penche en avant.) Tout ce que je dis, vraiment c’est que… je vous en prie… par pitié, pourriez-vous seulement jeter un œil à notre dossier ?
— Et qu’est-ce qui vous prouve que ce n’est pas une MSN ? » je lui demande, en me haïssant immédiatement d’avoir posé cette question.
Ed se frotte la nuque.
Mrs. Cogan baisse la tête comme pour confier un secret, et dans cette position, le visage zébré par la lumière blanche qui passe par la porte vitrée, le bord des paupières brillant, elle a l’air vraiment à demi folle, avec quelque chose de sauvage. Sa voix jaillit, pareille à un jet de vapeur brûlante.
« Il y avait quelqu’un dans la maison ! J’étais en bas pour regarder mon émission et j’ai entendu des pas, aussi sûr que je vous vois maintenant, juste au-dessus de ma tête. Quelqu’un est entré chez moi et a tué mon bébé. Il était au premier en train de dormir et puis brusquement, j’ai entendu ces pas… j’ai cru que je me faisais des idées. J’étais épuisée… C’est tellement dur d’avoir un bébé, par moments. Parfois on a besoin d’un peu de repos, vous savez… je n’ai personne pour m’aider… enfin, je veux dire… mon mari est toute la journée au travail et… (Elle s’arrête. Elle regarde un moment dans le vide, fixe le sol, puis elle se tourne vers moi.) Vous avez des enfants ? »
Alyce souffle bruyamment.
« Non, je n’en ai pas », dis-je.
Elle cligne des yeux comme si je venais de frapper des mains sous son nez.
« Ah, bon ? Excusez-moi », répond-elle.
Ed pose la main sur son bras.
« Le service médico-légal va tout examiner, madame. Ils feront tout ce qui est en leur pouvoir. Je peux vous l’assurer personnellement. »
Sa voix oscille entre la gentillesse et l’exaspération.
Mrs. Cogan se penche plus près de moi, si près maintenant que je sens son agitation me gagner comme une sorte d’électricité statique. Je recule d’un pas, le regard dans le vague. Derrière elle, la neige forme un écran blanc sur les grandes vitres de l’entrée.
« Vous le savez et je le sais, affirme-t-elle, puis elle répète : vous le savez et je le sais. (Et c’est vrai qu’elle fait un peu penser à une folle. Sa main chasse une poussière imaginaire sur la manche de son manteau d’un geste légèrement compulsif et je remarque pour la première fois que c’est un beau vêtement, coûteux, probablement du cachemire, avec un vaste col enveloppant.) Ça n’intéresse pas le comté, ça n’intéresse même pas la police. Je ne suis rien à leurs yeux. Je suis une mère hystérique… ce qui est pire que rien, non ? Non ? (Elle se tourne vers Ed et Alyce, qui restent figés. Elle fait demi-tour vers moi, et sa voix grimpe d’une octave.) Clay, mon mari, est ingénieur civil… Il connaît tout le monde dans l’administration municipale. Il connaît Rob Cummings… ils jouent au golf ensemble au Country Club d’Onondaga. Après notre… notre malheur, nous avons d’abord cru que la police allait faire quelque chose. Quand il ne s’est rien produit, Clay a commencé à se renseigner. Chaque soir, il rentrait à la maison avec ce nom : Lena Dawson, Lena Dawson. Elle est censée avoir ce… quelque chose en plus… surtout dans les affaires d’enfants… elle peut voir au-delà des preuves. C’est exactement ce qu’il a entendu dire. (Elle me fixe, son visage toujours auréolé de cette lumière intense.) La psychologue dit que cela peut arriver parfois… un bébé peut mourir… comme ça, sans raison ! Mais ce n’est pas toujours le cas, n’est-ce pas ? Matthew avait 6 mois, il était en excellente santé, un beau bébé… magnifique. Et maintenant il n’est plus là et la personne qui l’a tué est toujours en vie… (Elle fait un geste en direction de la porte.) Elle se promène dehors, quelque part par là ! Vous comprenez ce que je ressens ? Sachant cela ? »
Elle m’attrape les mains. Elle les presse, me broie les phalanges et je me retiens de pousser un cri. Son visage, trop proche de moi, n’est plus qu’une masse blanche.
Ed la repousse et lui prend les deux bras. « Ça suffit maintenant ! » Il commence à l’entraîner de force vers la porte, mais elle le surprend en poussant un cri aigu et en battant des bras, ce qui lui fait lâcher prise. Elle revient en chancelant vers moi, saisit mes poignets. Je suis trop interloquée pour broncher, mais l’adrénaline gagne mes muscles et mes poumons. Je regarde ses pupilles se contracter, puis Alyce se positionne entre nous et se met à crier, elle aussi : « Lâchez-la, vous lui faites mal ! »
Erin gémit et s’affaisse, toujours accrochée à moi, sa grosse alliance s’enfonce dans mes articulations. Je suffoque, je manque d’air, j’essaie de m’arracher à sa poigne. « Ça suffit, ça suffit ! » braille Alyce.
Mrs. Cogan me lâche. Elle a la tête penchée, les mains ouvertes. Elle répète : « Excusez-moi… je m’excuse, je m’excuse. » Quelqu’un franchit la porte d’entrée, s’arrête, et j’espère instinctivement que c’est Charlie qui vient à ma rescousse. Mais non, c’est Keller Duseky, un inspecteur de la brigade criminelle qui travaille dans le bureau voisin. Son regard fait le tour de la scène. « Tout va bien ici ? » Ed répond.
« Ça va, Kell, j’ai la situation en main. » Je confirme d’un signe de tête à Keller. Erin continue de balbutier : « Je m’excuse, je m’excuse. » Elle paraît s’affaiblir de minute en minute, et ne semble plus maîtriser les mots qui sortent de sa bouche. Elle tord le solitaire autour de son doigt. Tout ce que je veux, c’est qu’elle cesse de répéter : Je m’excuse. Pour arrêter la voix qui psalmodie, je lance faiblement : « Je vous en prie, je ne sais pas… je ne vois vraiment pas ce que…»
Mrs. Cogan émet un sanglot, un son âpre, et ma gorge se serre. Son chagrin fait écho en moi, et je suis envahie par une tristesse secrète et analogue. « Vraiment, c’est juste que…» Je m’interromps, je ne peux pas la renvoyer. Elle me regarde fixement ; elle a de tels cernes qu’on croirait qu’elle a reçu des coups.
« Je ne le verrai jamais grandir, gémit-elle d’une voix terrible, blanche. Je ne fêterai jamais son anniversaire, je ne lui couperai jamais les cheveux, je ne rencontrerai jamais sa petite amie. »
Tandis qu’elle parle, sa voix commence à résonner en moi. Elle prend la forme d’un vieux souvenir… comme si c’était quelqu’un que j’avais connu il y a très longtemps, et pour moi, cette sensation, rare, est aussi perturbante que de se réveiller en voyant un fantôme. Je parviens à articuler : « Bon sang, laissez-moi y réfléchir. » Ma voix tremble.
Je m’appelle Lena. Je travaille au laboratoire parce qu’on y offrait une formation avec le job. C’est ce que disait l’annonce du Herald Journal pour un(e) technicien(ne) de scène de crime catégorie I : un cours par correspondance pendant un an assuré par l’école de classification décadactylaire du FBI, deux ans de premier cycle universitaire à temps partiel, plus un stage en entreprise à faire du classement et préparer le café.
Je travaille dans le service médico-légal du centre Wardell, un cube futuriste construit en 1989, l’année précédant ma candidature pour le poste. Il abrite le laboratoire de toxicologie du ministère de la Santé, le bureau du médecin légiste, la banque du don de tissus humains de la Croix-Rouge ainsi que les laboratoires municipaux de la police scientifique. Avec les flics pour voisins. Le carrelage sur le sol du laboratoire est d’un bleu étincelant qui ressemble à de l’eau quand la lumière tombe sous un certain angle ; les cloisons vitrées sont teintées d’un bleu-vert pâle.
Bien sûr, après l’épisode avec Erin Cogan, nous sommes toutes trop ébranlées pour nous remettre au travail. Je suis en état de choc, comme si je venais d’avoir un accident. Le silence solennel qui suit une catastrophe règne dans la salle… tout le monde est paralysé derrière son bureau.
J’essaie de reprendre la recherche des correspondances pour le jeu d’empreintes sur lequel je travaillais hier, mais rien ne réussit à capter mon attention. Pendant un moment, je rêvasse, tournée vers la fenêtre, distraite par la façon dont les rayons du soleil à travers la baie vitrée semblent se désagréger en une multitude d’insectes ailés et de lézards avant de redevenir verre et lumière. J’ouvre un autre dossier, essaie de me forcer à lire des rapports de police, mais je finis par renoncer. Je m’avance jusqu’au grand classeur tout au fond de la pièce – Affaires avec implication de mineurs, 2002 – et sors le dossier Cogan, un dossier compliqué. Il y a deux autres chemises, rangées récemment dans le même tiroir, auxquelles je jette un œil hésitant. Je referme le meuble. Deux autres décès, des victimes du même âge, durant la même période et dans la même zone géographique. Attention !
Alyce n’arrête pas d’entrer et de sortir du bureau en me jetant des regards noirs.
« Quoi ? »
Elle relève la tête.
« Je vais te dire, je ne te comprends pas.
— Pourquoi ? »
Je me sens fragile et désarmée. Le visage d’Erin Cogan, avec son air éperdu, me revient.
« Cette femme… il a fallu que tu lui parles.
— Et tu voulais que je fasse quoi, Alyce ? »
Elle fait claquer sa langue et quitte la pièce. Sylvie, une autre collègue aux cheveux blonds méchés qui lui tombent sur le visage, m’adresse un regard compatissant depuis son bureau près de la porte. Margo soupire, se renverse dans son fauteuil et pose un gant mouillé sur son front.
« C’était quoi, cette histoire ? demande-t-elle. On peut m’expliquer ce qui vient de se passer ? »
On traîne dans le bureau jusqu’à ce que quelqu’un propose qu’on avance l’heure du déjeuner.
Nous nous rassemblons toutes les quatre autour d’une table dans la « citerne ». C’est ainsi que nous avons baptisé notre espace détente à cause des murs carrelés de blanc, des fenêtres couvertes d’un fin grillage et des lumières fluo. Margo place sa chaise de biais par rapport à moi : ses yeux ne me quittent pas pendant que je feuillette un dossier, un sandwich dans la main. À 29 ans, Margo, qui a débarqué en criminalistique il y a cinq ans, est la plus jeune de nous quatre mais c’est aussi la seule à avoir des enfants. Elle a commencé par l’étude des débris d’incendie et du feu, mais maintenant, elle se forme à l’analyse de l’ADN – c’est là que « ça bouge », d’après elle – et elle ne va pas tarder à déménager pour un autre bureau, en bas.
« C’est donc ça, le dossier Cogan, hein ? »
Je lui montre le nom sur la chemise.
« Tu en penses quoi ? » demande-t-elle.
Je lis en suivant du doigt le rapport du légiste.
« La mère fume… le bébé dormait sur le ventre… les auxiliaires médicaux l’ont trouvé dans cette position. (Je secoue la tête, appuie mon menton sur ma main et marmonne dans ma paume.) Je ne sais pas, on dirait bien une MSN. »
Le visage d’Alyce reste fermé.
« Elle n’avait qu’à aller trouver la police si elle voulait de l’aide… qu’est-ce qu’elle fichait au labo pour commencer ?
— Ce qu’elle fichait, c’est qu’elle vient de perdre son bébé, rétorque Margo. N’importe quelle mère en ferait autant. Essayez de faire du mal à mes petits et vous verrez ce qui arrive.
— Vous saviez qu’elle venait d’une grande famille ? intervient Sylvie. Par grande, j’entends riche. J’ai jeté un œil sur son dossier à l’hosto. Son père est Peter Billings… vous savez, l’école Billings à l’université de Syracuse ?
— Eh bien, on ne peut pas laisser les gens entrer ici comme dans un moulin, affirme Alyce. (Elle croise les bras sur la table et se penche en avant sur ses coudes.) Je me contrefous de savoir qui c’est. Et je me contrefous de savoir de qui elle est la mère. On est des professionnelles, ici. Lena est une professionnelle. Elle doit être en mesure d’assurer son boulot. »
Les deux autres femmes m’observent sans rien dire ; Margo baisse les yeux. Alyce tapote sur la table.
« Combien de dossiers de MSN sont arrivés ici dernièrement ? » demande-t-elle.
J’évite de la regarder et garde les yeux rivés à mon sandwich au thon.
« Je ne suis pas sûre de savoir le nombre total de MSN. D’habitude, on a un cas tous les deux ou trois mois. Mais je sais que ces deux derniers mois, on a reçu deux berceaux, précise Margo. Sans compter le bébé de cette femme… le petit Cogan. Je ne crois pas qu’on nous ait apporté ce berceau-là.
— C’est quoi cette histoire de berceaux ? s’enquiert Sylvie.
— C’est tout ce que je sais, souligne Margo. Juste qu’il y avait deux berceaux qui ont été prélevés sur des scènes de crime, ajoute-t-elle tranquillement.
— J’ai également noté que les Cogan habitent à Lucius. (Sylvie tient sa tasse de thé dans le creux de ses mains.) Il n’y a pas eu des histoires de teinture dans l’eau des puits ?
— C’était une bande de jeunes étudiants hippies qui avait fait courir ce bruit », coupe Alyce.
Je continue l’examen de mon sandwich ; quelque part à l’intérieur de cette mayonnaise et de ces cornichons, se trouvent les lambeaux de chair d’un animal qui a été vivant. J’imagine ses reflets dans l’eau, ses écailles articulées, son esprit vif de poisson. Je m’efforce de ne pas penser à ça. J’essaie juste de manger mon repas, comme Pia disait toujours, les bras croisés, en détournant les yeux de la table.
Sylvie se frotte le front avec le plat de ses paumes.
« Ce n’est pas normal du tout. C’est quand même bizarre.
— Est-ce qu’on nous a envoyé des taches de sang ? Des empreintes ? » questionne Margo.
Ses enfants, Amahl et Fareed, sont encore petits. Elle garde des photos d’eux, bébés, dans son portefeuille ; parfois, ils l’attendent dans le couloir, après l’école. Frank, le directeur du laboratoire, donne des craies de couleur et des crayons rouges à Amahl et il le laisse dessiner sur ses blocs-notes. Le gamin reste sagement assis en tailleur par terre, la tête penchée sur son travail.
« Tout est nickel, affirme Alyce. Je veux dire, pour autant que je sache. Pas d’empreintes inhabituelles. Rien dans les rapports d’autopsie. »
Mais nous savons bien que les enquêteurs ne se donneraient pas la peine d’expédier des berceaux dans la salle des scellés s’ils ne pensaient pas qu’il y a quelque chose de louche. Cela peut être n’importe quoi… une réaction bizarre de la part d’un membre de la famille, une odeur étrange dans l’air, ou simplement le désir de tout revérifier. Les berceaux sont peu fréquents, mais ce sont des objets comme les autres dans la montagne de pièces à conviction que nous devons analyser chaque jour. On devient insensible aux choses qui passent dans un laboratoire, et la MSN est une tragédie tellement banale. La mort subite du nourrisson… c’est le diagnostic que fait le légiste à chaque mort inexpliquée d’un enfant de moins de 1 an. Quand les berceaux sont arrivés, je ne leur ai pas accordé plus d’attention qu’à un autre élément de mon travail de routine. J’ai suivi les sillons en volute des mains des mères, les empreintes rudimentaires des bébés… il est si rare que les bébés laissent de vraies traces, du fait qu’ils glissent dans leur berceau sur le dos, en agitant en l’air les mains et les pieds.
« À sa place, déclare Margo, d’une voix calme et posée, si je pensais qu’il y a ne serait-ce que l’ombre d’un soupçon que quelqu’un… ait fait ce à quoi que je pense, j’engagerais un privé. »
Alyce pousse un gros soupir d’impatience. Elle regarde fixement la salade à emporter qu’elle commande chaque jour au restaurant universitaire, à un pâté de maisons sur Slate Street. La cinquantaine passée (elle ne dit jamais de combien), Alyce est spécialiste en chimie légale ; elle était là lors du démarrage du premier laboratoire médico-légal il y a vingt ans, à l’époque où le comté et la municipalité avaient des locaux distincts. Et Sylvie – spécialiste de l’analyse des empreintes – est arrivée six ans plus tard. Elle a 36 ans et jure que si elle ne trouve pas un mari cette année, elle s’adressera à une banque du sperme.
Nous travaillons ensemble, toutes les quatre, et partageons le même bureau et le même laboratoire depuis des années. C’est un arrangement curieux. On a fait venir Alyce de la toxicologie pour chapeauter la direction du service d’analyse des empreintes, et elle n’est plus jamais repartie. Parfois, on dirait qu’on s’entend bien, que ça roule. Mais souvent, la tension monte… Alyce et Margo s’envoient souvent des piques. Margo sous-entend qu’Alyce devrait retourner dans son « propre » secteur et laisser les empreintes à « ceux qui y comprennent quelque chose ». Alyce dit qu’il vaut mieux avoir quelqu’un d’extérieur pour gérer le bureau, quelqu’un d’objectif ; et elle laisse souvent entendre que Margo se prend pour une diva et qu’elle gâte trop ses enfants. Pour Margo, tant qu’on n’a pas porté et élevé soi-même un enfant, on ne sait rien de rien.
Sylvie est penchée sur son sandwich au salami.
« Quoi ? Tu veux dire, par exemple, engager un détective privé ? demande Sylvie.
— Une bande de flics à la retraite qui louent leurs services ? Putain, ces types sont complètement nuls, affirme Alyce. Et tu sais combien ça coûte ?
— Si un de mes petits était concerné, s’exclame Margo en se redressant, je m’en taperais ! J’hypothéquerais ma baraque, je braquerais une banque… Quelle importance ? Je voudrais pouvoir me dire que j’ai fait tout ce qui était en mon pouvoir.
— Je pense que c’est pour ça qu’elle est venue chercher Lena, remarque Alyce d’une voix égale.
— Peut-être même que j’engagerais un homme de main », insiste Margo.
Mais là, elle soupire et me jette un coup d’œil.
Je baisse les yeux. Je ne veux pas manger ce thon, même si je l’ai préparé moi-même ce matin ; je le remets dans le papier paraffiné et le remballe. Je sens Margo qui m’observe, ses iris sont si noirs qu’ils se confondent avec ses pupilles.
« Lena ? (Je remets le sandwich dans le sac en papier.) Lena ? (Sa voix est tendue.) Est-ce que tu ressens, tu sais, une impression particulière sur cette affaire ? »
Je secoue la tête. Je vois la mère dans son visage. Je la vois qui guette, tel un animal dans sa tanière.
« Non, rien de spécial », dis-je en baissant les yeux.
Parfois, les circonstances du crime et ses motivations m’apparaissent si clairement que j’en reste secouée pendant des jours.
Je vois la croûte de sang sur un mouchoir brodé et les motivations me viennent de nulle part : elle voulait tuer son mari depuis très, très longtemps. Ou : il avait toujours peur des autres enfants à l’école. Ou : elle n’aurait pas pu supporter le bruit dans cette maison une seconde de plus.
Un jour, j’ai ramassé sur une scène de crime une page chiffonnée, arrachée à un carnet, elle se révéla trempée de larmes, et j’ai vu : alors même qu’il écrivait cette page, l’homme savait que son assassin était en train de venir.
Mais je souris à Margo.
« Tout ça n’a rien de très inhabituel, dis-je.
— Oui, c’est exactement ce que je me suis dit. »
La médecine légale est une approche directe : elle fournit des éléments scientifiques à l’enquête. Un ensemble de règles qui vient soutenir l’autre. On observe des fragments de cheveux et de peau qu’on a grattés sous les ongles d’une victime : d’abord avec une loupe, puis au microscope, en attendant que se matérialise ce qu’on appelle, dans le jargon médico-légal, une « preuve ». Avec l’espoir, bien sûr, d’en savoir le plus possible en scrutant attentivement, au plus près et longtemps les éléments dont on dispose. Mais parfois, c’est le contraire : il vaut mieux se renverser en arrière, se détendre, fermer les yeux. Il ne faut rien bousculer.
Je regarde Margo s’installer dans son fauteuil. Sa main caresse inconsciemment le sac qui contient les photographies de ses enfants. Parfois, au laboratoire, nous nous disons des choses simplement pour nous rassurer mutuellement. Margo a décidé, pour le moment, de me croire. Elle sait parfaitement que la preuve peut prendre telle apparence quand on se tient sous une certaine lumière, puis changer complètement quand on se tient sous une autre. Elle hoche de nouveau la tête et me presse la main.
« Je deviens parano, articule-t-elle d’une voix faible.
— Tu t’attendais à quoi en travaillant ici ? ronchonne Alyce. Elle désigne les bureaux d’un geste dramatique comme si nous étions aux portes de l’enfer.
— Le pire de ce que l’humanité a à offrir au quotidien, commente Sylvie. C’est comme quand les étudiants en médecine croient qu’ils chopent toutes les maladies qu’ils étudient.
— On pense qu’on va voir comment se sont passés tous les crimes », insiste Alyce.
Margo sourit, mais elle me regarde fixement. J’ai la sensation qu’elle est en train de me passer aux rayons X.
Les deux femmes s’observent, puis rient, comme surprises, on croirait entendre onduler le clapotis de vaguelettes argentées venant s’écraser avec angoisse au pied d’un rocher.
Nous filons la chair de poule aux inspecteurs ; à cause de nos blagues et de notre façon d’être. Mais les gardiens de la paix, ceux de l’infanterie, savent ; ils savent que c’est l’humour qui nous permet de tenir. Nous travaillons à la pièce, spécialisées dans ces petits fragments de mystère. Et c’est exactement ce que j’aime : travailler dans un lieu silencieux bien à moi.
« Heureusement pour toi que tu n’as pas d’enfants, Lena, déclare Margo avec désinvolture. Vraiment, ma vieille, tu as un de ces bols ! »