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Je coupe à travers le parking pour me rendre au bureau. (J’ai si mal dormi la nuit dernière que j’ai l’impression d’avoir à peine mis les pieds chez moi. Je n’ai cessé de balancer entre veille et sommeil pendant que l’avertissement de Frank me tournait dans la tête : Aucun d’entre nous n’a envie de revoir ça.) Ce n’est donc qu’à mi-chemin du parking que je remarque Keller Duseky, planté devant l’entrée du laboratoire. Il a les épaules relevées pour se protéger du froid et son souffle forme de la buée dans l’air. Il se tourne dans ma direction, son regard effleure le haut de mon crâne.
Comme je m’approche, son visage change, son regard se recentre d’une façon précise. Alyce nous a expliqué un jour qu’il a été promu pratiquement dès sa sortie de l’école de police, et elle pense qu’il se retirera avec la moitié de son salaire à 40 ans. « Observe-le bien, m’avait-elle dit. Il ira travailler comme consultant pour une série policière à Hollywood. » Et d’ajouter, les bras croisés sur sa poitrine chétive : « Il ne quitte jamais son ordinateur. Il porte de chouettes chemises habillées… enfin, pour un inspecteur. » Elle a hoché la tête. « Bon, pour ça, je ne sais pas trop. »
Mais quand Keller a été muté d’Utica à Syracuse il y a presque quatre ans, Charlie et les autres flics en parlaient malgré eux avec admiration (les inspecteurs sont toujours considérés avec méfiance). Charlie avait entendu dire que Keller avait subi des « dégâts importants » au cours d’une mission. Il baissait la voix avec déférence – presque jaloux – pour indiquer qu’il parlait de coups de feu sans gilet pare-balles. Maintenant Keller était en mesure de choisir ses missions et le bruit circulait qu’il n’allait plus sur le terrain. Il faisait principalement des recherches sur Internet pour résoudre des affaires de vols d’identité, escroqueries à l’assurance et crimes en col blanc.
Keller ne fraternisait pas beaucoup avec le reste du service. Il se montrait cordial avec ses collègues, mais sans plus. Il ne faisait pas partie de la Ligue de hockey des légistes et ne militait pas en faveur des associations bénévoles. Il m’était arrivé de le croiser quelques fois lors de réunions avec la police. Puis, l’année passée, plusieurs mois après que ma rupture avec Charlie fut devenue de notoriété publique, il avait commencé à m’observer, apparaissant à un coin de rue, ou sortant des pièces où j’entrais – il était prudent et faisait preuve d’une discrétion professionnelle. Mais je suis encore plus experte que lui pour repérer ce genre de comportement.
Pour je ne sais quelle raison, l’été dernier, je me laissai convaincre par Alyce et ses cajoleries d’aller au bal des pompiers à l’hôtel Syracuse, une activité à classer, apparemment, sous la rubrique « sortir ». C’était l’une de ces soirées qui collectent des fonds pour les services médicaux du comté, une soirée grand standing avec, au programme, de l’alcool et un ensemble de jazz de six musiciens. Chaque année, Frank fait circuler des notes de service dans le laboratoire pour nous convaincre de lâcher quarante dollars pour un billet d’entrée, bien que personne dans mon service n’y aille jamais. De toute façon, Charlie m’avait invitée et, d’après Alyce, cela voulait dire qu’il voulait qu’on se remette ensemble. N’était-ce pas ce que je souhaitais ?
La salle de bal était bondée d’invités et de serveurs chargée de plateaux. Alyce m’avait prêté des escarpins à talons et une robe de cocktail en satin – serrée sous les bras, sur les hanches et beaucoup trop courte. J’avais dû prendre le bus jusqu’à l’hôtel parce qu’il était impossible de marcher avec de telles chaussures. J’étais chancelante, bousculée par les gens, et je scrutais la foule en quête de Charlie, qui m’avait demandé de l’attendre ici (je le soupçonnais d’avoir un autre rendez-vous juste avant). Je ne me sentais pas dans mon assiette, ce que j’attribuai à mon accoutrement cauchemardesque. Charlie n’était pas là, mais je continuais de le chercher quand même du regard.
J’observais les visages des gens qui circulaient autour de moi, essayant de déchiffrer les expressions : un sourire solitaire, un air bravache… Les gardiens de la paix étaient attroupés autour du bar et se saoulaient consciencieusement, bruyants et turbulents, chahutant une bande de pompiers ivres, le visage empourpré, à une table voisine. Brusquement, une boule à facettes pendue au plafond commença à tourner, parsemant la salle de confettis de lumière.
La salle était pleine à craquer et je me perdis dans la cohue. Quelques inspecteurs et leurs femmes affrontèrent la piste de danse, de sorte que les agents de police et les pompiers se mirent à les charrier. À un moment donné, quelqu’un me bouscula ; je trébuchai, perdant presque mes chaussures pour tomber à genoux, mais quelqu’un d’autre me rattrapa par le bras et dit : « Holà, attention ! » Je me retournai et aperçus Relier. Un sourire bref, tremblotant. Puis quelqu’un passa entre nous ; il me relâcha et se fondit dans la foule.
Je décidai de quitter la fête peu de temps après. Cela ne m’intéressait plus d’attendre Charlie. Ce soir-là, je sentis que cela faisait des mois que cette relation ne m’intéressait plus. Cette pensée me ragaillardit et je n’éprouvai pas le moindre scrupule à quitter la salle sans avoir pris un verre, dansé, ni fait aucune des choses qu’Alyce m’avait incitée à faire. Charlie me disait que j’étais un vrai boulet dans les soirées, et c’était un vrai bonheur de me rendre compte que je me contrefichais totalement de ce qu’il pensait.
J’étais dans le couloir conduisant au hall de l’hôtel quand je m’aperçus que Relier se tenait devant la porte, quelques mètres devant moi, contemplant par la vitre le halo des réverbères dans la chaleur estivale. J’attendis dans le couloir, les yeux fixés sur lui, en me demandant comment on faisait pour entamer une conversation. Je restai sans bouger, tremblant dans l’air conditionné, imaginant ce que ce serait de m’intéresser à quelqu’un d’aussi délicieusement inconnu. Je n’avais jamais essayé de faire cela auparavant ; je n’avais jamais pensé que je pouvais me permettre une telle audace.
Il changea de position, mais pas assez pour me remarquer, il tourna les talons, et quitta l’hôtel en franchissant les grandes portes vitrées du hall. Une pensée m’effleura l’esprit : il veut que tu le suives. Cela paraissait ridicule, mais je me baissai tout de même pour me défaire de mes chaussures. Et c’est alors que j’entendis la voix de Charlie. Je tendis le cou et le repérai près de l’entrée, riant au milieu d’un groupe de policiers de Syracuse, donnant une tape dans le dos d’un copain. Consciencieusement, je me redressai, mes escarpins toujours aux pieds, et fis demi-tour pour rejoindre la bande. À un moment, je m’arrêtai, et j’eus juste le temps de voir Keller s’éloigner.
À présent, tandis que je m’avance vers Keller, je vois son sourire, qu’il semble contenir, comme un aveu secret. Il rentre le menton, comme si nous étions de connivence.
« Hum, Lena ? » prononce-t-il.
Et puis, cristallisée dans l’air froid, son odeur me parvient, le parfum ténu des fleurs qui poussent à l’orée de la forêt tropicale. Je n’avais encore jamais remarqué son eau de toilette, et ça ne me déplaît pas de m’arrêter près de lui et de humer ses effluves. De près, je remarque qu’il a la lèvre inférieure pleine et incurvée, les yeux presque violets, qui pleurent à cause du froid. Charlie a les yeux sombres aussi, mais son regard est différent, moins patient. Pas comme ces yeux qui semblent se frayer lentement un chemin dans mes pensées.
« Voilà, Sarian veut que vous veniez à la maison de Douglas Road, m’explique-t-il. Comme j’ai une journée tranquille aujourd’hui, j’ai pensé, bref… (Il hausse les épaules.) Je peux vous y conduire si vous voulez…»
La maison du berceau rouge. Les Cogan.
Comme le vent me pousse, je me mets de biais par rapport à lui. Je n’ai pas été sur la scène d’un crime depuis des lustres.
« Je n’arrive pas à croire qu’on rouvre ce dossier », dis-je.
Il tient son manteau serré pour se protéger du froid.
« Je sais. Mais c’est reparti. Nous le considérons comme un homicide. Ils passent la maison au peigne fin, mais on a du mal à trouver de bonnes empreintes. Elles sont superposées, les unes sur les autres. (Il a quelque chose dans la voix, une inquiétude rocailleuse.) J’ai fait un saut au bureau, ajoute-t-il comme pour couper court à toute objection. J’ai pris une trousse de technicien… elle est dans mon coffre. »
Je le regarde et mon sourire s’élargit imperceptiblement.
« C’est super, dis-je en hésitant à peine. Je vous suis. »
Pendant le trajet dans sa Camaro, Keller Duseky n’arrête pas de réajuster son rétroviseur et de toucher les commandes sur son tableau de bord. Je ne suis pas très à l’aise, moi non plus : j’ai l’impression d’avoir l’épiderme trop fragile, comme s’il était lustré. Je me sens nerveuse, assise à côté de lui, et contente qu’il ne parle pas beaucoup. Cela fait deux ans maintenant que je suis célibataire, travaillant dans un laboratoire rempli de femmes, et je n’ai plus tellement l’habitude d’être seule avec un homme. Il allume le chauffage de la voiture et un ronflement se fait entendre. Je retire mon manteau. Il tend le bras pour m’aider, puis ôte sa main. Il est distrait et anxieux. La voiture avance par à-coups, il roule trop vite, il freine trop souvent. Je déplace donc mon poids sur une hanche, j’essaie d’adopter une expression rassurante, l’air futé, et je lance : « Charlie croit que vous me suivez. »
Aussitôt, je voudrais ravaler mes paroles.
Le moteur s’emballe.
« Charl… ? Ah, bon ? (Le soleil consume l’air laiteux, et quand il me regarde bien en face, je vois une veine bleue sous la peau de son front.) Je ne m’étais pas rendu compte que l’agent Dawson aimait parler de moi.
— Non… non, il n’aime pas ça, m’empressé-je de corriger. (Je m’arrête.) Non, je voulais dire…
— Pourquoi dit-il que je vous suis ? » enchaîne-t-il, mais alors il détourne les yeux, comme s’il n’attendait pas de réponse.
Je commence à fouiller dans ma besace sans raison apparente. Je sors mes clés, les observe un moment, les rejette dans mon sac. J’appuie sur la commande électrique de ma fenêtre, la vitre descend. Il ne la garde pas verrouillée, contrairement à Charlie. Je suis frappée de plein fouet par un vent glacé. Je la relève, la baisse. Finalement je l’ouvre juste assez pour laisser passer un mince filet d’air.
« Vous avez chaud ? »
Sa voix est plus décontractée. Rit-il ? Il réduit le chauffage. Son regard m’effleure, puis retourne à la route. Il s’emmêle les mains sur le volant.
Je demande à emprunter son téléphone portable et il le sort avec deux doigts de sa poche de poitrine.
« Vous n’appelez pas du renfort, j’espère ? »
Ça va, il plaisante.
J’esquive, appuie les doigts contre l’autre oreille pour m’isoler du bruit tandis que nous longeons des voies de chemin de fer.
« Peggy… c’est Lena… Je peux parler à Frank ?
— Lena ? répond Peggy d’une voix contrariée, rouillée. Vous êtes très en retard… Vous allez avoir de gros ennuis. Vous ne pouvez pas ne pas venir sans prévenir.
— Vous pouvez me passer Frank, s’il vous plaît ?
— C’est juste pour que vous soyez prévenue. De gros ennuis.
— D’accord, ça va. Maintenant je suis prévenue. »
Elle compose le numéro et Frank répond.
« Lena, qu’est-ce qui se passe ? Où êtes-vous ?
— L’inspecteur Duseky me conduit chez les Cogan. Il dit que Sarian me réclame.
— Oui, c’est juste. (Il y a un long silence.) Keller Duseky ?
— Oui.
— Il vous y conduit ? »
Frank a l’air dubitatif.
« Ça pose un problème ? Je dois revenir ? »
À la périphérie de mon champ de vision, je vois Keller tourner la tête vers moi.
« Keller Duseky vous emmène à la maison Cogan.
— Vous voulez lui parler ?
— Non, non, non. Non… c’est très bien. C’est impressionnant. Allez-y. Solutionnez les crimes. Faites-vous des amis. »
Je considère le téléphone un moment, puis je rabats le clapet et le rends à Keller.
« Frank vous salue. »
Keller sourit. Il a de belles dents régulières.
« Je n’en doute pas. »
Nous tournons sur la route 297 qui conduit au nord-ouest vers Solvay, et les zones urbaines aux constructions serrées cèdent la place à des clôtures peintes, à des maisons en bois plus grandes, de deux ou trois niveaux. J’observe un enchevêtrement de branches dégoulinantes et la neige fondue dans les jardins.
« Alors, oui… hum… ça fait longtemps que vous êtes dactylotechnicienne ?
— Je travaille sur les empreintes digitales. Ça fait onze ans maintenant.
— Onze ans ? Waouh… vous avez commencé jeune.
— Je ne suis pas allée à la fac.
— Ah… (Il y a une petite hésitation dans sa voix. Je l’ai surpris. Ou embarrassé. Il se gratte la mâchoire.) Entendu, c’est logique. Encore que, je dois dire, on ne croirait pas que si.
— Pas quoi ?
— Je veux dire… (Il me regarde.) Eh bien, juste que, quoi, on dirait que vous avez été à l’université. »
Je le regarde du coin de l’œil.
« Ah, oui ? »
Il déglutit, garde le regard scotché sur la route.
« On ne pourrait pas faire comme si je n’avais pas dit ce que je viens de dire ? Je ne sais même pas ce que je raconte. »
Une autre longue pause s’ensuit. Par la vitre de la voiture j’observe la masse blanche du comté d’Onondaga. Des laiteries déclassées, des champs d’oignons sous une neige chiche. Un paysage de chômage et de pluies acides. Je sens le cafard qui me gagne dès que je quitte la ville.
« On en fait vraiment des tonnes au sujet de cette affaire », je murmure, avant de me souvenir que je ne suis pas seule.
Keller me regarde, surpris et désarçonné, comme s’il allait devoir défendre le fait que nous roulons vers la maison.
« Pourquoi ? demande-t-il. Vous ne pensez pas que c’est… quoi ?
— Non, c’est juste que… je ne sais pas. Tout le monde se prend la tête. Et maintenant, il y a cette journaliste, dis-je d’un air malheureux.
— Oh… (Il rectifie légèrement la position de ses mains jusqu’à les placer exactement dans la position des aiguilles d’une montre qui indiquerait 10 h 10.) Oh… je crois qu’il n’y a pas de quoi s’inquiéter. »
L’ombre du pont autoroutier nous enveloppe. Je parle lentement en essayant de rassembler mes pensées.
« C’est juste qu’une partie de moi… (J’attends un moment, je réfléchis.) … pense que les Cogan ont de l’argent et des relations, que tout ça est triste, et qu’on ne va rien trouver.
— Ouaip. Je comprends.
— Oui, mais bon, une autre partie de moi pense… et si je me trompe ? Et s’il y avait vraiment une histoire horrible derrière tout ça ? »
J’ai les bras étroitement serrés contre moi.
« Mais n’est-ce pas ce qu’il y a de plus intéressant dans ce boulot ? Le fait de ne pas savoir… la poursuite. »
Je m’enfonce plus bas dans le siège.
« Pas si je dois être interviewée. »
Nous nous perdons de nouveau dans la contemplation de la route. La conduite de Keller semble s’être stabilisée. Ses mains reposent tranquillement sur le volant.
« Ce n’est rien. Souriez beaucoup et ne parlez pas. On s’en fout, des journalistes. (Il ajoute d’un ton léger :) J’ai été marié avec l’une d’elles.
— Avec une… une journaliste, vous voulez dire ? »
Il hoche la tête, les yeux sur la route.
« Elle faisait partie de la rédaction du Herald Journal. C’était il y a un bail. Aux dernières nouvelles, elle est passée au St. Petersburg Times.
— C’était, je ne sais pas… excitant ? »
Il hausse les épaules et me regarde.
« Les infos économiques ? De plus, ça remonte à tellement loin.
— Vous n’avez pas l’air assez vieux pour que quoi que ce soit remonte à bien loin.
— J’ai 31 ans, précise-t-il, flegmatique, puis de nouveau, il modifie le rétroviseur.
— J’ai été mariée aussi. (Je plisse le front à cause des ventilateurs qui puisent de l’air chaud. Dehors les arbres dépouillés agitent leurs branches nues autour de nous.) J’imagine que je le suis toujours. Techniquement. »
Il joue avec le réglage du chauffage.
« Oui. Au fait. Je me demandais si… Je me posais justement la question. »
Je me renverse contre le dossier de mon siège et passe les doigts sur ma nuque. Je sens un picotement sur le haut de mes cuisses. L’air de la Chevrolet semble surchauffé et desséché.
« Vous vous demandiez quoi ? »
Il respire à fond.
« Vous et Charlie… vous êtes… vous savez, vous avez complètement rompu maintenant ? Disons au point de, bon, de sortir avec d’autres gens ? »
Mon sourire me semble crispé.
« Oui. On peut dire ça comme ça. »
Il émet un léger bruit, comme une sorte d’approbation. Il me regarde, sourit, plisse de nouveau les yeux à cause de la lumière aveuglante, puis il hausse les épaules.
« Je ne veux pas me montrer, comment dire ? Effronté ? On ne se connaît pas vraiment. Je veux dire, bref, pas vraiment. Mais il me semble que…»
Il tourne la tête vers sa vitre, un regard rapide, comme s’il était gêné par ce qu’il n’a pas réussi à dire.
J’attends un moment.
« Eh bien, je trouve ça beaucoup plus sympa que de rouler avec Charlie. (Puis je fronce les sourcils, je me sens déloyale.) Peut-être qu’on ferait mieux de ne pas parler de lui », dis-je.
Il me jette un coup d’œil.
Comme nous nous rapprochons de Lucius, à la limite ouest du comté d’Onondaga, nous débouchons sur une route à voie unique, puis notre véhicule se glisse derrière un gros 4 x 4 qui se traîne. Keller pousse un grognement exaspéré et désigne d’un mouvement de la tête la grosse bagnole qui avance en grondant dans la neige.
« Le cauchemar. »
Je regarde l’arrière du véhicule : il est si gros qu’il a l’air vide, comme s’il n’y avait pas de chauffeur.
« Peu importe qui est au volant, déclare-t-il, c’est une prison. Si vous voulez mon avis. (Il tire sur le bouton supérieur de sa chemise, sous le nœud rond de sa cravate.) Je ne peux pas m’en empêcher, j’ai l’impression que pour la plupart des gens, la vie n’est qu’un rêve. Ils ne savent pas pourquoi ils mangent trop, ou passent leurs journées à faire des boulots merdiques pour s’offrir des grosses bagnoles dont ils n’ont pas besoin. Ils entendent dire qu’on détruit la Terre, mais c’est comme un rêve. (Maintenant sa main est en suspens entre nous.) Ils ne savent pas comment se réveiller ou même s’ils le veulent vraiment. Ils savent qu’ils ne vont pas vivre éternellement, mais ça fait seulement partie du rêve. (Il laisse retomber sa main.) Bon sang, que quelqu’un me tire une balle avant que je me remette à parler.
— Non, c’est bien, dis-je. (Je connais l’attitude de Keller. Les flics sont généralement comme ça : pour eux, les civils sont fondamentalement des enfants.) Vous me faites penser à mon voisin, M. Memdouah.
— Votre voisin ? Il est comment ? »
Je recroise les bras, je ne réponds pas.
Il se frotte la tempe du bout des doigts.
« Bref, ce n’était pas ce que j’avais l’intention de dire. Je voulais dire… j’essaie de vous demander si… si à un moment donné, peut-être…»
Je glisse ma main dans ma sacoche, prends mes clés juste pour avoir quelque chose à quoi me raccrocher.
« Si vous envisageriez de sortir dîner… vous savez… avec moi ? Oh, quelque chose de vraiment, quoi, sans tralala, vous savez ? demande-t-il péniblement. Rien d’extraordinaire, je veux dire. Comme vous voulez. »
J’ai l’impression d’entendre quelque chose qui galope sur le toit de la voiture, qui jacasse et pousse des cris.
« Vous avez entendu ? »
Keller écrase les freins.
« Quoi ? Entendu quoi ?
— Non, c’est sans importance. (Je sors ma main de ma sacoche.) J’adorerais sortir dîner avec vous. »
Il hoche vaguement la tête, comme s’il n’avait pas la force de trouver les mots.
« Super, super, chuchote-t-il. (Il tousse, retrouve un peu sa voix.) Peut-être vendredi, par exemple ?
— Ma foi…»
La route que nous suivons grimpe en longeant une rivière verdâtre à moitié gelée. La berge sur la rive opposée est abrupte et couverte de bouleaux. J’entends un bourdonnement sourd, qui vient de par-delà les arbres, un bruit de moteur lointain, puis le sifflement d’un train.
À présent, le visage de Keller est plus difficile à voir ; les arbres sont devenus plus épais et convergent vers la route, formant une voûte au-dessus de nous ; la lumière tombe par intermittences sur son visage. Je vois qu’il sourit, mais les commissures de ses lèvres sont trop étirées et il a l’air d’avoir chaud, comme si ce sourire n’exprimait pas vraiment ce qu’il ressentait. Je comprends alors, finalement, ce que j’avais remarqué dans la voiture. Ses gestes, sa nuque rigide et sa réserve. Keller n’est pas seulement nerveux à l’idée de rouler en voiture avec moi. Durant tout le trajet, il a gardé quelque chose enfermé en lui, bien serré. Il luttait contre une peur intense. Je devrais parler de terreur, sauf qu’il se maîtrise parfaitement, presque en expert. Ses yeux voltigent un instant dans ma direction et je le lis sur son visage. Je suis sur le point de lui faire une réflexion à ce sujet quand nous arrivons sur la scène du crime. Quand je le regarde de nouveau, la peur s’est envolée.