19

Les parents de substitution se bousculent dans ma vie, tout comme les enfants des autres. Même quand j’ai essayé d’être une femme mariée, mon mari n’était pas à moi. Tout est bricolé, créé de toutes pièces. Pour autant que je puisse dire, les liens du sang sont des promesses creuses. Rien ne peut vous trahir davantage que votre propre famille. Mais les gens parlent de la « famille nucléaire » comme si c’était une entité inscrite au niveau cellulaire. Comme si c’était davantage qu’une protéine et de l’ADN.

D’un autre côté, le problème quand on n’a pas de mère biologique, c’est que tout le monde devient un candidat potentiel. Pendant quelque temps, Carole et Frank se sont donné beaucoup de mal pour devenir mes parents. Quand Frank m’a recrutée, au début, ses filles, Gina et Laura, étaient encore au lycée et je n’étais pas beaucoup plus vieille qu’elles. À partir du moment où leurs gamines sont parties pour l’université, Carole m’a invitée à dîner régulièrement.

Pendant des années, je suis allée chez eux une fois par semaine, parfois davantage. Carole était aux petits soins pour moi ; elle passait ses paumes sur mes cheveux, se léchait un pouce pour remettre en place une de mes mèches. Elle me regardait de la façon dont les femmes plus âgées le font : d’un air tendre et possessif. Cela agaçait Alyce quand je venais au travail avec le gilet vert anis que Carole m’avait tricoté. « Bon sang, grommelait-elle. Elle n’a pas assez de gosses comme ça ? »

Ensuite, il y a eu l’affaire Haverstraw. J’ai reçu une augmentation ; plusieurs inspecteurs ont commencé à m’apporter leurs dossiers au laboratoire. Le service des empreintes du FBI m’a appelée pour m’offrir un poste. Et ils ont appelé Frank pour lui dire qu’ils voulaient me recruter. Carole a commencé à me regarder autrement, comme si elle venait d’apprendre sur mon compte quelque chose que je lui avais caché délibérément.

De temps à autre, Carole passe au bureau ; elle apporte son déjeuner à Frank dans un sac en papier, tandis qu’Alyce se cache dans le bureau, en jetant des regards noirs à sa table de travail. Mais cela fait des années que je ne suis pas allée chez eux. Quand je me présente sur leur seuil, ce soir-là, Carole m’embrasse gentiment comme si nous étions en deuil de quelqu’un et elle remarque avec douceur :

« Allons, laisse-moi te regarder, Lena ! Bonté divine ! (Puis elle regarde derrière moi la neige tourbillonnante et elle ajoute :) Je suis très en colère que Frank ne soit pas allé te chercher !

— J’ai refusé, Carole. Le bus me va très bien.

— Tu dois apprendre à conduire. Peut-être que Frank pourrait t’apprendre. »

Je tape des pieds pour me débarrasser de la neige et j’entre.

« Je ne suis pas une fana des bagnoles.

— Ma foi, moi non plus, mais ça ne m’empêche pas de me déplacer avec. »

Elle me tient à bout de bras dans l’entrée et m’observe. Je jette un œil dans le séjour. Je devine le profil de Frank. Et dans le fauteuil en face de lui, la forme familière d’une jambe passée par-dessus un genou.

« Oh… Charlie est là ? »

J’éprouve une pointe de contrariété.

Elle passe une courte mèche de cheveux derrière son oreille.

« Oui, on dirait », admet-elle, laconique.

J’entre dans le séjour et les jambes des hommes se décroisent et bougent. Charlie porte un pull-over anthracite que je lui ai offert il y a des années. Ses tempes grisonnent et il y a un éventail de rides naissantes au coin de ses yeux. Il sourit, un sourire doux, bouche close, qui m’accorde l’absolution. Frank se redresse à l’autre extrémité de la banquette. Je repère l’odeur âpre de la bière. Swany, leur lévrier, se lève et sort furtivement, en poussant sa tête sous ma main.

« Ainsi te voilà, déclare Charlie avec magnificence. L’héroïne du jour… la grande pourfendeuse du crime en personne ! »

Je préférerais nettement que Charlie ne soit pas là. J’envisage un instant de battre en retraite, mais Carole bloque la sortie derrière moi, comme si elle avait lu dans mes pensées.

« Nous sommes heureux de vous voir ici », intervient Frank.

Il m’étreint vaguement.

Charlie reste en arrière. Il a un air réservé, les yeux cerclés de rouge, le sourire trop large.

« On était sur le point de perdre tout espoir de te voir.

— J’ai été assez occupée toute la journée, dis-je, ma parka à la hauteur de mes coudes, pas encore complètement enlevée. J’ai passé en revue le berceau Wilson encore une fois avant qu’ils le retirent de la salle des scellés. »

Charlie roule des yeux.

« Bigre, tu vas bientôt te transformer en un de ces pédés d’inspecteur à la con.

— Ce ne serait pas si mal », je rétorque sèchement.

Frank se racle la gorge. Il fait glisser la parka de mes bras, nous contourne et va jusqu’au placard de l’entrée.

« Je vais surveiller le dîner », annonce Carole.

Charlie pince les lèvres et détourne les yeux. Pour lui, il n’y a que deux manières de faire : celle des flics et celle des cons. Lui et les autres agents de police se moquent systématiquement des inspecteurs, ces grands « sensibles ». Charlie dit que les flics sont « sur le terrain », eux. Mais quand Charlie retire son uniforme, les choses deviennent plus obscures. Il n’est plus censé passer des menottes aux gens ni exiger leurs pièces d’identité parce qu’ils sont, comme il dit, des « cons ». Il a l’air renfrogné sous la lumière lugubre.

Charlie reste sur la réserve pendant que nous nous mettons à table. Il y a des steaks pour les hommes et un gratin d’épinards pour Carole et moi. Frank et Charlie sont assis côte à côte et pendant qu’ils parlent, Charlie commence à se détendre. Frank et lui enfournent d’énormes bouchées et discutent du dernier revers des Orange de Syracuse[3], de l’état du Carrier Dome[4], de la forme de l’équipe cette année. Frank est décontracté. Trois photographies d’eux encadrés de leurs petits-enfants, posées sur le buffet, leur renvoient des sourires rayonnants.

La voix de Charlie commence à chevroter sous l’effet de l’alcool ; il a le cou et les oreilles écarlates. Il me regarde.

« Lena, lance-t-il, quand vas-tu te mettre à manger de la vraie nourriture, hein ? (Il donne un coup de coude à Frank, qui a un sourire poli. Il reprend :) Lena croit toujours que ce qu’elle mange la regarde. »

Il agite les index vers moi en faisant comme s’il dirigeait deux yeux pédonculés. J’explose : « Charlie, tu es furieux parce que tu crois qu’il y a quelque chose entre Keller Duseky et moi. Je connais à peine Keller. Je suis tombée dessus une ou deux fois, c’est tout. »

J’aperçois la main de Carole qui s’immobilise sur sa fourchette. La lumière au milieu des pupilles de Charlie s’éteint un instant. Mais de nouveau, il rit, trop fort.

« Hé, tout ce qui te plaira, ma puce. »

À l’autre bout de la table, le regard de Carole va et vient entre nos visages, les assiettes et les couverts. Elle tend la main pour rassembler les plats vides. Je me précipite.

« Je vais t’aider », dis-je.

Elle n’essaie pas de protester ni de dire : Non, reste assise, et je lui en suis reconnaissante. Frank et Charlie se détendent et me laissent récupérer leurs assiettes, qu’ils ont dûment vidées. Je suis Carole à la cuisine, dépose la pile de vaisselle dans l’évier et ouvre le robinet. Je rince les assiettes sous le jet d’eau, puis je les passe à Carole, qui les retourne précautionneusement une à une et les dépose dans la machine à laver.

Je me sens en sécurité ici, occupée à nettoyer les assiettes, la tension s’évapore dans la lumière douce de leur cuisine ; dans le cadre de la fenêtre ornée de rideaux à œillets en coton, on aperçoit le clair de lune à travers la buée déposée sur les vitres.

« Vous êtes pas mal bousculés au travail ? s’enquiert Carole, si bas au début que sa voix se confond avec le ronronnement du réfrigérateur.

— Oui, pas mal, enfin, tu sais comment c’est, dis-je en souriant. On est toujours à la bourre. Il y a des millions d’échantillons d’ADN qui attendent d’être analysés et je ne peux même pas te dire combien d’empreintes. »

Elle lève les yeux vers moi d’un air entendu, tandis qu’elle fait glisser une assiette dans le panier inférieur du lave-vaisselle.

« J’entends parler de choses et d’autres quand je passe à la réception.

— Ah oui ? (Je fais tourner l’eau dans un verre, le lui tends, prends une assiette, la gratte.) Comme quoi ? »

Elle dispose les verres dans un alignement impeccable.

« Au sujet des berceaux. Que tu as élucidé l’affaire. »

Elle me regarde.

Je remarque, juste devant les rideaux, une photographie dans un cadre doré qui trône sur le rebord de la fenêtre. L’une de leurs petites-filles porte la toge et la toque noires des remises de diplôme. Elle sourit à l’objectif, mais son visage est vaguement ironique. Je ne me souviens pas du prénom de la gamine, quelque chose de fantaisiste… Selene ? Sybil ? J’ai l’impression, en regardant cette jeune fille, qu’elle aurait préféré se choisir un nom plus ordinaire, plus vigoureux. Ann, peut-être ?

« Oh, dis-je lentement. Frank t’a…

— Oh, non, non, non ! me coupe-t-elle en continuant à charger le lave-vaisselle. Frank ne ferait jamais ça. Il est impossible de lui faire dire quelque chose. Et ce n’est pas faute d’avoir essayé. Non, avec les gradés municipaux, ce qui est à l’intérieur reste à l’intérieur. Mais tu sais comment c’est, j’ai quelques relations de mon côté, enchaîne-t-elle. (J’examine son profil pendant qu’elle s’affaire, le menton fuyant, le faisceau de cheveux gris qui lui barre le front et la même expression ironique et résolue que sa petite-fille. Elle pose le plat sur le comptoir.) Alors c’est vrai, Lena ? On a entendu dire que les bébés avaient été victimes d’une sorte de réaction allergique, ou quelque chose comme ça. »

Ses doigts grimpent vers son sternum. Je murmure :

« En fait, je ne suis même pas sûre que ça s’arrête là. (Je la vois me regarder fixement, se toucher la gorge, et il me vient à l’esprit que c’est la raison pour laquelle j’ai été invitée à dîner : pour qu’elle puisse me poser cette question. La déception me glace le sang. Je me sens dupée.) Excuse-moi, Carole, mais vraiment, je ne dois pas… dis-je, et elle m’arrête d’une main.

— Bien sûr que tu ne dois pas, approuve-t-elle. Et je ne devrais pas te poser de questions. J’attendrai la conférence de presse avec les autres. »

Et à cet instant, je commence à lui pardonner.

Carole retire la cloche du plat à gâteau sur la table de la cuisine : un gâteau des anges au chocolat, le dessert qu’elle avait l’habitude de confectionner pour moi, pas à chaque fois, c’est trop de travail, m’avait-elle expliqué, la séparation interminable des blancs et des jaunes, l’exercice délicat consistant à renverser le gâteau pour qu’il refroidisse à l’envers. La base est cerclée de quartiers d’orange.

« On est censé y mettre des fraises, murmure-t-elle. Mais essaie de trouver ça à Syracuse en cette saison. »

Une couche blanche de glaçage à la vanille lisse la surface du gâteau sombre. Je le fixe avec un infini plaisir.

Carole l’apporte à table en le tenant bien haut. Je me suis chargée des tasses à café, des soucoupes, des petites cuillers. Frank et Charlie abandonnent leur conversation. Swany, qui est affalé sur le tapis du séjour, lève la tête pour nous regarder. La fenêtre couleur étain est couverte de neige. C’est un moment plein de douceur, paisible.

Frank lève les mains comme s’il avait lui-même battu les douze blancs d’œufs.

« Regardez-moi ça. »

Mon regard quitte le gâteau pour se poser sur Charlie, qui me fixe.

« Hé, Lenny », prononce-t-il doucement.

J’ai un pressentiment. Aussitôt, je veux trouver mon manteau et m’en aller. Mais Carole s’apprête à servir le café, elle dispose les tasses sur les soucoupes. Elle pose une main sur mon épaule. Je respire à fond et j’essaie de ne pas penser au regard de Charlie.

Mais Charlie se penche en avant. Il lève sa tasse de café.

« Tu vois, Lena ? m’interpelle-t-il. Comme c’est bon, hein ? C’est ça, la famille. C’est exactement ce que ça veut dire, la famille. »

Carole et Frank ont l’air à la fois contents et mal à l’aise. Mais Charlie tend alors sa tasse et Frank lève la sienne maladroitement pour trinquer avec lui.

« Tchin ! » lance Carole, mais elle ne fait pas un geste pour lever sa tasse.

Charlie n’a pas l’air de le remarquer. Il se préoccupe d’introduire à nouveau sa tasse dans le petit rond en creux de sa soucoupe et je remarque que ses mains tremblent. Puis il agrippe le coin de la table qui nous sépare. Il glisse en avant et je bascule instinctivement vers lui, les mains tendues, pour le retenir.

Mais j’avais mal compris : il met un genou à terre. Il m’attrape la main – j’ai les épaules raides – et il clame :

« Lena, je veux faire les choses bien cette fois-ci. Je veux te redemander de m’épouser. Là, devant tout le monde. Même si tu es déjà ma femme et que tu le resteras toujours, peu importe qui dit quoi. Je veux que tu me reprennes officiellement. Donne-moi une autre chance de tout réparer, de te montrer que j’ai changé, je ne suis plus le même. Je sais que je me suis conduit comme un salaud. Je le sais, je me le répète tant et plus.

— Charlie…»

J’essaie d’interrompre le flot de paroles, mais Charlie me presse la main et accélère le rythme.

« J’ai été méchant… j’ai été pire que méchant ! Un mari nul, archinul. Je sais que je t’ai fait du mal et je veux réparer mes fautes. Écoute… écoute-moi seulement. On a besoin de prendre un nouveau départ. C’est pour ça que j’ai suggéré cette petite réunion. »

Carole semble brusquement fascinée par la nécessité de découper le gâteau en parts parfaites.

Je baisse la tête, complètement abasourdie. J’aurais donné n’importe quoi pour entendre ça il y a un an. Mais maintenant, chaque centimètre de ma peau, chaque parcelle de moi semble se rétracter. J’ai les yeux rivés à ses lèvres, et j’éprouve même une légère révulsion à l’idée de les avoir un jour embrassées. Je n’aurais jamais imaginé que je pourrais un jour ne plus être amoureuse de Charlie.

« Je voulais que tu te rappelles ça… ce que c’est que d’être en famille, Lena. On pourrait retrouver ça, toi et moi, vivre dans une jolie maison, avoir une vie comme il faut. Est-ce qu’on ne se sent pas bien ici ? Tous ensemble comme ça ? À manger un bon dîner et à bavarder ? Est-ce que ce n’est pas comme ça que les choses devraient être ? »

Je n’arrive pas à réagir, pas même un hochement de tête encourageant. Sa voix commence à déraper, elle faiblit.

« On pourrait avoir ça, Lena, toi et moi. »

Il tient ma main fermement. Mais il doit bien la sentir… cette rigidité dans mes bras. Je parviens enfin à articuler : « Charlie… pas ça. Arrête… ça suffit. »

Il se recule, les épaules voûtées. Frank et Carole n’osent pas le regarder. Frank sert le café, le visage clairement réprobateur. Carole va dans la cuisine chercher le sucre. Je me demande si Charlie a cru que je ne pourrais pas dire non devant eux. Pour je ne sais quelle raison, j’ai envie de le gifler.

Déjà, Charlie se réinstalle dans son fauteuil, le regard absent. Au lieu d’en dire davantage, il s’attaque à son gâteau. Il s’y consacre totalement, ne parle pas et ne lève pas les yeux, il mange lentement et méthodiquement, finit sa part en huit bouchées, puis demande une autre tranche. Comme s’il nous punissait tous par ce rythme implacable. J’écoute sa fourchette cogner contre l’assiette. Je n’ai pas touché la mienne. Carole improvise quelques questions à mon intention au sujet d’Alyce, de mon appartement ; je me souviens à peine comment j’ai pu articuler un mot.

J’aide à empiler les assiettes et à les emporter pendant que Charlie se détend. Quand nous entrons dans la cuisine, Carole me retire la pile des mains.

« Je veux que tu saches que je ne me doutais pas du tout de ce qu’il mijotait », prononce-t-elle d’une voix sourde et furieuse.

Il y a des années, quand j’ai confié à Carole les virées nocturnes de Charlie, les papiers avec des numéros de téléphone qu’il n’arrêtait pas de fourrer dans ses poches de pantalon, elle m’avait regardée avec horreur et stupéfaction. Elle avait croisé les bras en fourrant les mains dans le pli de ses coudes. « Le salaud ! » avait-elle commenté, du même ton effaré qu’Alyce.

À présent, dans la cuisine avec Carole, j’ai les bras serrés autour de mes côtes, la tête appuyée contre le mur.

« C’est pour ça que tu m’as invitée ? C’était l’idée de Charlie ? » Elle secoue la tête.

« Bah, je ne sais pas… je crois que Charlie a proposé ce soir. Mais il a juste été le catalyseur. Cela fait très très longtemps que je voulais le faire. (Elle pose les doigts dans le creux de mon bras.) Ça m’a manqué de te voir, Lena. Sincèrement. Tu m’as tellement manqué.

— Mais tu as arrêté de m’inviter.

— Non, insiste-t-elle. C’est toi qui as arrêté de venir. »

La voix des hommes parvient jusqu’à nous par la porte de la cuisine. Celle de Frank est douce, un grasseyement consolateur. Celle de Charlie est plus basse, plus sombre. Il semble s’être déjà remis de sa déception. Au fil des ans, Frank a toujours pardonné à Charlie sa façon de me traiter. Mais Carole a son propre point de vue sur la question. Elle traverse la cuisine d’un pas vif et me dit de laisser la vaisselle.

« Frank s’en chargera, dit-elle sèchement. C’est le moins qu’il puisse faire après avoir laissé Charlie nous piéger comme ça.

— Carole, je t’en prie, tout va bien.

— Non, affirme-t-elle. Tout ne va pas bien. Même pas un peu. (D’un mouvement de tête elle désigne la direction d’où viennent les voix des hommes.) Certains hommes n’ont pas une once de sens commun et ne savent rien de rien. Ni comment se conduire en tant que mari. Ni comment se conduire en tant qu’ami. On devrait les ligoter les uns aux autres et les transporter en bus dans une espèce de maison de redressement pour leur donner une formation avant de les lâcher parmi la population. (Elle sourit malicieusement.) Je veux te montrer quelque chose », ajoute-t-elle alors.

Nous sortons de la cuisine par la porte de derrière et prenons l’escalier de bois. J’entrevois brièvement leur chambre – un édredon ivoire, deux gros oreillers, une télécommande – pendant que je suis Carole dans une autre pièce. C’était une des chambres de leurs filles ; maintenant il y a des piles de livres sur le lit et des sacs de laines colorées, des aiguilles à tricoter, des revues de tricot empilées contre les murs. Carole paraît plus joyeuse ici. Elle repousse quelques livres, de vieux polars en édition de poche qui s’écroulent sur le lit, et tapote la place à côté d’elle.

« Ici, c’est ma salle de réveil. J’ai décidé, quand j’ai eu 60 ans, que j’allais essayer de trouver où je m’étais cachée. Et je me suis rendu compte que l’ancienne chambre de Gina était un endroit qui convenait parfaitement à mes recherches. (Elle tire sur le coin d’un tricot gris dans un des sacs.) C’était il y a quelques années, bien sûr. Et comme tu peux le voir, je cherche encore. »

Sur un tabouret en bois, plus près de la porte, il y a une loupe et un livre d’images démesuré avec une couverture brillante : Les Papillons d’Amérique du Nord. Un vieux piano droit est poussé contre le mur, quelques carnets de croquis sont entassés dessus.

« C’est un endroit merveilleux. »

Je viens la rejoindre sur le lit. J’aime sa façon d’être dans cette pièce ; sa voix semble plus douce, sa nuque s’arrondit en douceur à partir des épaules tandis qu’elle se rejette en arrière en s’appuyant sur les coudes.

Je regarde vers l’escalier ; c’est comme si on se cachait des hommes. Je sens la fumée du cigare de Frank. Il y a de légers coups sourds : Swany monte les marches avec nonchalance, sa robe pareille à une soie moirée. Elle se tient près de moi, pas tout à fait assez près pour que je puisse la caresser, et me fixe de ses yeux bleu gris. Puis elle vient et presse de tout son poids contre ma jambe et je gratte ses côtes soyeuses. Au bout d’un moment, elle souffle et s’affale sur mes pieds.

Carole éclate de rire.

« Swany t’adore. Elle ne va jamais vers les gens comme ça. (Elle croise les mains sur ses genoux.) D’accord, maintenant je veux te montrer une chose. »

Elle se met à quatre pattes, cherche sous le lit et en sort un objet. Une boîte à cigares. Dès qu’elle l’ouvre, je perçois une bouffée résineuse, ancienne, de marijuana. L’herbe a depuis longtemps disparu. Carole sort une moufle de la boîte.

Elle est petite et jaune, et il y a un trou au bout d’un pouce qui s’effiloche.

« Elle appartenait à Laura… je crois qu’elle l’a portée pendant tout un mois avant de perdre l’autre. »

Elle me la donne et je la retourne prudemment, puis je la lui rends. Je me souviens que Laura est à présent la mère de la jeune fille dont j’ai vu la photo, sur le rebord de la fenêtre de la cuisine.

« Va savoir pourquoi, Lena, j’ai toujours senti que je pouvais tout te dire. J’ai toujours aimé la façon dont tu t’y prends pour… pour écouter simplement, tu sais ? dit Carole en tenant la moufle. (Je remarque avec surprise un certain éclat dans les yeux, sa fossette au menton.) Voici ce qu’on ressent parfois. Avoir un bébé ? Parfois j’ai l’impression que c’est la chose la plus stupide du monde. Il faut être débile pour le… le… (Elle porte une main au centre de sa poitrine, les doigts repliés.) Pour prendre ça, ici même, tailler dans le vif, et puis ça te quitte, terminé ! (Elle ouvre les deux mains.) Tu laisses partir cette chose vitale, elle part au loin, à l’air libre. En fait tu es censée espérer qu’elle te quitte. Parce que si tu essaies de t’accrocher à ton enfant… (Elle écrase son poing serré.)… il dépérit. Il meurt simplement. Alors tu creuses en toi et après, tu le lances au loin.

— Mais pas complètement ? dis-je. Il y a toujours un lien.

— Bien sûr. (Elle lisse la moufle sur son genou.) Un lien. Certainement. Mais le choc, c’est qu’il y a une vraie séparation. Et tu sais quand tu t’en rends compte ? Tu t’en rends compte pour la première fois quand tu regardes ton bébé, couché là, endormi, et que tu te demandes où son sommeil l’emporte… hein ? De quoi rêve-t-il ? Mon Dieu, dit-elle tranquillement, une main sur l’estomac. Avait-t-il déjà ces rêves secrets quand il était dans ton ventre ? Tu n’en sais rien ! Alors que c’est ton bébé. Je sais que tout le monde dit être content quand le bébé s’endort enfin, mais cela n’a jamais été aussi simple pour moi. C’est là que ça m’a frappée la première fois, la séparation. Je suppose que j’ai toujours été un drôle de phénomène. »

Sa voix est pleine de tristesse.

« Enfin, non, je crois que je peux comprendre. »

Elle me sourit d’un air contrit.

« Bon, alors voilà, imagine, moi, jeune mère, comble de l’absurde… à peine 23 ans, et ma petite fille a de nouveau perdu une moufle. Va savoir pourquoi, alors que j’étais sur le point de jeter l’autre… (Elle lève la moufle, les yeux fermés.) Eh bien, je n’ai pas pu le faire. Je n’ai pas pu jeter cette foutue moufle. »

Nous sommes assises, coude à coude, et c’est comme si j’étais de nouveau là-bas, en train de regarder entre les barreaux : des voûtes de lumière, des fenêtres dans une chambre obscure. Je plisse les paupières, les yeux mi-clos ; j’ai l’impression que je distingue quelque chose…

Brusquement, Carole replie la moufle en deux, la fourre dans la boîte et la glisse sous le lit. Puis elle se redresse, regarde devant elle, nos épaules se touchent. Un frisson la parcourt.

« L’aînée de mes petites-filles a un petit copain très gentil, reprend-elle. Je me demande si je vais être bientôt arrière-grand-mère. »

Elle pose sa main sur mon poignet, elle est fraîche et légère. Un moment, je me demande : ma mère m’a-t-elle jamais regardée dormir dans un berceau ?

« Lena, tu crois qu’il y a, enfin, qu’il ne faut pas clore l’affaire ? me demande-t-elle calmement. (Je sens presque ses yeux sur mon visage.) Parce que si tu le crois, tu dois le dire. Frank t’écoutera. »

Je regarde fixement sa main sur mon poignet, sans parler.

 

Frank réussit à subtiliser les clés posées sur la table du vestibule. D’après lui, Charlie est bien trop beurré pour conduire, mais ce dernier refuse qu’on le ramène chez lui. Il habite à dix-sept pâtés de maisons de chez Frank et Carole. Il dit que s’il ne peut pas conduire sa bagnole, personne ne le conduira nulle part.

« Allez, Charlie, déclare Frank en remontant bruyamment la porte du garage. Arrête ton char. Je peux m’arrêter chez toi en raccompagnant Lena. Finissons-en et accepte un petit coup de main.

— Les coups de main, ce n’est pas mon truc, Frank. « Coup de main » ne fait pas partie de mon vocabulaire, balance Charlie, les nerfs à vif. (La nuit claire glisse autour de nous, l’air est glacial. L’ombre d’un oiseau qui bat des ailes passe au-dessus de nos têtes.) Je veux que tu ramènes Lena direct chez elle. Pas de détours. Je vais rentrer à pied, tout seul, dans le froid.

— Charlie, ne fais pas la forte tête », insiste Frank d’une voix épuisée.

Charlie se tourne en titubant et me pointe du doigt.

« Lena, je veux que tu le saches, je fais ça pour toi, ma puce. Je pars à pied. Ça, c’est pour te prouver mon amour. Pour toi. »

Nous sommes dehors, immobiles, notre souffle s’effiloche dans l’air. Carole frissonne dans l’embrasure de la porte, elle est en pull-over, une main sur la poignée, de l’autre se frotte le bras.

« Charles, déclare-t-elle, il fait trop froid pour que vous rentriez chez vous à pied. Je ne vous laisserai pas faire. Il fait noir, vous avez bu, qui sait ce qui peut arriver.

— Ah, faites pas chier, Carole », lui balance Charlie.

Il fait quelques pas chancelants à reculons et empiète sur le terrain enneigé du voisin, comme pour prendre un raccourci pour rentrer. Il habite à environ un kilomètre et demi. Il me vient à l’esprit qu’il va probablement le faire, en coupant par les jardins, entre les balançoires à moitié ensevelies sous la neige. Quand Charlie décide de faire quelque chose, aussi stupide que ce soit, rien ne peut le faire changer d’avis.

Il vacille, puis lève les mains comme un gymnaste.

« Putain, Carole, je m’excuse, articule-t-il d’une voix chevrotante. Je ne voulais rien dire par… rien. C’était un sacré bon dîner que vous avez fait pour nous. J’espère que je n’ai pas trop foutu la merde pour tout le monde.

— Charlie ! Grimpe dans cette putain de bagnole, crie Frank. On se les gèle.

— Ah, oui ? (Charlie me regarde en plissant le front comme s’il ne se rappelait pas très bien qui je suis. J’ouvre la portière et me tiens debout du côté du passager.) Je vois que tu es fin prête et que tu es pressée d’y aller, pas vrai, Lenny ? Eh bien, je ne te retiens pas plus longtemps. Mais n’oublie pas, Len, c’est pour toi ! beugle Charlie. (Il se tourne et commence à traverser le terrain des voisins comme je l’avais pensé, en levant les jambes au-dessus des congères pour replonger dedans, se dirigeant vaguement en direction de chez lui. Ses chaussures de ville qui prennent l’eau s’enfoncent dans la neige. Une pensée me traverse l’esprit : s’il se perd, on n’aura aucun mal à retrouver sa trace. Il gueule par-dessus son épaule :) Navré… c’est la faute à cet enculé de Tuséky…»

Les lumières s’allument chez le voisin.

Nous restons là un moment, à regarder Charlie patauger jusqu’à ce qu’il disparaisse entre deux maisons.

« Frank, ordonne Carole d’une voix lasse. Va chercher cet idiot. »

Frank reste silencieux une seconde. Il montre Charlie en agitant la main.

« Laisse-le partir. Ça va le dessaouler.

— De toute façon, c’est de ta faute s’il est dans cet état, réplique Carole d’un ton acerbe. Une bouteille de cognac après toutes ces bières ! Je vais téléphoner chez lui dans un moment pour m’assurer qu’il est bien rentré.

— Entendu, ma chérie. C’est une bonne idée, répond Frank. (Il sourit pendant qu’il se glisse derrière le volant.) Venez, Lena. Je vais mettre le chauffage. »

Quand nous démarrons, l’intérieur du pare-brise de Frank brille sous l’effet de la buée et nous devons l’essuyer sans arrêt avec nos manches en attendant que la chaleur se répande. Frank donne un coup sur le tableau de bord avec le poing et le ronronnement sourd du ventilateur se fait entendre.

« Carole veut changer cette vieille caisse pour une Linux. Moi, je veux juste qu’on parte dans notre maison au bord de la mer et tirer un trait sur le monde des automobiles.

— Enfin, pas vraiment, dis-je, mais sans le regarder. (Je glisse mes mains sous les poignets de ma veste en duvet : j’ai oublié mes gants chez eux.) N’est-ce pas ? »

Je regarde en plissant les paupières les réverbères qui glissent dans mon rétroviseur latéral. Nous dépassons une station-service abandonnée, ses pompes dressées sous les monticules de neige telles des pierres levées de l’époque néolithique.

« Lena, j’ai 70 balais, c’est long. Je mène des enquêtes criminelles depuis presque un demi-siècle. Je dirais que ça fait un paquet, non ? »

Sa voix reprend ses inflexions détendues habituelles. Mais je sens ma gorge se serrer. Je déteste les choses qui finissent.

« La retraite serait une bonne chose pour moi, poursuit-il d’une voix de pédagogue. On pourrait voyager un peu, Carole et moi, voir nos petits-enfants… arrière-petits-enfants. Putain, ça donne un coup de vieux. »

J’essaie de me concentrer sur ce qu’il dit. Mais le ventilateur sous le tableau de bord semble ronfler de plus en plus fort et, derrière les vitres, tout est couvert d’un voile de neige et de brouillard. Je préfère fermer les yeux et repenser au long trajet à pied de Charlie, imaginer les rangées serrées de maisons, des stalactites aux toits, durs comme des dents. Charlie m’a dit qu’il y avait un étang derrière la maison où il a grandi – il est trop petit pour avoir un nom. Mais il y nageait pendant les étés humides du New Jersey, en traversant la surface argentée. Je me demande si son retour à pied ce soir à travers les arrière-cours et les jardins lui fait penser à ce lac. Pendant un moment, Charlie me manque terriblement. Je parviens à articuler :

« Je n’aime pas tellement les changements.

— Oh, oui. Bon. Je sais. Le changement c’est dur, toujours. Cela dit, je ne sais pas si on peut vraiment y échapper. Mais ce n’est probablement pas une si mauvaise idée, en théorie. Cela veut dire que des choses nouvelles commencent.

— Balèze, je marmonne entre mes dents.

— Je ne serais pas toujours là. Vous devez le comprendre. Et vous vous débrouillerez très bien sans moi.

— Taisez-vous, Frank », dis-je en essayant de rire, mais je suis surprise par le nasillement rageur dans ma voix.

Je regarde par la vitre.

Nous roulons en silence, quittant la banlieue pour la ville, les arbres dépouillés faisant place aux lignes plus dures de la ville. Je vois des nuages chargés de neige dans le ciel.

Frank s’arrête à un feu rouge au coin de James et de Burnet, et nous regardons les signaux lumineux qui se balancent dans le vent, le vent qui reprend de la vigueur. Il n’y a pas une voiture à perte de vue, mais nous attendons que le feu passe au vert.

« Lena, allons donc, fillette. Je ne voulais pas vous contrarier.

— Frank, je ne crois pas que l’affaire Cogan soit résolue. »

Il me regarde fixement, cligne des yeux.

« Je sais que c’est une chose terrible… une vraie tragédie, note-t-il d’une voix douce. Et nous allons aider chacun des parents en déposant contre le fabricant…

— Non, non, dis-je en secouant la tête. Je n’ai pas l’impression que ce soit accidentel. »

Il penche la tête en avant, pose le front sur le volant, puis il se gare.

« Allez-y. Déballez-moi tout.

— Bon. (Je me cale contre le dossier et je regarde le plafond de l’automobile.) J’ai réfléchi… nous ne savons pas comment ces couvertures se sont retrouvées chez les parents. »

Il prend l’air impatient.

« On peut supposer qu’ils les ont achetées. En magasin.

— Mais je n’ai encore rien vu là-dessus dans les dépositions. »

Frank grogne.

« Très bien. On peut faire une vérification croisée des notes, mais croyez-moi, ces gens ont été interrogés sur chaque minute de leurs vies. Vous avez quoi d’autre ? »

Je hausse les épaules et regarde par la fenêtre.

« On dirait qu’on se précipite, qu’on veut boucler l’affaire au plus vite. »

Frank ne rit pas, mais il fait redémarrer la voiture.

« Lena, ça me paraît logique, mais vous devez vous rappeler qu’il y a une différence entre boucler une affaire et avoir l’impression qu’elle l’est. »

Je me rencogne dans mon siège.

« Je sais, je sais », dis-je, presque à mi-voix.

Nous parcourons deux autres pâtés de maisons et ralentissons de nouveau à cause d’un feu. Le croisement est une énorme plaque de glace et, quand le feu passe au vert, Frank appuie sur l’accélérateur et les roues patinent, puis adhèrent, et la voiture s’élance. Frank essaie de freiner, mais nous commençons à déraper, la voiture frémit, puis fait un tête-à-queue en se plaçant paresseusement dans la mauvaise direction. Deux phares surgissent alors en sens inverse. Nous patinons, les vitres étincellent sous la lumière.

« Putain ! » s’écrie Frank.

Le souffle coupé, je m’agrippe à son bras. À cet instant, la grosse Chrysler se redresse comme par magie près du trottoir, les feux arrière de l’autre voiture disparaissant dans les rétroviseurs.

« Ouf ! fait Frank avec un faible rire, et il me tapote la main. Ça va ? (Je hoche la tête et lui lâche le bras, mais je ne dis rien, j’attends que les battements de mon cœur se calment.) Que d’émotions pour une seule soirée, hein ? lance-t-il. (Il souffle bruyamment par le nez et s’éloigne du trottoir. Nous parcourons les cinq pâtés de maisons restants au ralenti. Juste avant d’atteindre mon immeuble, il dit :) Écoutez, Lena, je dois vous mettre sur de nouveaux dossiers. Prenez deux ou trois jours si ça peut vous rassurer. Épluchez tout le dossier de A à Z. Mais faites-le discrètement, entendu ? C’est une… une période délicate au bureau.

— Délicate en quel sens ? »

Il me jette un coup d’œil, prend une profonde inspiration.

« Margo essaie de vous faire virer. »

J’ai un éclat de rire, un seul, abrupt, comme une quinte de toux.

« Margo ? C’est trop fort ! Comment Margo pourrait-elle… ?

— Elle couche avec Rob Cummings. »

Rob Cummings est le chef de Frank, directeur de l’unité de collecte des éléments de preuve, il est commissaire de police, et de ce fait il a toute autorité sur les fonctionnaires en tenue comme en civil. Il frise la soixantaine, il fait partie de la vieille garde, de l’époque où la police possédait son propre laboratoire, avant d’être obligée de s’associer aux laboratoires du shérif et du comté, et de passer à des techniciens civils. Je me souviens des fois où je l’ai vu entrer ou sortir de notre bureau au cours de ces derniers mois. Je repense aux conversations téléphoniques languissantes que Margo paraît avoir constamment, Margo se prélassant à son bureau, murmurant à son portable dans l’espace détente. Et comment la personnalité de Margo a changé récemment. Comment elle a pris ses distances avec nous pour devenir sombre et amère. Ce que j’ai attribué à des soucis d’argent. Je ne me fatigue pas à souligner que Rob Cummings est marié. Je lui ai à peine adressé la parole moi-même. Il traverse les couloirs du laboratoire aussi discrètement qu’un pion sur l’échiquier, se signalant surtout par ses vaines tentatives pour nous imposer une tenue correcte à la place de nos pantalons en coton et jeans. Margo s’est mise récemment à porter des talons et des jupes droites.

Je me tourne sur mon siège pour regarder Frank bien en face.

« Pourquoi Margo ferait-elle ça ? On a eu des désaccords, mais pas au point de vouloir me faire virer. »

Frank freine devant mon immeuble, se gare sur le parking et laisse tourner le moteur. Il tapote les poches de son manteau, dont il retire un carré de papier plié et des demi-lunes.

« Alyce n’est pas encore au courant pour cette lettre, marmonne-t-il. Elle va grimper aux murs. (Puis il déplie ses lunettes, soupire, lisse la feuille et commence à lire.) »… raison de croire que Lena est de plus en plus distraite, désinvolte, probablement incompétente… incapable de garder le silence sur des informations protégées ou à diffusion restreinte, semble entretenir une relation avec certains journaux…» »

Je sens ma gorge se nouer.

« Un paquet de conneries, commente Frank, le visage tendu.

— Je ne peux pas y croire. »

Il replie soigneusement la lettre et la remet à l’intérieur de son manteau.

« Margo a peur pour son job. On vient de me communiquer les budgets pour cette année ; la municipalité se trouve confrontée à des réductions de personnel et on parle de compresser des services comme celui des empreintes digitales et des incendies criminels. Margo s’est mise en campagne pour qu’on consacre à l’analyse de l’ADN la part du lion concernant le budget. Elle est allée raconter à qui voulait l’entendre que dans quelques années, l’ADN rendra tout le reste complètement obsolète.

— C’est débile. »

J’ai l’impression d’avoir le front moite et je sens la sueur au creux de mes reins.

« Peut-être, convient Frank. Les labos s’emballent dès qu’on touche à l’ADN. Tout le monde veut le dernier équipement et Margo veut surfer sur la vague.

— Mais cette lettre. Toute cette histoire. C’est tellement minable », dis-je sans conviction.

Frank opine.

« Oui, tout à fait. Mais Margo est celle qui a le moins d’ancienneté à la criminalistique, ce qui veut dire qu’à moins que Cummings et elle puissent faire valoir qu’on doit renvoyer une autre candidate, elle est très exposée. (Il passe une main sur son crâne dégarni.) Pour le moment, contentez-vous de vous faire oublier, Lena. C’est tout ce que je vous demande. Ne parlez aux journalistes sous aucun prétexte. Soyez ponctuelle. Montrez-vous polie avec Margo, mais ne lui dites rien. En aucun cas… vous m’entendez ? Si elle découvre que vous travaillez encore sur une affaire qui est censée être bouclée, ça va lui donner du grain à moudre. Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour vous protéger, mais vous devez m’aider.

— Frank… (J’arrive à peine à articuler ma question.) Ils risquent vraiment de me virer ? »

Il me fait son drôle de sourire en ligne brisée, et ça me fait encore plus peur.

« Pas si je peux l’empêcher, m’assure-t-il. Je sais que c’est inquiétant, mais je ne veux pas que vous vous fassiez de la bile pour ça. Vous êtes trop précieuse pour le labo et vous le savez. Je veux seulement que vous ayez tous les éléments en main.

— Je ne peux pas me permettre de perdre cet emploi, Frank. »

Il hoche la tête.

« Je le sais. »

Je tire sur la poignée de la portière et au début, elle résiste. Comme si les serrures avaient gelé pendant qu’on était assis. Mais alors quelque chose cède dans le mécanisme et la porte s’ouvre d’un coup. Je me rassois une minute contre le dossier, piquée au vif par le froid mordant, et je me tourne vers Frank.

« Comment avez-vous réussi à mettre la main sur cette lettre ? »

Il sourit. Un sourire naturel, cette fois.

« Peg l’a piquée. Bobby Cummings la lui a dictée pour qu’elle l’envoie au directeur du service de santé. Mais, bien sûr, c’est à moi qu’elle l’a remise.

— Peg ??? »

Je pense à ses regards mauvais. Il opine du chef. « Elle m’est tellement dévouée qu’elle est capable de vous aider. Même vous. »

 

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