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Le vol s’achevait. L’appareil s’était posé et les vibrations des moteurs avaient cessé. Le pilote sortit du cockpit, faisant signe à Janice d’avancer. Son sourire était forcé. Le reste de l’équipage ne se montra pas. Mais elle s’en moquait : elle retrouverait bientôt Shiroi. Qui donc était ce type pour disposer de tant de moyens ?

Janice se leva de son siège. En trois enjambées, elle rejoignit le pilote. L’homme ôta ses lunettes et ouvrit le sas de la cabine. Les rayons du soleil frappèrent le visage de l’orke, qui plissa les yeux pour se protéger.

Le pilote se colla à la rambarde de l’escalier d’embarquement. Il semblait vouloir lui laisser autant de place que possible. De près, Janice sentit sa peur. Que croyait-il qu’elle allait faire ? Le manger ? Préférant l’ignorer, elle sortit. Un petit homme à la peau mate l’attendait au pied des marches. Il lui sourit.

— Bienvenue à Atzlan, dit-il avec un accent très marqué. Je suis Jaime Garcia. Je vous offre les excuses de M. Shiroi. Il a été retenu par ses affaires ; il m’a demandé de m’occuper de votre installation jusqu’à son retour. J’espère que votre voyage s’est bien passé ?

— Tout à fait, répondit Janice.

Garcia se tourna vers d’autres personnes et leur parla en espagnol. Puis il sourit à nouveau à la jeune femme :

— Je vous en prie, señorita. Venez vous joindre à nous.

Janice n’était pas certaine que ce soit une bonne idée, mais elle avança. Quelque chose la dérangeait chez Garcia. Elle passa la langue sur ses lèvres, essayant de deviner ce que cachait ce sourire énigmatique. Descendant les dernières marches de l’escalier, elle jeta un nouveau coup d’œil à son hôte ; il lui parut différent. Ce n’était plus un homme en complet veston, mais un métahumain aux bras longs, couvert de fourrure, comme elle.

Elle perdit l’équilibre. Garcia fut aussitôt à son côté pour la soutenir.

Janice n’aima pas l’odeur de son parfum.

— Vous semblez fatiguée par votre voyage, lui dit-il. Voulez-vous un rafraîchissement ?

— Non, merci. Je vais bien. De plus, on m’a servi un repas il y a moins de deux heures.

— Etait-il à votre goût ?

Elle ne put s’empêcher de sourire devant tant de sollicitude. Peut-être n’était-il pas si méchant que ça ?

— Excellent. Mes compliments à votre cuisinier.

— Soyez sûr que je lui ferai parvenir vos félicitations.

Garcia escorta Janice jusqu’à un hélicoptère. Après un survol rapide de Mexico, ils parvinrent à une grande propriété, au nord du métroplexe. Le monogramme GWN qu’elle avait vu sur les uniformes des sbires de Garcia étincelait sur la façade de l’immeuble de quatre-vingts étages qui dominait les lieux.

Toujours aussi charmant, son hôte lui fit faire le tour du complexe. GWN était une corpo placée sous le signe de la réussite. Les conserves semblaient être un de ses points forts ; sur les caisses en partance, les étiquettes indiquaient une distribution à l’échelle mondiale. Plusieurs structures de taille impressionnante étaient réservées aux technologies de pointe et à l’information. Cette combinaison n’avait rien de surprenant : aucune corporation ne pouvait survivre sans la Matrice et le traitement des données. Si tout cela appartenait à Shiroi, comme le prétendait Garcia, son protecteur ne manquait pas de moyens.

Ils traversaient une zone d’habitation réservée aux employés quand Garcia s’absenta quelques minutes pour répondre à un appel téléphonique. Il revint bientôt en souriant.

— M. Shiroi va vous recevoir, si vous le désirez. Mais vous avez tout votre temps pour vous rafraîchir.

Janice secoua la tête. Se « rafraîchir » était un truc de norm. Se maquiller serait ridicule, et elle n’avait pas de brosse pour sa fourrure.

Garcia la conduisit à un ascenseur, tapa un code sur le panneau de commande, puis ressortit en lui souhaitant une bonne journée. Les portes se refermèrent sur elle.

Elles se rouvrirent sur un bureau luxueux. Janice sentit un délicieux courant d’air frais.

Les murs étaient bleu pastel et la moquette d’un blanc immaculé. La pièce était grande et peu meublée. Dans un coin se dressait une colonne sculptée ; des visages stylisés s’y déroulaient sur trois mètres de haut. Devant une baie vitrée teintée, un grand bureau en bois sombre occupait toute la place. Derrière lui, dans un fauteuil de forme bizarre, était installé M. Shiroi.

— Ah ! Janice ! dit-il, remarquant son arrivée. Je suis heureux de te revoir.

Il souriait. Janice ne comprit pas pourquoi. Elle n’était pas agréable à regarder. Elle se sentit mal à l’aise.

— J’aimerais en dire autant, monsieur Shiroi.

Le regard de l’humain se remplit de sollicitude :

— Tu dois apprendre à accepter ce que tu es, puisque tu n’as pas le moyen de changer. Le refus ne fait que prolonger la souffrance. Je ne veux pas te savoir dans l’affliction. Et, s’il te plaît, appelle-moi Dan et tutoie-moi.

Janice traversa la salle et s’assit en face de lui. Elle sursauta en sentant le tissu gris bouger sous elle.

— Détends-toi. Ce n’est qu’un fauteuil-gant Tendai-Barca. Ça surprend au début : le siège s’adapte à la personne qui l’utilise. Tu ne trouveras pas plus confortable.

Shiroi disait vrai ; jamais Janice ne s’était aussi bien sentie dans un fauteuil, surtout depuis sa gobelinisation.

— Que me voulez-vous, monsieur Shiroi ?demanda-t-elle.

— Tu n’as pas de raison d’être agressive, Janice. Je veux t’aider et te prendre dans mon organisation. Si tu choisis de suivre ta voie, je comprendrai, mais j’espère que tu te trouveras bien avec nous. La solitude est parfois pesante… et dangereuse.

— Essayez-vous de me faire peur, monsieur Shiroi ?

Il éclata de rire :

— Non, il y a bien assez dans le monde extérieur pour effrayer les nôtres. Nous avons tout avantage à nous serrer les coudes. Et appelle-moi Dan.

— Dan. Vous parlez « des nôtres ». Je sais que vous êtes comme moi, Garcia et vous, mais vous cachez la vérité à vos employés en vous camouflant derrière des illusions. Pourquoi vous cachez-vous ?

— Pourquoi ? Tu ne devrais pas te poser cette question. Tu t’es regardée dans un miroir, Janice. Tu as vu comment les norms réagissent en te voyant. Voilà ta réponse. As-tu vraiment envie de lutter contre ça tous les jours ?

Bien sûr que non. Qui le voudrait ? Déjà, quand elle n’était qu’une simple orke, elle provoquait la haine et la peur. A présent qu’elle s’était encore métamorphosée… c’était une toute autre affaire : elle se faisait peur à elle-même !

— Je, n’aime pas prétendre être autre chose que ce que je suis !

Shiroi soupira :

— Nous portons tous des masques pour cacher ce que nous sommes réellement. Les norms le font ; même toi, avant la gobelinisation. Etais-tu si différente quand tu vivais avec ta famille ? Nous ne révélons aux autres qu’une facette de notre personnalité. Ce déguisement magique est la quintessence de ce que nous accomplissons dans la vie de tous les jours : c’est une nécessité sociale. Toi qui as passé tant de temps dans l’Empire japonais, tu dois savoir ça.

Elle frissonna en l’entendant parler du Japon.

— Je suis désolé, continua-t-il. Je n’aurais jamais dû dire ça. (Shiroi marqua une pause, puis sourit :) Si ça te met plus à l’aise, je vais annuler le sort. Tu es chez des amis.

— Je ne sais pas ce que je veux. J’aimerais simplement reprendre le contrôle de ma vie.

— C’est justement ce que je désire t’apporter. Regarde.

Sans l’illusion, il était bien plus grand qu’elle. La forme de son Tendai-Barca se modifia pour s’adapter à sa nouvelle silhouette. Sa fourrure était aussi blanche que la neige. La peau sombre de son visage et de ses mains respirait la force et la santé. Mais son apparence était aussi monstrueuse que celle de Janice. Quelle était sa véritable forme ? Les traits orientaux de Dan Shiroi, ou le nez épaté, les yeux enfoncés et les crocs de son métatype ?

— Crois-moi quand je dis que je comprends ce que tu vis. Les illusions, je les garde pour les norms.

Janice haussa les épaules :

— Même en acceptant votre philosophie. Dan, je suis incapable d’utiliser la magie.

— Qu’en sais-tu ? Il faut avoir un certain talent magique pour percer nos illusions.

Son regard vaguement amusé indiquait qu’il savait quelque chose qu’elle ignorait. Mais ce qui la troublait le plus, c’était sentir qu’il lui voulait vraiment du bien.

Janice se leva, fit le tour du bureau et s’arrêta devant la grande baie vitrée. Le métroplexe de Mexico s’étendait à ses pieds. Elle ne pouvait plus se sentir chez elle dans une ville. Trouverait-elle seulement un foyer ?

Elle avait pensé qu’avec Shiroi… Dan, elle pourrait espérer. Mais il croyait qu’elle était comme lui. Janice soupira et se tourna vers son hôte :

— Dan, je n’en ai jamais parlé à personne, pas même à mon frère. On m’a fait passer des tests d’aptitude à la magie.

— Qui ?

— L’Institut Hoboken.

— Il y a peut-être eu erreur.

— C’est ce que je me suis dit. Quand j’étais petite, je voulais devenir magicienne. Alors j’ai économisé pour entrer à l’institut. Quand j’ai reçu les résultats du test, ils se réduisaient à un seul mot : « Négatif ». J’ai été anéantie. Il a fallu ma rencontre avec Ken pour me remettre de ce sale coup.

Elle s’arrêta brusquement. Des larmes coulaient sur ses joues.

— Ken est ton petit ami ?

— Il l’était… Après ma métamorphose, il n’a plus voulu me voir. Je n’existais plus pour lui.

Shiroi lui prit la main :

— Ne t’inquiète pas de ça ici. Nous savons tous quel chemin tu as suivi. Nous avons connu la peur. Nous nous sommes rassemblés pour devenir plus forts. Ton arrivée nous sera utile, mais nous ne pensons pas seulement à nous. Janice, je ne t’ai pas fait venir pour renforcer l’organisation. J’ai éprouvé quelque chose quand je t’ai trouvée à Hong Kong. Je suis incapable de l’expliquer, mais je m’intéresse à ton sort.

Janice se tourna vers les gratte-ciel de Mexico. Ils lui rappelaient Yomi.

Ce que proposait Shiroi était tentant ; il lui offrait ce qu’elle désirait depuis si longtemps. Pouvait-elle croire en son honnêteté ? Accepter son offre ? Elle avait été repoussée si souvent… Et si elle se métamorphosait encore ? Aurait-il encore les mêmes attentions ?

Il la prit par les épaules ; les muscles de son dos se tendirent. Puis Janice se relaxa. Elle se retourna vers Dan et le fixa dans les yeux. Elle n’y trouva que de la sollicitude.

— Je peux vous faire confiance ? demanda-t-elle.

— Autant qu’à quiconque.

— Ce n’est pas très rassurant, Dan.

— Le monde est loin d’être rassurant, Janice. Je suis aussi faillible qu’un autre. Parfois, les meilleures intentions ont de terribles conséquences. Je refuse d’entamer une relation avec des promesses que je ne pourrai pas tenir. Mais si tu me laisses t’aider, je jure de faire tout ce qui est en mon pouvoir pour que tu sois heureuse. Plus tard, quand tu auras pris des forces, nous parlerons de l’avenir.

— Vous attendrez ?

— Je suis patient.

— Aucune pression ?

— Pas plus que celles de la vie.

Son regard était sincère. Elle voulait le croire, désespérément. Mais elle avait peur.

— Serrez-moi dans vos bras.

Son contact était réconfortant. Janice se sentit en sécurité.