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Quand j’arrive au travail le lendemain matin, Margo me jette un regard, puis détourne les yeux sans desserrer les dents. Il y a un papillon jaune avec l’écriture dure penchée de Peg sur mon bureau : Veuillez aller voir Frank dès votre arrivée. Le message est collé sur le dossier du dernier décès d’enfant : Nourrisson – Fille : Abernathy.
« Tiens, vous êtes toujours en vie. (Frank ne lève pas les yeux pendant qu’il signe des fiches de paie, mais Peg entre à son tour, prend son temps avant de ramasser les formulaires et sort, toujours sans se presser.) Quand je n’ai pas pu vous avoir au téléphone, l’autre jour, j’ai eu peur que Keller vous ait enfermée dans un placard. (Il sourit, fait un clin d’œil.) Je regrette, ma blague est nulle. (Je me glisse sur la banquette en face de son bureau.) Je suis seulement content que vous alliez bien, mon petit. »
Il tapote une pile de papiers de son stylo laser.
« Je suis contente de vous voir aussi, Frank », dis-je prudemment.
Il attend une minute en continuant à tapoter.
« Bon, alors. Entendu. (Son regard fait le tour de la pièce.) Bon, alors oui, c’est ça, on a eu droit au grand jeu l’autre jour au laboratoire. (Il se frotte le front de son pouce et de son index et les baisse lentement.) Je sais que vous avez été contrariée par la façon dont la presse a couvert l’événement. On l’est tous. Personne ne vous reproche rien. Je sais comment la presse travaille…»
Je l’interromps.
« Je me contrefiche de la presse. (Là Frank semble être sur ses gardes.) L’article nous donne le mauvais rôle… mais le fait que ces couvertures aient été envoyées par la poste… ! »
Frank porte deux doigts à ses lèvres. Il se lève, contourne le bureau et ferme la porte. Il reprend place dans son fauteuil.
« Je vous en prie, Lena, soyez prudente, reprend-il tranquillement. Cet article nous met tous en première ligne. Je viens d’appeler le bureau de Cummings ; ils veulent que je sacrifie quelqu’un au bureau de l’analyse des traces… que quelqu’un porte le chapeau et que je le flanque dehors. Ils croient que ça arrangerait un peu les… les problèmes d’image.
— Mais ce n’est pas juste ! Pourquoi nous ? Les techniciens qui font le relevé des indices auraient dû signaler les couvertures, et le légiste aurait pu repérer le poison à l’autopsie. Sans parler des inspecteurs, qui auraient dû demander aux Cogan d’où sortait cette couverture !
— Je sais. Absolument, je suis d’accord. Malgré tout… (Il souffle longuement.) On a mentionné votre nom.
— Mon nom ? (J’ai une voix aiguë, excédée.) C’est moi qui ai trouvé cet indice. »
Il me fait le geste de baisser le ton avec le plat de la main.
« Le préfet demande pourquoi vous ne l’avez pas découvert plus tôt », dit-il sèchement.
Je me recule sur mon siège, le souffle court : je commence à comprendre. Je suis à leur merci. Si le Conseil veut monter un dossier contre moi, il le fera.
« Qu’est-ce qui va se passer ? »
Frank passe la main sur toute la longueur de sa cravate. Il porte une chemise crème et sa veste est suspendue au dossier de son fauteuil, il est habillé pour une réunion.
« Les morts d’enfants ont été reclassées en homicides. (Il me regarde d’un air contrit.) Je vous mets sur l’enquête à plein temps. Ce sera la première des priorités du labo tant qu’on n’aura pas la solution. (Un autre coup sur la cravate. Frank se penche en avant.) Mais profil bas, entendu ? Notre problème numéro un, ce ne sont pas les médias. »
Je me serre les bras autour de moi et revois le regard sombre que Margo m’a lancé ce matin, comme si elle prenait une décision difficile mais nécessaire.
« Vous faites allusion à mon amie. »
J’essaie d’avoir l’air désinvolte, mais j’ai la voix étranglée. Frank a un petit sourire narquois.
« Vous parlez d’une amie ! s’exclame-t-il. Ce mot me fout carrément les boules, tenez. (Il prend un dossier et l’ouvre sur des pages de notes, d’empreintes, de dessins et de photographies. Il le fait glisser vers moi.) Étape suivante. Le dossier Cogan. (Il frotte l’arête de son nez.) Les hommes de Bruno Pollard ont tout repassé au peigne fin et ils ont fait de nouveaux relevés d’empreintes. »
Je secoue la tête.
« Non… pas possible. J’ai examiné moi-même le berceau. (Je survole les feuilles.) Ils ont fait ça quand ?
— Hier… quand tout a commencé à déconner. Ils sont retournés voir le berceau et sont revenus ici avec trois empreintes. (Il me tend quelques pages photocopiées. J’en prends une, totalement incrédule.) Ils croient qu’il y a des impressions simultanées, index, majeur et annulaire. Groupées les unes à côté des autres.
— Je n’y crois pas, je murmure, en vérifiant l’orientation des marques. Parfois des empreintes ont l’air d’être simultanées quand elles ne le sont pas. (Mais je vois bien que celles-ci le sont. J’ai la tête qui bourdonne et la page flotte entre mes doigts.) Ce n’est pas possible. J’ai examiné le lit centimètre par centimètre.
— Incontestablement, ce sont celles d’une tierce personne, très vraisemblablement un étranger… un intrus, commente Frank. Les empreintes ne correspondent pas aux membres du personnel ni à la famille. Nous avons vérifié s’il y avait une nourrice à la journée, ou une cuisinière…»
Sa voix est oppressée, il se demande sûrement comment j’ai pu rater ça.
De nouveau, je ferme les yeux un instant pour repasser en revue mentalement les berceaux : j’avais recouvert de poudre chaque centimètre de celui de Matthew Cogan. Il n’est pas possible que j’aie raté ces empreintes et pourtant, c’est la seule explication. L’entrée de la salle des scellés est réglementée par le laboratoire et par la police, les objets qui s’y trouvent sont traités comme de véritables reliques, étiquetés, catalogués, surveillés. Il semble que j’ai raté récemment toutes sortes de choses. Prise en traître par mes propres collègues.
« Il faut qu’on y retourne pour vérifier les autres berceaux, déclare Frank. C’est clair. On a introduit ces empreintes dans la base de données du FBI, mais on n’a rien trouvé d’autre pour le moment. Aucune piste, si ce n’est la découverte de ces nouvelles traces. Il faut qu’on renvoie tout le monde reprendre tout à zéro sur la scène du crime. On va devoir faire machine arrière. »
Je me remémore mes recherches, et mes doigts s’agitent quand je me revois faire virevolter le pinceau sur le berceau, épaules voûtées, scruter chaque joint, soudure, barreau, panneau de bois.
« Frank, pourriez-vous me dire exactement où ils ont trouvé les empreintes sur le berceau ? »
Je fais un geste vers la mallette.
Il regarde le dossier, puis moi ; son expression redevient bon enfant.
« Ma foi, je suppose qu’ils les ont toutes trouvées sur… oh, je ne sais même pas comment ça s’appelle. Carole connaît ces choses-là. Le panneau latéral ? La partie qui monte et qui descend pour qu’on puisse prendre le bébé.
— Exactement là ? Sur la pièce supérieure ? »
Il hausse les épaules, a un sourire presque nerveux.
« À la vue de tous, je suppose.
— Ces empreintes sont trop… bizarres, elles font toc. Les flics les ont-ils comparées avec leurs propres empreintes ? Ça ne me paraît pas normal que j’aie pu les rater. »
Frank croise les bras.
« Ils ont vérifié.
— Mais vous ne croyez pas qu’on devrait se focaliser sur les couvertures ? J’aimerais vraiment…»
Il secoue la tête.
« J’ai un tas de gars qui travaillent sur ces foutues couvrantes… et ça n’a rien donné pour le moment. On en a récupéré quatre… toutes envoyées de façon anonyme. Il sera impossible de remonter plus haut. (Il se tourne et décroche la veste de son costume.) Tout le monde attend maintenant qu’on nous sorte une espèce de… manifeste, ou une revendication, ou Dieu sait quoi. Apparemment, il existe un groupe, près de la réserve des Iroquois à Nedrow, les Combattants autochtones de la liberté. Ils ont voulu faire un procès à la ville il y a des années, contre les teintureries de Solvay qui balançaient leurs déchets dans le lac Onondaga. Pour ma part, je suis prêt à me rallier à eux d’ailleurs, ajoute-t-il, flegmatique. Mais Cummings s’est engueulé avec ces types, et il pense qu’ils méritent qu’on leur consacre une attention toute particulière. »
Je suis ébahie.
« Pourquoi un groupe militant irait-il assassiner des bébés ? »
Frank émet son petit sourire malin.
« Ma foi, c’est que notre M. Cummings a dans l’idée que tous ces écolos qui s’enchaînent aux arbres et autres adorateurs de la nature sont antiaméricains.
— C’est ridicule. »
Il hausse les sourcils.
« Bienvenue dans la police.
— Frank, écoutez… et si on procédait à quelques vérifications de fond sur les familles des victimes ? Chercher des schémas récurrents, une sorte de lien. Enfin quoi, on sait que l’assassin semble se concentrer sur Lucius, mais pourquoi ces bébés-là en particulier ? »
Il ouvre le dossier, hochant la tête pendant que je parle, et son doigt parcourt le rapport de police.
« On a regardé ça aussi. Jusque-là tout ce qu’on a trouvé c’est que certains de ces parents ont des contacts avec l’usine de teinture de Lucius. L’un d’eux travaille dans la fabrication, une autre est secrétaire des ressources humaines. Et puis, bien sûr, il y a la famille d’Erin Cogan, une bande d’escrocs de haut vol, ce qui pourrait donner une certaine crédibilité à la théorie de Cummings, selon laquelle ça serait une sorte de groupe marginal qui viserait le sale capitaliste pollueur. »
Je lève les yeux vers la photographie lyrique figurant des voiliers au-dessus du bureau de Frank.
« Mais ceci est tellement complexe. Il se pourrait tout aussi bien que le tueur soit un employé de l’usine, quelqu’un qui aurait des raisons d’en vouloir à ses collègues.
— Exact. (Il se lève.) On vérifie ça aussi, on passe en revue les états de service de chacun, les dépositions, tout le topo habituel. Mais manifestement, cette théorie emballe beaucoup moins la presse que l’existence d’une cellule terroriste locale. J’aurais aimé avoir le temps de vous exposer plus en détail les idées passionnantes de M. Cummings sur la question, mais je suis en retard pour cette satanée conférence de presse. » Frank se lève pour ouvrir la porte. Je lui touche le coude. « Frank, euh… (J’ai la voix tellement basse qu’il doit se pencher pour m’entendre.) L’autre nuit ? Quand Carole et vous nous avez invités à dîner chez vous, hum… Charlie et moi ? (Frank baisse les yeux avec circonspection.) Est-il rentré chez lui sans problème ? » Frank fronce les sourcils. « Que voulez-vous dire ? »
Je glisse mes mains sous le bureau, je me sens ridiculement intimidée.
« Je veux juste dire que, vous savez, il était saoul et il faisait tellement froid, cette nuit-là, pour rentrer à pied. Je n’ai pas arrêté de penser qu’il n’avait même pas de bottes ni…» Frank me tend la main.
« Lena, Charlie n’est allé nulle part. Il a fait demi-tour dès qu’il a vu qu’on était partis et il a demandé à Carole de lui appeler un taxi. Il a fait le trajet bien confortablement au chaud. Du reste, je crois qu’il vous a emprunté vos gants. » Il agite la main, déjà à la porte.