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Je dors un moment, puis reprends conscience avant de replonger.
Frank et Carole arrivent avec un bouquet de fleurs roses et une boîte de biscuits au beurre de cacahuète. Ils entrent sur les talons d’une des infirmières de nuit. Frank a le visage tendu, la peau plissée et violacée autour des yeux. Il tient la porte et Carole se glisse derrière lui. Elle porte sa main à sa bouche un instant quand elle me voit, puis elle contourne l’infirmière, me serre dans ses bras et presse son visage contre le mien.
« Oh, Lee, je suis désolée, je suis tellement, tellement désolée », répète-t-elle sans arrêt.
Je laisse ma tête retomber sur les oreillers.
« Ah, bon ? Pourquoi ? »
Elle sourit, mais secoue la tête en chassant ses larmes avec le pouce et l’index et pince l’arête de son nez.
« Oh, je n’en sais rien. Je ne sais pas pourquoi il faut que tout ça t’arrive à toi. »
Frank paraît mal à l’aise et mécontent. Au lieu de s’asseoir sur une chaise, il s’appuie contre le pied du lit.
« Vous avez failli y rester, Lena, dit-il, l’air sombre. Vous vous êtes collé une bonne hypothermie en allant vous balader par là-bas.
— Voyons, Frank, ne lui fais pas peur », s’insurge Carole sans se retourner.
Puis elle fronce les sourcils et regarde l’infirmière en faisant remarquer que je manque de couleurs. Elle se tourne vers moi.
« On est sûr que tu as juste une hypothermie ? Tu leur as parlé du genre de travail que tu faisais ? Des risques ?
— Qu’est-ce que tu veux dire ? l’interrompt Frank. Elle travaille au labo, Carole, pas dans la rue. »
Carole pince les lèvres.
« Tu ne te rends pas compte de tout ce qu’il y a de toxique dans ces produits chimiques et ces poudres qu’elle manipule ?
— Pffft ! fait Frank avec un geste de la main. C’est à ça que servent les hottes de laboratoire.
— Une minute, intervient l’infirmière en se rapprochant. Laissons-la respirer. »
Elle fait reculer Frank et tire un rideau blanc autour du lit pour m’isoler pendant qu’elle vérifie mes fonctions vitales et me colle son stéthoscope glacial contre la poitrine.
« Votre mère peut rester », décrète-t-elle en approchant une chaise pour Carole.
Cette dernière se garde de la corriger.
« Tu as l’air d’avoir chaud, me dit-elle en posant le dos de sa main contre mon front. Je me suis fait un sang d’encre ! Frank m’a dit que tu étais allée dans les bois avec cet homme. »
Elle chuchote les derniers mots.
J’attends que l’infirmière ait enlevé le tensiomètre, ouvert le rideau et soit sortie. Puis je me tourne vers Frank.
« Je ne crois pas que M. Memdouah soit le tueur d’enfants, Frank. Je me fiche de ce qu’il dit. »
Frank rapproche une autre chaise et s’assoit à côté de Carole.
« Vous vous fichez de ce qu’il dit ? Très bien, c’est intéressant. Mais je crains que la police ne puisse pas l’écarter si facilement. Je ne l’ai pas encore vu, mais d’après ce que je crois comprendre, ce type fait vraiment de son mieux pour nous convaincre. »
Je passe le dos de ma main sur mon front. La chambre est moite et empeste la Bétadine et l’ammoniaque.
« Il a parlé de manger des bébés ? »
Carole renifle bruyamment.
« Oui. Et de renverser le gouvernement, de s’emparer des moyens de production, de mettre le Président devant un peloton d’exécution irakien, de foutre des bombes sur les parcours de golf… oh, et quelque chose au sujet des républicains…»
Il fait un geste circulaire de la main droite.
« Les technocrates républicains ?
— Oui. S’emparer et éliminer tous les technocrates républicains réunis venus de… Mars. Ce genre de merde.
— Frank, le reprend Carole en se redressant.
— Mais surtout, il a mentionné un certain nombre d’éléments non communiqués. Il a cité les teintures toxiques et l’usine de traitement de Lucius. Et il semble avoir mémorisé une sorte de manifeste dont il dit qu’il est celui des Combattants autochtones de la liberté. Concernant « la destruction des ennemis des lieux sacrés ». Quelque chose dans le genre. On cherche pour savoir s’ils ne seraient pas le cerveau des assassinats, Memdouah étant une façade.
— Ce n’est pas lui. Ça ne l’est pas, protesté-je avec véhémence malgré ma gorge enflammée. C’est vrai, il est cinglé, mais il n’est pas dangereux. J’habite au même étage que lui, je le vois et je lui parle tout le temps.
— Qu’est-ce qui te prend de parler à des gens pareils ? s’offusque Carole.
— Les gens en ont dit autant de David Berlcowitz, de Ted Bundy[7], rétorque Frank. Pitié, ne me faites pas le coup de l’assassin au grand cœur. »
Je ferme à nouveau les yeux et je revois les bois, l’escalade haletante de la colline, les faux pas entre les branches, l’odeur sauvage des pins. Je me tiens aux barreaux du lit.
« Frank, quelqu’un a-t-il appelé les familles des victimes pour les interroger à propos de la dent sur la cordelette ?
— Oui, oui, la séquence vidéo, c’est ça ? Cette histoire de dent ? (Il sort un carnet de sa poche intérieure et l’ouvre d’une chiquenaude.) Jusqu’ici, à peu près rien. Enfin, Erin Cogan ne communique plus désormais que par le truchement de ses coaches. Les Abernathy n’avaient rien, bien sûr. C’est chez eux qu’on a découvert cette dent. Les Handal, que dalle. Voilà, tenez, Junie Wilson avait vaguement entendu parler d’une « dent sur un fil ». Elle n’en possède pas et n’en a jamais vu. Elle croyait que c’était une expression, qu’une dent sur une ficelle portait bonheur. (Il referme son carnet.) Alors, voilà pour le moment. Et vous dites que vous ne vous souvenez pas d’où venait la vôtre, c’est bien ça ? »
J’essaie de me redresser sur les oreillers.
« Frank, laissez-moi appeler Junie Wilson. Laissez-moi lui parler. »
Carole fronce les sourcils et entreprend de remonter mes couvertures.
« Vous savez qu’on ne peut pas, Lee. (Frank incline la tête.) Vous pouvez donner des avis, mais c’est aux inspecteurs de s’en occuper. Je suis déjà mal à l’idée que je vous ai laissée faire autant de travail sur la scène du crime. Si vous commencez à opérer en dehors de votre domaine de compétences, cela pourrait compromettre des pièces à conviction éventuelles devant le tribunal.
— Mais je ne propose rien d’autre que d’obtenir des informations.
— Quand bien même. »
De dépit, je me rencogne contre la tête de lit, les yeux fixés sur les damiers brillants du tapis. Il m’évoque le carrelage de l’un de mes vieux rêves récurrents. Je commence à penser aux arbres dépouillés, gelés, et à la neige. J’ai de nouveau mal à la tête.
« Et si je vais voir M. Memdouah quand je sors d’ici… Est-ce que ça, c’est autorisé ? Pour bavarder en voisins ? »
Frank agite les clés dans sa poche.
« En fait, non. (Il lève les yeux vers la lampe d’un air songeur.) Il est détenu à l’hôpital des Anciens combattants, bouclé à double tour, d’après ce que j’ai entendu dire au bureau. Il est mal en point à cause du froid. »
Peut-être est-ce à cause du contenu de la perfusion, mais l’épuisement me gagne. À moins que ce ne soit dû à mon sentiment d’impuissance. Je peux à peine garder les yeux ouverts. Carole lisse les draps sous mon menton.
« Allez, ma chérie, je crois que ce n’est ni l’endroit ni le moment. Tu dois te reposer, que tu le veuilles ou non. Tu ne feras rien de bon si tu te rends encore plus malade. »
Je les regarde à travers une brume de chaleur. Ils sont debout et me contemplent. Ils ont l’air très grand, comme s’ils se penchaient en arrière. Je hoche la tête et ferme les yeux. J’entends des mots qui me parviennent dans une bulle : Si tu as besoin de quoi que ce soit. Je voudrais leur dire au revoir, mais je dors.