27
Sam ouvrit brusquement les yeux. Il voulut forcer ses muscles à se détendre, en vain. Sa chemise collait à son torse trempé de sueur. Alors que sa respiration ralentissait, il se redressa sur les coudes.
Herzog l’observait. Le visage du chaman Alligator était dissimulé en partie par la coiffe animalière qu’il portait, mais Verner n’avait pas besoin de le voir pour savoir qu’il était dégoûté. Herzog posa son tambour par terre et se leva dans un cliquetis de fétiches et d’ossements.
— Tu es revenu trop tôt, dit-il.
— L’Homme de Lumière était là.
— Tu le savais. Il a toujours été présent.
— J’avais espéré que ce serait différent, soupira Sam. Tu m’as dit que je pourrais traverser la barrière si je persévérais.
— As-tu essayé ?
Verner tourna la tête pour échapper au regard accusateur du chaman. Il avait honte. Sa conscience avait fui l’Homme de Lumière aussitôt que l’apparition avait posé ses yeux de braise sur lui.
— Non, murmura-t-il en se levant.
— Plus fort ! Admets ce que tu as fait ! Accepte ce que tu es ! Autrement, tu ne feras aucun progrès. Tu n’apprends rien. Herzog perd son temps.
Le chaman Alligator frappa du pied. Sur le béton, l’impact résonna comme un coup de tonnerre.
— Fiche le camp ! gronda-t-il.
Sam désirait partir, mais il savait qu’il ne le pouvait pas. Bien qu’il détestât la magie, elle faisait partie de sa vie. Et elle avait son utilité. Elle l’avait plusieurs fois sauvé d’une mort certaine. Aujourd’hui, il lui fallait maîtriser un autre aspect de la thaumaturgie, qui touchait davantage au surnaturel. Il n’avait pas le choix.
— J’ai besoin que tu m’apprennes à contrôler mes pouvoirs. Il faut que je puisse manipuler les esprits !
— Tu dis à Herzog que tu as vu Chien et qu’il te parle. Tu ne mens pas, mais tu ne crois pas en l’existence de Chien. Tu ne manques pas de puissance. Herzog t’affirme que tu es un élu. C’est Chien ton guide. Tu dois l’écouter, car Chien et toi ne faites qu’un. Obéis à Chien, car il est la clé de ta puissance.
La logique du chaman donnait des vertiges à Sam. Logique ? Un mot trop rigoureux pour des arguments en boucle.
— Tu pourrais expliquer ces choses plus clairement ?
— Herzog n’a rien à t’expliquer. Chien est ton totem.
— Les totems n’existent pas. J’ai lu Isaac : ce sont des symboles, des structures psychologiques qui permettent à un chaman de concentrer sa volonté. Ce ne sont ni des esprits, ni des anges.
— Les totems existent. Tu dois croire.
Herzog croyait sans nulle conteste en l’existence de son totem. L’idolâtrait-il ? C’était le cas de la plupart des chamans.
— Mais je crois ! En Dieu, pas à un clébard qui aboie dans ma tête ! Je suis chrétien. Le Seigneur nous a dit de ne pas aimer d’autres idoles. Qu’est-ce qu’un totem ?
— Les totems existent, répéta Herzog.
Puis il se tut.
Frustré, Verner prit une grande inspiration avant de souffler lentement.
Tu dois croire, avait dit le chaman. C’est la clé des pouvoirs chamaniques.
— Ecoute. Je comprends les symboles. Je travaillais autrefois dans la Matrice, où les programmes prennent une apparence pour faciliter l’interaction avec le cerveau humain. Je comprends que la magie fonctionne ainsi. Pour moi, Chien est un symbole qui m’a permis de manipuler les énergies mystiques. Apprends-moi. Je dois y arriver !
Herzog se contenta de le fixer.
— Herzog, tu m’as appris des sortilèges qui ne nécessitent pas l’intervention de Chien. Mais j’ai vu ce que les druides du Cercle Caché étaient capables de faire. Il me faudra en savoir plus pour les vaincre. Pour moi, ça ressemble à signer un pacte avec le diable, mais si je dois utiliser des esprits pour lutter contre des esprits, je le ferai !
— Ton besoin te donne des forces.
— Montre-moi comment les utiliser.
Le chaman baissa la tête et regarda Sam du coin de l’œil :
— Tu acceptes Chien comme totem ?
Bon sang ! Herzog n’a rien écouté de ce que je lui ai dit !
— Je le dois, non ? Si c’est le seul moyen, je parlerai à ce sale cabot. Sinon, des gens vont crever !
Herzog soupira en secouant la tête :
— Tu sais que c’est la vérité, mais tu n’acceptes pas. Tu vas échouer.
— Non !
Il se passa quelques minutes avant que le chaman Alligator reprenne son tambour :
— Je vais battre la cadence.
Sam attendit qu’il se soit installé pour s’allonger sur le sol glacé. Il reprit les exercices de relaxation, se préparant au voyage chamanique. Etendu sur le dos, il sentait l’odeur de moisissure qui montait des fissures du béton. Au moins le sol n’était pas mouillé.
— Accepte Chien, dit Herzog.
— J’utiliserai son image.
— Accepte Chien !
Le chaman frappa sur son tambour à un rythme de plus en plus hypnotique.
Sam se sentit lentement glisser dans un état de transe. Il ferma les yeux et se laissa aller. Le tunnel est le chemin qui mène dans l’autre monde… celui des totems.
Sam n’y voyait goutte. Il ne savait pas quelle direction prendre dans les ténèbres qui l’entouraient. Il se sentait perdu et abandonné. Herzog avait dit que le tunnel lui montrerait le chemin. Comment pouvait-on suivre ce qu’on ne voyait pas ?
Chien est ton guide, avait dit Herzog.
— Alors, Chien, où es-tu ? J’ai besoin d’un guide ! appela Verner, se sentant ridicule. Mais personne ne répondit. Il recommença. Rien. Jetant un coup d’œil alentour, il tenta de distinguer une différence d’intensité dans l’obscurité. Lentement, il se rendit compte qu’il apercevait les parois du tunnel. Alors il entendit un son : le rythme du tambour ! Herzog le soutenait.
Une faible lueur apparut au-dessous de lui. Sam avança, sûr que le passage vertical menait au monde des esprits. Il se laissa flotter vers le bas.
— Très bien, Chien, j’arrive.
La lumière se fit plus forte. Les murs devinrent vraiment visibles, puis disparurent à cause de l’éclairage intense de l’endroit. Une silhouette se tenait au centre de cette aveuglante blancheur.
Sam eut un sursaut.
L’Homme de Lumière brûlait devant lui. Il n’y avait pas moyen de l’éviter, sinon prendre une autre branche du tunnel, à son niveau. Ce qu’il fit. Mais il manqua de percuter sa némesis, qui venait de se matérialiser sur son chemin. Verner fit demi-tour. En vain. L’Homme de Lumière était partout à la fois.
Sam leva la main pour se protéger les yeux.
L’Homme de Lumière éclata de rire.
Dans la Matrice, on évolue en acceptant l’imagerie et en réagissant en rapport. Si le decker dispose d’un bon matériel, son action est transcrite dans la réalité de l’ordinateur. Mais dans l’univers mystique, Sam affrontait un terrible obstacle. Il voulait fuir et se cacher, mais il savait déjà ce que ça signifiait. Il devait y avoir une autre solution.
— Chien ! s’écria-t-il. Aide-moi ! Où es-tu ?
Il fut soulagé d’entendre une réponse :
— Me voilà, mon pote !
La voix était faible, comme si elle provenait de l’autre côté d’une porte.
— Où es-tu ?
Il ne voyait que la blancheur de l’Homme de Lumière.
— Ici ! répondit Chien.
— Je ne te vois pas.
— Je suis là quand même.
— Dans ce cas, aide-moi. Viens me chercher. J’ai besoin de ton pouvoir.
— Viens toi-même. Qu’est-ce que tu crois ? Que je suis un épagneul breton qui cherche des caresses ? Si tu veux de l’énergie, viens la chercher. C’est toi qui dois agir, pas moi.
— Comment ?
— C’est ton problème. Je peux t’aider, mais tu n’as pas été très gentil avec moi.
C’est comme ça que ça marche, la magie ? Il faut faire des papouilles à une structure psychologique ? Je deviens complètement cinglé. Je me parle à moi-même et j’imagine qu’un clébard me fait la morale !
Sam soupira :
— Je me rattraperai.
— Des promesses, toujours des promesses. Allez, viens me chercher.
— Comment te trouver ? L’Homme de Lumière me bloque le chemin.
— Pour sûr. Mais tu es un homme, non ? Parfois, il faut jouer des poings pour arriver à ses fins. (Chien marqua une pause, et Verner eut l’impression qu’il soupirait :) Je sais, tu avais d’autres chats à fouetter. Allez, bouge-toi un peu. J’ai quatre pattes, mais deux jambes devraient te suffire pour courir !
— Chien, de quoi parles-tu ?
Pas de réponse.
— Chien ! Chien !
Sam était seul avec l’Homme de Lumière.
Se protégeant toujours les yeux, Verner essaya d’y voir quelque chose. La silhouette de l’Homme de Lumière était rendue floue par un halo de chaleur. Elle avait la blancheur d’un métal proche de sa température de fusion.
Sam avait déjà lutté contre des flammes, et il s’en était tiré. Il frissonna en repensant à la gueule béante de Haesslich le dragon. Cette nuit-là, il avait cru mourir. Mais le chant de Chien l’avait sauvé. C’était un sort de protection qui l’avait isolé des flammes.
Confronté à une nouvelle fournaise, Verner entonna l’incantation. Confiant en son pouvoir, il avança. Même si l’Homme de Lumière ne se dématérialisait pas, les flammes ne le toucheraient pas.
Au début, sa confiance parut justifiée. Il approcha sans sentir la chaleur. Il transpirait, mais c’était à cause de sa nervosité. L’Homme de Lumière semblait irradier une aura menaçante.
Il lui bloqua le passage :
— Stop !
Sam fut étonné :
— Tu parles ?
— Bien sûr.
Si Verner comprenait bien le processus de la magie, cette expérience se déroulait dans son esprit. Subjectivement ou objectivement, le temps passait. Rassemblant son courage, il se redressa :
— Laisse-moi passer.
— Non.
Il voulut contourner l’apparition. Un bras ganté de feu percuta sa poitrine. Sam tomba en arrière, mais recouvra à temps son équilibre.
— Tu ne passeras pas, dit l’Homme de Lumière.
— Il le faut. Hors de mon chemin.
— Tu nous chasses, moi et les miens. Laisse-nous en paix et je ne te dérangerai plus. Elle n’appartient plus à ton monde. Retourne à Seattle et oublie ce que tu as appris en Angleterre. Ce sera mieux pour tout le monde.
Hyde-White ? Glover ?
— Mieux pour toi, tu veux dire.
— Pour toi aussi. J’ai été clément. Crée-moi encore des problèmes et je ne montrerai plus de pitié.
— Pitié ? Quelle pitié ? J’ai vu tes crimes !
L’Homme de Lumière ricana :
— Tu n’as aucune idée de ce que tu as vu. Tu n’es qu’un idiot qui se mêle de ce qui ne le regarde pas. Tu es manipulé par des forces que tu ne vois pas. Comment pourrais-tu comprendre ce que je suis ou ce que j’ai fait ? Dis-moi, petit norm, te souviens-tu de ton amie de Seattle ? Que dirait-elle de ton association avec Katherine Hart ? Je suis sûr que tu ne te rappelles même pas de la manière dont ça s’est passé…
Sam allait protester quand il réalisa que son adversaire disait la vérité. Il aimait Katherine, mais…
Le rire de l’Homme de Lumière perça sa réflexion :
— Ressent-elle la même chose pour toi ?
— Bien sûr !
Sam se souvenait avoir éprouvé de la passion pour Hart durant la froide nuit de Solstice où ils avaient trouvé le cercle rituel des druides… vide.
Non ! Il n’était pas vide. Le faux souvenir du cercle mystique, dans le parc de la propriété de Glover, s’évanouit. Il vit le pentacle tracé à la craie, à demi effacé. Il vit le tas de cendres et de débris métalliques, et les cadavres. Mais l’image de l’Homme de Lumière se superposait à ces souvenirs.
Il avait été présent cette nuit-là.
— Et depuis, je gâche tes rêves, petit norm.
Sam se sentit violé. Quand Hart, Estios et lui avaient effectué une reconnaissance astrale du site, ils avaient rencontré l’Homme de Lumière. Ils étaient tombés sous sa coupe ; leur adversaire avait manipulé leurs esprits pour qu’ils oublient.
— Au temps pour ta pitié ! s’exclama Verner, dégoûté. J’espère que tu te seras bien amusé à nos dépens !
Il éprouvait un terrible besoin de vengeance. Avoir été manipulé par les druides importait peu en comparaison du viol de son âme.
Ressentait-il le goût métallique de la haine ?
Sam baissa la main. Se protéger de la lumière ne lui était plus utile, maintenant qu’il percevait la nature exacte de celui qui hantait ses rêves depuis si longtemps. La chose qu’il appelait l’Homme de Lumière n’avait plus rien d’humain. Son corps de trois mètres de haut était couvert d’une épaisse fourrure blanche, qui contrastait avec la peau halée de son visage, de ses mains et de ses pieds. Des crocs dépassaient de sa gueule souriante et des griffes étincelaient au bout de ses doigts. Son aura révélait dans toute sa sauvagerie le prédateur qui se dressait devant Sam. Verner sentait sa puissance, mais il savait que dans cet univers mystique, ce n’était qu’un fragment de là réalité. L’Homme de Lumière n’était pas une entité, juste une illusion à l’image de son créateur. Sam avait été ensorcelé.
Il était furieux.
Il n’avait aucun moyen de savoir si l’image mystique parlait d’elle-même, ou si elle servait de messager au mage qui l’avait créée. Mais ça n’avait aucune importance :
— Je t’arrêterai.
— Tu n’en as pas le pouvoir, et tu ne pourras jamais en disposer.
— C’est toi qui le dis.
— Tu mourras.
— D’après Chien, je suis déjà mort.
Les flammes de l’Homme de Lumière parurent baisser d’intensité, mais sa voix était toujours aussi forte :
— Dans ce cas, tu connaîtras la véritable mort. Ton âme hurleras quand je la dévorerai !
Malgré la prédiction de son ennemi, Sam se sentit plus fort. Mentionner le totem avait provoqué un changement, comme si l’image avait faibli. Peut-être Chien était-il vraiment la clé, le symbole dont il avait besoin pour forcer cette barrière ? Chien lui avait dit de courir.
Verner se prépara. L’Homme de Lumière remarqua qu’il s’apprêtait à agir. Il ne fallait plus hésiter. Sam se mit à courir et plongea sous le bras de la créature, qui tentait de le saisir. Le runner tomba sur ses mains, et se mit à courir à quatre pattes. Les griffes de la chose crissèrent sur les parois du tunnel. Verner se redressa et fonça aussi vite qu’il le pouvait.
Le tunnel disparut.
Sam se retourna ; l’Homme de Lumière n’était plus là. Il lui avait échappé.
Le runner se trouvait sur un chemin de terre. Il sentait les pierres sous ses pieds nus. Une douce brise caressait sa peau. Il était nu, mais cela paraissait normal. Il jeta un coup d’œil alentour.
Les textes qu’il avait lus sur les expériences chamaniques décrivaient ce que le voyageur rencontrait à l’autre bout du tunnel. Sam s’était attendu à un paysage sauvage aux couleurs chatoyantes. Il fut déçu par ce qu’il vit.
Certes, le paysage était sauvage. Sam voyait, à l’horizon, l’ombre d’une forêt qui s’étendait à perte de vue. Mais la campagne qui l’entourait avait été transformée par l’arrivée de l’homme. Le chemin menait à des champs de blé et à des vergers aux arbres alignés. Derrière une colline, il devinait les toits d’un village rustique.
Verner ne vit personne.
Mais il n’avait jamais connu de campagne aussi idyllique, excepté sur des tridéos ou dans des galeries d’art.
— Sympa, non ?
Sam virevolta. Chien marchait à côté de lui. Le totem souriait :
— Je commençais à croire que je perdais mon temps.
— Où sommes-nous ? demanda Verner.
— Ici.
— Mais encore ?
— Est-ce vraiment important ?
Le runner pouffa :
— Puisque tout ça se passe dans ma tête, je suppose que non.
Chien prit la direction du village.
— Je suis sensé te suivre ?
— Il faut savoir choisir, Samuel Verner qui se fait appeler Twist. Fais ce que tu veux.
Sam emboîta le pas au totem. Chien se mit à trottiner.
— Attends-moi !
L’animal ne tourna même pas la tête :
— Je n’attends jamais un humain.
Verner préféra garder son souffle pour courir. Durant les années où il s’était occupé de chiens, il avait appris à ses dépens que personne ne pouvait en rattraper un. Il prit cependant ses jambes à son cou et, à sa grande surprise, réussit à rejoindre l’animal. Quand il fut à sa hauteur, Chien lui sourit :
— Tu as beaucoup à apprendre.
— Je sais.
— C’est un début !
Ils coururent, marchèrent et discutèrent pendant des heures. Chien lui apprit un nouveau chant.