12

Le ciel commençait à s’éclaircir ; l’aube approchait. Devant eux, la silhouette de la sentinelle se précisait. Leur patience avait payé : l’homme somnolait.

Pour l’instant, leur départ du manoir n’avait pas été remarqué. La dernière barrière, le portail, se dressait devant eux. Une fois passés, ils auraient échappé à Glover. Ils savaient, grâce aux recherches de Dodger, que la propriété était située au sud-ouest de l’Angleterre. La ville la plus proche se trouvait à quelques kilomètres. De là, trouver un transport vers le métroplexe de Bristol serait un jeu d’enfant.

Sam dégaina son Narcoject Lethe.

Le garde se raidit sous l’impact de la fléchette, puis glissa silencieusement sur le sol. Pendant que Verner lui injectait l’antidote, Dodger se brancha sur le système de contrôle du portail. Quelques instants plus tard, ils marchaient sur la route de Taunton. Avec un peu de chance, personne ne s’apercevrait de leur absence avant une ou deux heures.

Les Collines de Black Down étaient un territoire étrange. Pourtant, pendant ces premières minutes de liberté, Sam se sentit plus à l’aise que dans la propriété de Glover. L’aube modifia son humeur en révélant le paysage désolé. Comme dans la majeure partie de l’Angleterre, les collines avaient été ravagées ; d’abord par la surpopulation et l’industrialisation, puis par le terrorisme écologique dont le pays avait été victime au début du siècle. Ce n’était plus qu’une lande brûlée, torturée par les désastres des dernières années. Cette horreur rendit Sam d’humeur morose.

Les deux runners atteignirent les faubourgs de Taunton sans remarquer de signes de poursuite.

— Messire Twist, dit Dodger, ne trouves-tu pas curieux qu’un personnage aussi auguste que sir Winston Neville fasse partie de ces druides ?

— Non, répondit Sam.

— Et cette histoire de « souverain non couronné » ? Cela ne titille pas ta curiosité ?

— Non.

— Messire Twist, le laconisme de tes réponses suggère une grande inquiétude. Est-ce le cas ?

— Oui.

L’elfe se tut.

Les immeubles tristes de Taunton les entourèrent bientôt La ville leur offrait une chance d’acheter de l’équipement Au-delà des nécessités comme la nourriture, l’eau et les munitions, ils avaient besoin de protection. Il y avait à Bristol une alerte au smog de classe quatre et une personne saine d’esprit ne se serait pas risquée dehors sans masque à gaz. Si les deux amis voulaient atteindre leur destination au plus vite, ils auraient aussi besoin d’un moyen de transport.

Sam ne facilitait pas les choses avec son mutisme. Dodger était obligé de tout faire. Ils obtinrent enfin ce qu’ils désiraient, mais les autochtones étaient durs en affaires avec les étrangers. Dodger dut payer une vieille moto un prix prohibitif. La carcasse roulante fonctionnait à l’alcool, et ses pneus étaient usés jusqu’à la corde. Ils auraient de la chance s’ils ne se plantaient pas au premier tournant, mais ils n’avaient pas le temps d’attendre mieux.

Même s’ils n’avaient encore vu aucun poursuivant, ils ne pouvaient pas être sûrs que les druides n’essaieraient pas de les localiser. Dodger et Sam seraient plus en sécurité dans un métroplexe, où ils se fondraient dans la foule. Ils devaient partir au plus vite.

La route de Bristol fut aussi éprouvante pour leurs fessiers que la moto l’avait laissé prévoir. Contrairement à Seattle, le métroplexe anglais n’était pas entouré d’une muraille ; ce n’était pas une enclave campée au milieu d’une terre verte et fertile. Insensiblement, la grisaille uniforme du paysage laissa place aux maisons et aux immeubles. Les deux runners entrèrent dans la ville sans s’en apercevoir.

Dodger abandonna la moto dès qu’il remarqua une gare. Désormais, ils pourraient emprunter les transports publics. Bristol était une entité indépendante, mais bénéficiait d’un excellent réseau de communication avec la mégalopole qui s’étendait de Brighton à Liverpool.

L’elfe obtint à haut prix le code d’un appartement au vingtième étage d’une tour. Le propriétaire n’accompagna même pas ses nouveaux locataires. L’endroit était sale et mal chauffé. Pendant que Dodger fouillait les pièces, Sam regarda par une grande baie vitrée. Lui et l’elfe étaient pour l’instant protégés par l’anonymat. Il était temps de passer à l’offensive.

Sans se retourner, Verner s’adressa à Dodger :

— Tu savais que Janice n’était pas sur leur liste, hein ?

Le silence soudain, dans son dos, lui apprit que sa tirade avait eu l’effet désiré. Il fit volte-face ; l’elfe le fixa avec une expression incertaine :

— Messire T… Sam, je ne mentirai pas. Je le savais, mais…

— Tu m’as déjà menti.

— Je n’ai jamais dit que le nom appartenait à ta sœur. J’ai seulement suggéré…

— Tu voulais que j’y croie. Tu m’as trompé. Nie-le !

Dodger avala sa salive avec difficulté :

— Je ne peux pas.

— Pourquoi ? Tu sais si bien mentir ; tu trouveras quelque chose. Tu ne veux plus que je te fasse confiance ? Dis-moi qu’on t’a trompé aussi, qu’on t’a forcé à truquer la liste. Je ne suis qu’un norm stupide.

— Sam, je… Quelle importance ! Tu ne me croiras pas. Maintenant, tu es dans le pétrin avec moi, et tu dois savoir ce qui arrive.

— Vraiment ?

— Oui. Ces druides doivent être arrêtés. Tu n’as peut-être pas envie de croire à la gravité de ce qui se trame, mais les faits devraient suffire à te convaincre. (Dodger sortit sa console.) Avant de quitter le manoir de Glover, j’ai volé quelques copies de fichiers et je les ai cachés dans un coin de la structure informatique d’ATT. Quand j’ai su que nous avions affaire à des druides et que le Solstice approchait, j’ai utilisé la date pour effectuer une recherche de similitude. J’étais sûr du résultat, mais l’opération prenait trop de temps. Alors, j’ai mis des programmes en route. Si personne n’a dérangé mon dispositif, je devrais avoir quelques fichiers intéressants à compulser. Veux-tu y jeter un coup d’œil ?

Sam haussa les épaules :

— Je n’ai rien d’autre à faire.

Malgré son scepticisme, Verner fut sidéré par leur contenu. S’ils étaient vrais, Glover et ses sbires trempaient dans des affaires louches.

La majeure partie des données était transcrite dans un langage que l’ordinateur identifiait comme du vieil anglais. Sans les programmes de traduction adéquats, c’était illisible. Heureusement, les quelques informations compréhensibles suffisaient à révéler les intentions des druides : accomplir un rituel qui leur donnerait une immense puissance. Il y avait des références ambiguës au « roi qui doit mourir », comme étant « la clef du cycle de restauration ». D’autres passages parlaient de « descendants de lignées pures », comme d’importantes composantes du rite. Sam ne doutait pas une seconde que ces « descendants » apparaissaient sur la liste de victimes de Glover. Ils seraient sacrifiés dans l’opération qui libérerait l’énergie magique recherchée par les druides… Des sacrifices humains…

La pire des magies noires. C’était franchement écœurant. Si c’était vrai.

— Je n’aime pas ça, Dodger.

— Moi non plus, messire Twist. C’est pourtant ce que je craignais. Et c’est quand cette idée m’est venue que je t’ai trompé. Si je t’en avais parlé sans preuves, tu ne m’aurais jamais cru.

Sam fut choqué. L’elfe et lui étaient amis ; mieux : frères des ombres… Pourquoi n’avait-il pas été franc ? Les amis ne se mystifiaient jamais ; ils ne se mentaient jamais.

— Tu m’as fait travailler pour eux en me racontant des bobards ! dit-il amèrement.

— Je pensais pouvoir les arrêter de l’intérieur.

— Je ne vois pas comment les stopper. Si les druides prévoient leur rituel pour le Solstice, il ne reste plus assez de temps. Nous sommes à des milliers de kilomètres de chez nous. Nous ne disposons d’aucune ressource, et certains d’entre eux sont à la tête de grandes corporations. Que pouvons-nous faire ?

— J’ai des amis à Londres.

— Pourquoi n’en suis-je pas surpris ? rétorqua Sam. Pourquoi ne les as-tu pas appelés ? Tu t’es bien amusé à me tromper ?

Dodger soupira :

— Je pensais que tu comprendrais, que tu éprouverais le besoin d’arrêter ces gens.

— Pour ça oui. Quiconque prépare une abomination pareille doit être stoppé. Tu aurais simplement pu me demander mon aide. Tu m’as forcé à devenir leur complice.

— Nous sommes tous les deux dans le même bain, messire Twist. Je refuse de porter toute la responsabilité de cette affaire. Tu as accepté le contrat sur Sanchez avant de savoir ce que préparaient ces druides !

L’elfe marquait un point. C’était Verner qui s’était occupé des négociations avec M. Johnson-Glover. Si Dodger ne l’avait pas forcé à s’impliquer davantage dans l’affaire, il aurait joué à son insu les complices passifs. Dans l’état actuel des choses, il lui était encore possible de sauver Sanchez, Corbeau et les autres.

— Tes amis londoniens ont-ils des ressources ? demanda-t-il.

Dodger hocha la tête.

— Alors, il faut savoir lesquelles, et comment les utiliser au mieux.

L’elfe sourit. Sam lui rendit son sourire. Une fois les druides hors d’état de nuire, il pourrait faire la part des choses. Pour l’instant, il avait du travail.

— Je vais les contacter sur-le-champ, dit Dodger.

— Attends. Je veux être sûr que nous sommes d’accord. Nous ne saurons pas de quoi nous aurons besoin tant que nous ignorerons ce qu’il faut faire. Je ne veux pas m’impliquer plus que nécessaire avec « tes amis ».

— Très bien, messire Twist. Je te fais confiance. Par où commençons-nous ?

— Si ce rite exige du sang royal, il doit être particulièrement puissant, et nécessiter des mesures de sécurité importantes. Les druides doivent disposer d’un site particulier qui leur permettra de concentrer les énergies qu’ils vont libérer.

— C’est une conclusion logique. D’après la lueur de ton regard, messire Twist, tu as une idée.

— Oui, admit Sam. Rappelle-toi ce que je t’ai dit sur la religion druidique. Ses lieux sacrés se trouvent dans des clairières ou des cercles de pierres. Autrefois, la Grande-Bretagne en était constellée. A présent, il n’en reste plus beaucoup.

— Peut-être qu’en fouillant les archives archéologiques… ?

— Ça prendrait trop de temps. L’Angleterre a une histoire deux fois millénaire. De plus, nous ne savons pas ce qui est druidique.

— Nous n’avons pas le choix.

— Je me souviens d’une théorie selon laquelle tous les sites magiques sont reliés par des voies immatérielles ou le mana peut circuler, un peu comme les lignes de données dans la Matrice. Quand la magie est revenue, certains initiés ont découvert que ces voies continuent à fonctionner, ce qui permet de lancer des sortilèges en dehors des paramètres habituels. Personne ne comprend vraiment ce que sont ces lignes de mana, mais leurs trajectoires correspondent bizarrement à un réseau de sites archéologiques cartographie il y a cent cinquante ans par un type appelé Walkins. Il appelait ça des lignes ley. Si nous trouvons une jonction de lignes ley, nous connaîtrons le lieu idéal pour le rituel.

Dodger se gratta le menton :

— Donne-moi les références des textes. S’ils sont disponibles, je pourrai les comparer à la cartographie actuelle. En moins d’une demi-heure, je disposerai d’un plan complet des lignes ley.

L’elfe tint sa parole. Trente minutes plus tard, il avait une carte complète du réseau de lignes ley d’Angleterre. A un endroit se remarquait une convergence importante de voies magiques. Comparant avec la topographie actuelle du pays, Sam soupira. Il s’en était douté depuis le départ, mais il ne savait si le site existait encore. Tant de choses avaient changé dans le monde… Pourtant, l’antique tas de pierres se dressait toujours sur le sol de la Grande-Bretagne. Et il se trouvait à peine à deux nexus-ley du manoir de Glover.

Verner pianota sur la console du decker pour obtenir un agrandissement. Une image spectrale apparut sur l’écran. Dodger écarquilla les yeux.

— Stonehenge ! s’exclamèrent-ils au même instant.