4

Le lendemain, je me réveille en agitant les bras pour essayer de repousser un cauchemar. Je frissonne encore sous l’effet du rêve. Ça ne présage rien de bon, comme si je couvais quelque chose.

Tout a l’air un peu décalé. Et si une affaire plus vaste que celle de la mort du petit Matthew Cogan se déroulait sous mes yeux sans que je m’en aperçoive ? Plusieurs choses me perturbent : les berceaux dans la salle des scellés, l’afflux soudain du nombre de morts subites du nourrisson et – au vu du dossier Cogan – le fait qu’il est relativement rare que des familles blanches vivant confortablement soient frappées par ce syndrome.

Imaginer l’existence d’un assassin de bébés relève d’un fantasme tellement diabolique, si proche de la légende urbaine, qu’on ne peut y croire.

Et les procès-verbaux sur Matthew Cogan n’ont rien de remarquable. La photographie de la police montre un bébé recroquevillé sur le ventre, la peau sans tache, les yeux fermés, serein. Il y a un rapport d’autopsie complet indiquant de minuscules hémorragies à la surface du cœur, dans les poumons, l’œsophage et le thymus, conformes au syndrome. On a procédé à un examen approfondi de la scène : aucune trace d’effraction ou de présence d’un intrus. Et le compte rendu médical ne donne aucun résultat notable, pas de désordre du métabolisme ni de myocardite, aucun signe de maltraitance ; par ailleurs, aucun signe de désaccord dans le couple n’a été signalé. Les Cogan sont des gens aisés, proches de la quarantaine, mariés depuis six ans, transportés de joie par l’arrivée de ce petit prince héritier dans leur vie. J’étais sûre d’avoir perdu du temps à plancher sur ce rapport lorsque j’ai remis le dossier à sa place dans le tiroir et l’ai refermé d’un geste brusque. J’ai griffonné un mot sur un Post-it destiné à Mrs. Cogan indiquant le numéro d’un groupe de soutien pour l’entourage des victimes de MSN. Puis je suis rentrée chez moi, j’ai dîné, suis allée au lit et me suis réveillée complètement démolie.

Le samedi matin, le ronflement du voisin traverse le mur tel un fantôme. C’est un ronflement ondoyant, délicat, qui provient de l’appartement situé au sud, rien à voir avec le répertoire élaboré, tout en sifflements poussifs et grognements crénelés, qui jaillit de mon mur ouest. Je roule sur le matelas moisi – dont l’odeur semble être l’agrégat de tous les dormeurs qui m’ont précédée ici –, posé sur un sommier à ressorts métalliques, un lit plein de chaussettes nomades que je porte en me couchant, les pieds froids, puis retire dans mon sommeil. Rien de commun avec le lit immense dans lequel je me perdais quand je vivais avec Charlie. Un soleil nordique lointain pénètre par la fenêtre ; il doit ressembler au soleil qu’on voit en Norvège, diffus et faible. Et les fenêtres de la résidence Saint James ont de tout temps été encrassées. Ce matin, au moins, les vitres restent tranquilles dans leur châssis, le vent ne les fait pas vibrer et ne gonfle pas les rideaux de la pièce.

Je décide de travailler les exercices de méditation recommandés par ma psy, afin de laisser s’épanouir mon moi humain. Pensez à la personne que vous voudriez le plus être. Pensez à celle qui vous fait le plus peur. Je lui ai livré prudemment des petits éléments sur Pia, lui ai donné quelques bribes sur la façon dont ma mère adoptive aimait me raconter des « histoires » sur les « singes » et, dans une certaine mesure, nous semblions tacitement d’accord, la psychologue et moi, pour prendre ces souvenirs comme une métaphore de quelque chose. Quelle(s) personne(s) de votre entourage vous rappelle(nt) le plus « les singes » ?

Charlie et moi sommes allés trouver Celeste Southard il y a quelques années pour essayer de sauver notre couple. C’est en fait une spécialiste du profilage criminel que consulte le laboratoire. Je ne crois pas qu’elle avait déjà travaillé comme conseillère conjugale ; au début, elle a essayé de me convaincre d’aller voir un autre psychologue, mais j’ai tenu bon. Et après quelques séances avec Charlie, je l’ai vue toute seule. J’y suis retournée huit fois encore avant que l’assurance arrête de me rembourser. Elle m’a encouragée à faire des « exercices de mémoire » pour m’aider à « resituer » le passé. J’avais parfois l’impression qu’elle se comportait avec moi comme avec les victimes d’agression sexuelle, qu’elle aidait à reconstruire un scénario criminel. Elle me faisait tenir un journal dans lequel je devais décrire mes rêves, prendre en note des impressions sensorielles fugaces, surtout les hallucinations visuelles et auditives qui me tourmentent parfois quand je suis stressée. Elle m’incitait à faire attention aux odeurs, en insistant sur le fait que nos processus olfactifs ne sont qu’à un neurone ou deux de l’amygdale, centre de la mémoire émotionnelle. Et elle avait souligné que mon sens de l’odorat était si développé que je devais être capable de le « suivre » jusque dans mon passé.

Je suis encore au lit, à mi-parcours de l’exercice – Essayez de retrouver votre souvenir le plus ancien –, quand le téléphone sonne. Sept heures du matin, le moment préféré de mon quasi-ex, Charlie, pour m’appeler.

« Lenny ? Bon, ça va. Alors, écoute. C’est le week-end, non ? Il faut faire avec. Ne reste pas au pieu, c’est l’heure de te lever et de répondre à ce putain de téléphone…»

J’ouvre les yeux, et regarde fixement la lumière à travers les vitres crasseuses.

« Tu as un plan pour parler à quelqu’un ce week-end ? Tu ne peux pas te contenter de la vendeuse à la boulangerie… ça ne compte pas. Elle est là parce qu’elle est payée pour ça, Len. Ça ne compte pas quand les gens sont payés pour être là. »

Je m’adosse aux oreillers et je regarde le répondeur posé sur la crédence ; il est encombrant avec de grosses touches comme un piano, et la voix de Charlie bourdonne dans la pièce. C’était son cadeau pour notre séparation. Il peut enregistrer jusqu’à une demi-heure du même appel avant que la minicassette arrive au bout en poussant un piaulement. Si le téléphone est mal raccroché, il enregistre pieusement trente minutes de couinement dans le vide.

« Len-ny, how I love y a, how I love y a, my dear ol’ Lenny…» chantonne-t-il d’une voix discordante. « Alors, Lenny, devine ce qui t’attend. Ouaip ! Notre deuxième anniversaire, celui de notre séparation, approche. Qu’est-ce que tu dirais de laisser ce bon vieux Charlie te sortir dans un endroit top. Ça roule ? »

Charlie aime garder un œil sur moi. Mais, pour moi, surmonter notre rupture a été comme traverser un mur de feu. J’ai l’impression d’avoir brûlé et d’avoir de la chance d’être encore en vie. Tout depuis lors semble avoir baissé d’un cran en intensité. Les lumières sont plus faibles et les sons légèrement plus sourds.

« Tu me manques, Bigfoot[2], dit-il à l’appareil. OK, écoute, c’est l’heure de se bouger. »

Pour notre premier rendez-vous, Charlie m’attendait, moteur allumé, dans son énorme Ford Crown Victoria noire et blanche, collée devant l’entrée du laboratoire, de sorte que tous, techniciens, consultants et administrateurs qui rentraient chez eux, devaient la contourner. Il était venu directement après sa ronde et était encore en tenue. Il me tint la porte devant environ vingt-sept de mes collègues, m’aida à monter et actionna la fermeture automatique sur le tableau de bord.

« Vous avez besoin d’aide pour cette ceinture de sécurité ? » demanda-t-il sans une once d’ironie.

Au Lamplighter Inn, il dit qu’il allait s’esquiver aux toilettes pour se changer. Mais je l’arrêtai.

« Je vous trouve très bien. Tel quel.

— Vraiment ? Mais je pue ! répliqua-t-il, puis il détourna les yeux instantanément, pas très sûr qu’il aurait dû dire ça.

— Non, je vous en prie. Vous êtes bien. »

Il eut un petit sourire.

« Ça marche, c’est vous le chef, Lena. »

Mon regard s’attarda sur les lignes droites de son uniforme noir, sa forme nette. J’avais dans mes souvenirs originels l’image d’un homme bon dans un uniforme sombre. Charlie me tendit le menu, puis il me dit de ne pas m’en occuper.

« Ici, il faut prendre le rôti braisé et rien d’autre, trancha-t-il. (Puis il se pencha vers moi.) Alors, parlez-moi de Lena.

— Vous parler de quoi ? »

Il haussa les épaules.

« Votre enfance. Tout le bataclan. »

À cet instant, je me rendis compte que je n’avais que deux solutions : prendre mes jambes à mon cou ou rester avec lui.

J’avais 20 ans. Je fixai la ligne de ses épaules, sa cravate noire, la poche plate sur son robuste torse, les poils noirs bouclés sur le dos de ses mains. Et là, même si Pia m’avait mise en garde contre le fait de parler des singes à quiconque, sans vraiment me rendre compte de ce que je faisais, je commençai à parler. L’histoire sortit par à-coups ; je manquais de souffle. C’était comme si j’avais peur de l’entendre à haute voix. Charlie m’interrompit. « Attendez, Lena, doucement, doucement. Ne vous énervez pas, allons… Ça ne tient pas debout », dit-il. Mais une fois que je fus lancée, cela devint plus facile. Je commençai par ces mots : « D’accord, bon, voilà ce que je crois savoir…» Je lui parlai du crash de l’avion, de la forêt tropicale, d’un grand singe qui aurait pris soin de moi, m’aurait même élevée. Je racontai ce que Pia avait dit : que quand on m’avait trouvée, je marchai penchée en avant, appuyant le dos de mes phalanges sur le sol. Que je poussais des cris et sautais sur les meubles et passais mes doigts dans les cheveux de Pia et sur sa peau.

Tandis que je parlais – en effleurant du bout des doigts le bord de la table, pas vraiment capable de croiser son regard –, Charlie restait cloué sur place devant son assiette de bœuf figé dans la graisse. Il avait un sourire énorme qui lui fendait la bouche jusqu’aux oreilles, prêt à se marrer. Et pourtant, pendant tout le temps où je parlais, j’éprouvais un semblant de consternation : qui croirait jamais une histoire pareille ? Y croyais-je moi-même ?

Quand je m’arrêtai, il explosa de rire en frappant sur la table.

Finalement, il se calma.

« Trop fort, vous me la copierez ! s’exclama-t-il en s’essuyant les yeux avec sa serviette. Oh, Lena, j’ai bien failli marcher pendant une minute. »

Comme je ne riais pas, son sourire s’effaça. Il me regarda en plissant les paupières.

« Allez, ça va, quoi, dit-il. Arrêtez votre char, Lena, vous déconnez ! Qu’est-ce que ça veut dire : Les singes vous ont élevée ? Ça veut dire quoi ? Vous me menez en bateau, non ? (Il tendait le cou, regardait par-dessus ses épaules.) Eh, c’est Jerry Mallory qui vous a donné cette idée ? C’est lui, non ? (Il se redressa et brailla vers l’arrière de la salle :) Mallory, mon salaud, tu vas me le payer.

— Non, Charlie. (J’effleurai son poignet, ce qui me surprit moi-même. J’avais à peine touché un homme avant ça.) Ce n’est pas… ce n’est pas une blague. »

Et je découvris quelque chose sur Charlie ce jour-là. J’appris qu’il avait cette capacité que les gens chargés de faire respecter l’ordre acquièrent parfois, un vrai flair pour discerner quand quelqu’un dit la vérité. Il devint très silencieux, presque sombre. Il garda le regard fixé pendant un moment au-delà de la table, à mi-distance de la salle, et hocha la tête comme s’il acquiesçait à quelque chose. Je lui dis qu’on m’avait toujours interdit de raconter à quiconque mon histoire personnelle. Il regarda la façon dont je tortillais ma serviette pendant que je parlais.

« Alors, vous avez grandi… sans jamais parler de ça ? De cette époque ? demanda-t-il. Absolument personne n’est au courant ?

— Rien que mes parents adoptifs et moi. »

Je ne lui dis pas que Pia avait peur que je pète les plombs si j’y pensais trop. Qu’elle m’avait appris que je devais surtout voir des gens qui m’aideraient à « rester normale ».

Ses yeux prirent un aspect satiné.

« Et vous m’avez fait suffisamment confiance pour m’en parler ? »

Je pris mon verre et la fraîcheur de la bière se diffusa en moi. Mes pensées me semblaient lointaines.

« J’en avais envie », dis-je, mystifiée par moi-même.

Il retira le verre de ma main, le posa sur le côté –, ses mains se refermèrent sur les miennes.

« Lena. »

Il me dit que j’avais besoin de lui. Il me dit qu’il m’apprendrait tout. Et il me dit aussi, bien sûr, qu’il ne me quitterait jamais.

Parfois, il venait s’asseoir à côté de mon bureau au travail, et il observait tranquillement les mouvements de chacun.

Ou il s’écroulait devant la télévision, pour regarder une série policière qu’il tournait en dérision, soulignant une à une chaque erreur. Mais une histoire ou un personnage pouvait l’accrocher. Il aimait les flics coriaces, moches, les freluquets, ceux qui se retrouvaient toujours dans le pétrin. Et il disait : « Lena, tu vois ça ? Tu regardes ? Parce que ça, c’est l’exacte vérité, absolument. Je veux que tu saches ça… on ne peut se fier à personne. Voilà en qui tu peux avoir confiance, écoute-moi bien. Il y a moi, il y a Frank Viso…»

Je me couchais à côté de lui la nuit et je suivais le rythme de son souffle. Un des bons côtés de Charlie, une des choses qui me manquent, c’était notre lit : la façon dont il me tenait, un bras replié autour de moi, me protégeant de mes rêves. Sa bouche était près de mon oreille et il chuchotait : « Lena, oublie les singes… Tu es aussi humaine que n’importe qui. »

J’écoutais, les yeux clos pour me concentrer. Sans le bras de Charlie pour me retenir, les contours de mon corps paraissaient ondulés et informes, comme si c’était la matière même dont j’étais faite qui était en cause. Et si Charlie avait enlevé son bras, eh bien, je me serais évaporée sur-le-champ, comme ces taches d’eau qui flottent au-dessus des routes l’été.

Nous nous sommes fiancés, puis mariés en un an. Il avait 35 ans –, son fils vivait avec son ex-femme. À l’époque de notre mariage, le monde se résumait à Charlie, son rire sonore et son uniforme d’un noir éclatant. Parfois, la force de sa personnalité me faisait tourner la tête. Nous vivions dans une maison à deux niveaux avec une charpente en bois dans Westcott Street, dans un quartier du centre-ville fréquenté par des étudiants et des enseignants de Southwestern University. Charlie tondait la pelouse avec une tondeuse récalcitrante qu’on poussait à la main, j’appris quelques plats expliqués en images dans Les Joies de la cuisine. Je ne m’en tirais pas trop mal. Les grands singes s’éloignaient de moi. Je pensais rarement à eux et quand c’était le cas, je me demandais s’il était possible que j’aie tout imaginé.

Il y a eu beaucoup de journées agréables avec Charlie. Il y a eu les après-midi d’été avec les rayons du soleil entre les feuilles des arbres, les trottoirs fumants d’humidité, le ciel du crépuscule au-dessus des immeubles. Je me sentais épuisée le soir – comme si j’avais couru un marathon, mais avec l’impression du travail bien fait – après une journée à faire des identifications d’empreintes digitales latentes, à déchiffrer des fragments. Des petites victoires. Les couchers de soleil se déroulaient en rubans d’ambre, de vert et de violet, l’air était suave. Et Charlie attendait au bout du couloir, son service terminé. Il m’attirait contre lui.

« Lena, tu es à moi », murmurait-il.

Pendant des jours d’affilée, voire des semaines, cela m’a suffi. Le biceps et l’avant-bras en travers de ma poitrine, la main posée sur mon épaule. Parfois il tenait mon bras en s’endormant, entre le poignet et le coude : comme s’il appréhendait un suspect.

Mais inévitablement, il devait se passer quelque chose – le gazouillis des oiseaux, le ciel était bas et sombre, des filaments de nuages s’en détachaient – et un cauchemar venu d’ailleurs s’infiltra dans mon sommeil.

Un mois après notre mariage, je découvris le bout de papier avec le numéro de téléphone (la scène classique : le papier était tombé pendant que je vérifiais les poches de son uniforme avant de le mettre dans le panier de linge sale). J’en eus le souffle coupé. Elizabeth. Je n’avais pas besoin de composer le numéro, j’étais une spécialiste de l’analyse des preuves, je savais exactement ce que cette écriture en boucle signifiait. J’avais vu Charlie se pencher en avant, chuchoter à l’oreille de la jeune fille qui travaillait à la réception du poste de police, j’avais remarqué la façon dont ses cheveux tombaient sur son épaule quand elle riait, avec son prénom qui étincelait au-dessus de son sein gauche : Elizabeth. Je ne réclamai pas non plus des comptes à Charlie. Pia m’avait clairement fait comprendre qu’avec mes « antécédents », j’avais de la chance d’avoir trouvé un homme. Lors de notre mariage, elle avait remarqué que « c’était vraiment un miracle ».

Je scotchai le papier sur la porte du réfrigérateur pour informer Charlie que je savais. Il ne dit pas un mot, l’empocha simplement et sortit une bière du frigo. Je le suivis des yeux pendant qu’il passait au living et allumait la télévision : j’avais l’impression que j’étouffais, comme lorsqu’on avale une arête. J’avais été prévenue, non ? Par Charlie et par Pia. Je n’avais pas le droit d’avoir aussi mal. Je m’interrogeai : si j’avais écouté Pia et n’avais jamais parlé de mon passé à Charlie, cela serait-il arrivé ?

Après dix ans de mariage, Charlie me quitta finalement pour sa quatrième petite amie, Candace, de la pizzeria à trois rues de chez nous, en remontant sur Crouse Avenue. Ce fut elle qui l’obligea à choisir entre elle et moi. Et quand il partit, ce fut la simple confirmation, atroce, de ce à quoi je m’étais toujours attendue. Cela confortait l’impression que j’avais que je n’étais pas acceptable, que j’étais difforme. Je cessai de parler pendant des mois. Je ne pouvais pas pleurer, je ne pouvais émettre aucun son. J’ouvrais la bouche et je me mettais à trembler. Je dus prendre un congé. Pendant un mois, Alyce vint me voir et m’apporta des Thermos de soupe à la tomate, des récipients en plastique avec des macaronis au fromage. Même après mon retour au travail, j’étais encore muette. Je passais mes journées à fixer obstinément les empreintes, la loupe m’envoyant de la lumière qui me brûlait les yeux jusqu’à ce que les crêtes et les sillons s’entremêlent. J’étais désorientée ; même mes précieuses images d’empreintes n’arrivaient plus à me faire tenir en place. Au bout d’une heure ou deux au travail, j’enfilais mon manteau et je passais devant Alyce, Sylvie, Margo, je passais devant Peggy – qui me fusillait du regard en menaçant entre ses dents de réduire mon salaire –, je passais devant mon patron, Frank Viso, je sortais par la porte de devant. Et continuais mon chemin.

Je faisais des kilomètres à pied dans Syracuse, autour du campus universitaire, dans le centre-ville, dans la banlieue. Je marchais jusqu’à ce que je puisse de nouveau respirer. Un jour, je marchais vers l’ouest sur James Street, en direction de Clinton Square, quand je remarquai un bâtiment de l’autre côté de la rue, aux fenêtres rectangulaires surmontées d’un arc en grès. Un immeuble superbe réduit à l’état de ruine, mais ses ravissantes lignes anciennes étaient toujours là. Il y avait un panneau orange vif, À LOUER, sur la fenêtre.

Nous vendîmes, Charlie et moi, la maison de Westcott Street pour quarante-huit mille cinq cents dollars – à perte, compte tenu du marché de l’immobilier au nord de la ville. Charlie emménagea avec Candace et je partis avec trois valises en tout et pour tout pour me réinstaller au troisième étage de la résidence Saint James, dans un appartement en partie meublé, avec chambre à coucher-salle de bains. La location était tellement bon marché que j’épargnais la majeure partie de mon salaire et en plus, je pouvais me rendre à pied au travail. Le délabrement de l’édifice ne me gênait pas ; j’aime vivre dans de nobles vestiges. Quelques mois plus tard, la copine de Charlie le quitta. Et je restai au Saint James, avec sa tapisserie rayée maculée d’eau et ses fenêtres crasseuses. L’immeuble me sauva. Il était aussi morne et silencieux qu’une grotte. Je commençai à refaire surface, à manger et à me doucher et, finalement, je me remis à parler.

Je me lève et enfile mes vêtements de la veille, encore empilés près du lit. Je passe mes doigts dans mes cheveux, en évitant la glace au-dessus de la commode. Je n’aime pas me regarder ; mon apparence est une sorte de preuve qui ne mène nulle part. Qui est cette personne qui me regarde ?

Mon appartenance ethnique est indéterminée : j’ai les cheveux lisses et ondulés des Blancs, leur couleur a celle du café noir. Je les coupe moi-même, entre la clavicule et la mâchoire – Charlie les aime longs. Ma peau paraît trop pigmentée pour aller avec la couleur de mes yeux : j’ai l’air bronzée, presque de la couleur de l’ambre, mais ma peau paraît cireuse dans les ascenseurs et les halls d’entrée. Mes yeux sont un compromis indéfini, un vert pailleté de brun et cerclé d’or. J’ai le visage allongé, les os de la mâchoire et les pommettes prononcées, le nez bas et étroit et la bouche large – la peau des lèvres a l’air au naturel d’avoir été mordue, ou d’un vermillon brûlé –, les cils sont épais mais droits, et mes sourcils assez sombres pour donner une impression de concentration. Quand les gens me rencontrent pour la première fois, ils s’imaginent que je suis actrice. Ou ils croient m’avoir déjà vue quelque part. Parfois, quand j’aperçois mon image par hasard, je suis surprise par l’expression que j’ai et par mon sourire asymétrique.

J’essaie de suivre les instructions de Charlie, d’avancer et de faire la conversation. C’était une chose que la psychologue m’avait également recommandée. À la fin de la séance, Celeste disait : « Essayez de vous tirer de là, Lena. Vous n’êtes pas seule au monde. Essayez. » Je m’enveloppe donc dans le manteau que je porte le week-end, la parka olive de l’armée que mon père adoptif m’a donnée, avec sa fourrure synthétique autour du col. J’enfile des bottes à semelles isolantes qui adhèrent, enroule une écharpe autour de mon visage, je mets des moufles, prends l’ascenseur pour descendre dans le hall dont les baies vitrées vibrent sous l’effet du vent. J’ouvre la porte et le froid s’engouffre : aussitôt les sinus me piquent. Je m’humecte les lèvres et je sors sur le trottoir.

 

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