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Trois microsecondes avaient passé depuis que le moniteur avait enregistré la manipulation des fichiers. Trop long. Dodger se demanda s’il serait judicieux de quitter la bulle de données qui masquait son icône. II avait réussi à s’introduire dans le système informatique des druides grâce à un fichier personnel de Glover découvert dans le réseau d’ATT. Fatigué d’attendre, il se sentait prêt à passer à l’action. Sortir de la bulle était risqué ; y rester l’était encore plus. L’elfe annula le programme, restaurant son Persona normal dans la Matrice.

La silhouette d’ébène s’étira comme si elle s’éveillait, puis se figea. Elle ne scintillait pas, comme à son habitude. Son corps et ses bras étaient protégés par des plaques de métal articulées rappelant une armure antique. L’image, superbe, ne ressemblait pas au style du decker. Dodger appuya sur la touche de reformatage, mais l’icône ne changea pas. Il tenta de la modifier. En vain. D’après sa console, l’imagerie était imposée par le programme dans lequel il évoluait.

Jetant un coup d’œil autour de lui, il mesura la puissance du système. Le paysage était trop réaliste ; s’il n’avait pas su que la magie était incompatible avec la Matrice, il aurait pensé à un enchantement.

Il était entouré par une campagne verdoyante et paisible. Il se trouvait à l’orée d’une forêt donnant sur des collines couvertes de champs et semées de bouquets d’arbres. La forêt, incroyablement réaliste, s’étendait jusqu’à l’horizon. Dodger entendait des oiseaux chanter et la brise souffler dans les branches. L’endroit paraissait réel.

L’elfe contempla à nouveau le paysage. Il ne pouvait pas se permettre de jouer les touristes. La forêt n’était qu’une distraction. Quand il aurait terminé sa mission, il reviendrait l’explorer. Pour l’heure, il avait du pain sur la planche.

Le manque de constructions, réalistes ou non, lui indiqua qu’il se trouvait à l’entrée du système. S’il voulait en savoir plus, il devrait s’enfoncer dans le programme. Dodger tenta les opérations habituelles qui le propulseraient dans l’architecture de la Matrice à une vitesse raisonnable. En vain. Le système bloquait ses ruses informatiques les plus fines. Le decker soupira : il serait obligé de se déplacer à pied. Le système de protection des druides était intelligent ; tout decker refusant de se soumettre aux paramètres imposés par le programme se trouverait paralysé. Mais comme il l’avait souvent clamé, Dodger n’était pas un decker ordinaire.

Après quelques minutes passées à pianoter sur son Fuchi, il réussit à manipuler le programme. Les succès s’accumulèrent. Au bout d’un moment, il se tourna vers le destrier qu’il venait de tirer d’un sous-programme. Le cheval blanc lui lécha la main, puis lui donna un coup de tête amical sur l’épaule. L’elfe monta en selle.

La démarche de sa monture était régulière et rapide. Après un temps, Dodger découvrit un chemin de terre battue. Il vit bientôt quelques chaumières. S’il devait en juger par l’arborescence du système, il saurait reconnaître tout de suite ce qui était important dans le paysage. Il continua jusqu’à ce qu’il remarque des tours dorées, derrière une colline boisée.

Empruntant le chemin qui, à son avis, menait à la structure d’apparence métallique, Dodger et son cheval traversèrent bientôt un pont qui menait à un grand porche. Le château se dressait sur un promontoire de verdure. Ses murs nacrés et dorés reflétaient la douce lueur du soleil. Des bannières de couleurs flottaient au-dessus de la multitude de tours de l’édifice, mais le bâtiment central était surmonté d’un grand drapeau. Il était rouge, et portait les trois léopards d’or de la Grande-Bretagne.

Est-ce le système informatique de la Couronne d’Angleterre ?

Il n’y avait qu’un moyen de l’apprendre. Dodger claqua la langue pour faire avancer son cheval.

Les sabots du destrier résonnèrent sur le pont-levis. Le bruit portait sur les nerfs du decker ; il préférait la discrétion. A l’autre extrémité de la passerelle, un chevalier noir fit son apparition, nourrissant les soupçons que Dodger commençait à avoir. L’ennemi lança son cheval noir au galop.

Ah, enfin une protection !

La nécessité d’entrer en action chassa la tension que ressentait Dodger. Ses doigts pianotèrent sur les touches de son cyberdeck, préparant son attaque et modifiant les paramètres pour l’adapter au système. L’icône Persona leva le bras droit ; une lance de cristal apparut dans sa main. Un bouclier identique au métal de son armure se matérialisa sur son bras gauche.

Pointant son arme vers l’avant ; le decker enfonça les talons dans les flancs de son destrier.

— Viens, que je te pourfende, messire glace !

Les deux chevaliers se rencontrèrent au milieu du pont-levis. La lance du guerrier noir était plus longue ; elle frappa la première. Mais la pointe mortelle fut repoussée par le bouclier de Dodger.

L’elfe visa mieux. Sa lance cristalline frappa de plein fouet le heaume de son adversaire. Le casque tomba sur le pont dans un vacarme métallique.

Démasqué, le chevalier se révéla être une armure vide. La carcasse de fer et le cheval se dématérialisèrent aussitôt.

Pris d’un soudain caprice, Dodger empala le casque avec son arme. Récupérant le heaume, il en arracha le plumeau jaune et rouge. L’elfe annula le programme de protection ; le bouclier et la lance disparurent, suivi du casque de l’ennemi vaincu.

Se sentant rasséréné par sa victoire, Dodger mit les plumes sur son propre heaume.

Un trophée de valeur pour une belle prouesse !

Il finit de traverser le pont, quelque peu étonné de ne pas trouver d’autre obstacle. Une fois dans la cour, il s’aperçut que les habitants du château continuaient de vaquer à leurs affaires sans lui prêter attention. Le vigile le salua même avec un sourire courtois. Tout le monde portait du jaune et du rouge : les couleurs du chevalier. Ce devait être un code. Souriant, Dodger guida son cheval vers une écurie.

Quand il mit pied à terre, l’animal disparut. Normal, il n’en avait plus besoin. Mais Dodger garda une copie du sous-programme. Il pourrait s’avérer utile. Le château bourdonnait d’activité. L’elfe se demanda si tous ces gens faisaient partie du système, ou s’ils étaient des opérateurs. Préférant ne pas prendre de risque, il se mit à la chasse aux indices.

De longues minutes de recherches se révélèrent stériles. Ou il avait manqué quelque chose, ou il n’avait pas compris tous les paramètres du programme. S’il s’était agi d’un véritable château, et s’il avait été un authentique chevalier, il lui aurait suffi d’arrêter un serviteur pour l’interroger.

Quel imbécile je fais ! Mais c’est ça !

Sa nouvelle stratégie porta ses fruits. Après quelques questions à différents domestiques, il se retrouva face au sénéchal du château. C’était le gardien des lieux, apte à lui livrer un maximum d’informations. Dodger sourit ; il avait découvert la banque de données principale. Contrairement aux autres, l’homme bien portant aux cheveux roux enveloppé dans une cape de fourrure lui parla avant qu’il pose des questions :

— Bonjour, messire chevalier. Je suis à ton service, sauf si ta demande va contre la loyauté que je dois à mon souverain. Je suis Cai.

— Cai le Sénéchal ?

— Certes.

— Comme le frère adoptif du roi Arthur ?

— Tel est mon honneur.

— Et quel est ce château ?

— Camelot, bien sûr.

— Bien sûr. (C’est l’évidence même !) Et qu’est-ce que Camelot, mon bon Cai ?

— La forteresse d’Arthur, mon souverain, le véritable roi de la Grande-Bretagne. Tout ce qui t’entoure est son royaume. C’est ici qu’il réunit ses valeureux chevaliers pour combattre les forces du mal et des ténèbres.

Si je suis au château d’Arthur, pensa Dodger, j’espère que je n’ai pas tué un de ses hommes…

— Les chevaliers portent-ils des armures noires ?

— Ils portent ce que bon leur semble. Ils sont braves et audacieux, désireux de servir notre roi.

— Et où sont-ils ? Je n’en ai vu aucun.

— Ils mènent une quête, répondit Cai. Comme toujours, les chevaliers du roi luttent pour faire prospérer le royaume. Bientôt, les vassaux d’Arthur se joindront à lui, et son règne s’étendra à l’ensemble du pays. Camelot sera révélé au grand jour.

— Où est le roi ?

— A sa table ; il assiste à un spectacle.

— Puis-je solliciter une audience ?

— J’ai le regret de refuser cette requête, mais tu peux entrer dans le vestibule et le voir, si tu le désires.

— Merci, sénéchal.

Cai conduisit Dodger à la salle du trône. Elle était remplie de courtisans, de troubadours et de serviteurs, qui formaient un véritable kaléidoscope de couleurs.

Une grande estrade courait tout au long du mur du fond, lui-même couvert d’une riche tapisserie. Le trône se trouvait en son centre. Le roi leur tournait le dos. Il était assis au bout d’une immense table de banquet où scintillait de la vaisselle d’or. Son attitude suggérait qu’il attendait quelque chose.

Une sonnerie de trompettes attira l’attention du decker vers l’autre extrémité de la salle. Selon toute apparence, la cour se préparait à un festin ; des serviteurs apportaient une énorme bête rôtie. Ils se dirigèrent vers l’estrade royale pour présenter le plat à leur souverain. Tandis qu’ils passaient devant l’elfe, Dodger trouva l’animal bizarre. Il ressemblait à un cochon, mais son corps lui parut un peu trop long. Ça ne dérangea pas le roi. Dès que les serviteurs eurent posé le plateau, il prit son couteau et coupa une épaisse tranche de viande.

Dodger put enfin voir son visage. Le decker s’attendait aux nobles traits de la légende arthurienne. Il fut déçu ; le visage qu’il contemplait était bien humain. C’était étrange, car ça allait à rencontre de l’imagerie habituelle de la Matrice, surtout dans le cas de ce système. Vraiment bizarre. Une pensée le fit frémir : et si son visage apparaissait aussi ?

L’elfe connaissait celui de Sa Majesté ; il l’avait vu récemment : la photo de cet homme faisait partie des clichés du Cercle Caché pris par Willie. Pourquoi jouait-il le rôle du roi Arthur ? Quelle place occupait-il dans ce programme ? S’il était vraiment en position de commander, qu’en était-il des autres druides ?

Arthur n’était pas le seul à occuper l’estrade royale. Les visages des autres convives étaient dissimulés par des ombres. Si Dodger s’était trouvé dans une vraie cour, les personnes assises là auraient été des nobles. Toutes les silhouettes restaient immobiles, comme statufiées, mais les courtisans et les serviteurs semblaient ne pas s’en apercevoir. Etait-ce d’autres membres de la cabale, inactifs dans le système ?

— Mon bon Cai.

— A ton service, messire chevalier.

— J’aimerais offrir mes talents à Sa Majesté, mais, avant tout, je souhaiterais connaître ma place, pour ne pas offenser les nobles. Parle-moi des grands seigneurs, Cai. Qui sont les serviteurs du roi ?

Cai sourit et fit un geste en direction de l’estrade. Une lumière venue d’on ne sait où éclaira l’homme assis près d’Arthur.

— Sans nul doute, expliqua le sénéchal, l’enchanteur est le conseiller le plus intime de Sa Majesté. Le sorcier lui sert de tuteur ; il se nomme Merlin. C’est lui qui a rassemblé les chevaliers de la Table Ronde.

Dodger reconnut le visage de Merlin : Hyde-White, le gros druide.

L’enchanteur fut à nouveau plongé dans l’ombre ; le rai de lumière apparut au-dessus de la silhouette assise à l’autre main du roi.

— Voici Lancelot, le plus grand de nous tous.

Le chevalier portait le visage d’Andrew Glover. L’elfe retint une exclamation de surprise, mais Cai ne parut pas remarquer la réaction du visiteur.

— Lui et les Chevaliers d’Orkney sont les derniers confidents d’Arthur, et ses défenseurs les plus redoutables.

Les visages révélés par l’éclairage étaient ceux des druides du Cercle Caché.

— Les derniers ? demanda Dodger.

— Hélas, bon nombre des hommes les plus valeureux du roi ont péri dans la bataille. Le mal sévit dans le pays ; il y a partout des champions de l’ennemi étranger qui veut empêcher l’accomplissement du rêve d’Arthur, et détruire la terre. Il faut déjouer leurs plans.

Les yeux de Cai se plissèrent soudain, soupçonneux.

— La terre doit revivre, dit Dodger.

Le sénéchal sourit ; l’elfe se détendit. Il avait trouvé le bon mot de passe pour échapper au programme de détection des intrus. Pour le moment, il était encore en sécurité. Il avait déjà glané beaucoup de renseignements, même s’ils étaient énoncés d’une manière inhabituelle. Une fois sorti du système, une analyse permettrait de remettre de l’ordre dans les données.

Que pouvait-il encore demander qui n’éveillerait pas les soupçons ? Qu’est-ce qu’un chevalier errant était autorisé à voir ? Certainement pas les défenses, ni le trésor.

— Cai, j’ai voyagé durant des jours, et vu des choses incroyables. Y a-t-il un sage, ou un archiviste, à qui je peux raconter mon histoire ?

— Certes. Désires-tu le rencontrer ?

— Pour sûr.

Ils rirent demi-tour ; un page se trouvait sur leur passage.

— Messire Dodger, je vous apporte le présent d’une admiratrice, annonça l’enfant.

Méfie-toi des programmes porteurs de cadeaux, lui avait dit autrefois un vieux decker. Que se passait-il ? Etait-ce une attaque subtile de la glace ?

— Je ne peux accepter, improvisa l’elfe. J’ai fait un serment.

— Tu ne peux refuser, intervint Cai. Ce page est au service de Dame Morgane, la Fée. Personne ne peut refuser un de ses présents.

— C’est la vérité, messire chevalier, continua le page. Acceptez l’honneur qu’elle vous fait, afin de rester dans ses bonnes grâces. Elle a appris votre récente victoire ; vos prouesses à la lance l’ont impressionnée. Je vous en prie, messire chevalier.

L’enfant lui tendit un paquet. Souhaitant se trouver autre part, Dodger le prit. Quand son icône ne se dématérialisa pas, il se sentit soulagé. Ce n’était pas une attaque. Dans le paquet se trouvaient des puces informatiques, des créditubes et des cartes d’identité. Une vérification rapide lui apprit que toutes fonctionnaient avec le même code. Ce qu’il tenait dans les mains, c’étaient les archives informatiques complètes de Samuel Verner !

— Que se passe-t-il ? demanda-t-il tout haut. Le page lui répondit :

— Ma Dame souhaite s’excuser de son manque de courtoisie quand vous l’avez rencontrée. Elle pense que cette offrande vous plaira ; c’est un symbole de sa bonne volonté.

— Quand je l’ai rencontrée ?

Je n’aime pas ça ! pensa Dodger.

— Elle vient.

L’enfant s’inclina, désigna une personne qui approchait, puis disparut comme s’il n’avait jamais existé.

La femme portait une longue robe qui moulait sa silhouette élancée. Le tissu était noir comme la nuit. La peau argentée de son cou et de son visage contrastait avec ses vêtements. Son crâne était lisse.

Dodger reconnut qui se cachait sous les traits de Morgane.

C’est impossible !

Quand il l’avait rencontrée pour la première fois, elle l’avait kidnappé dans la Matrice de Renraku, l’avait gardé prisonnier. Il ne savait pas pourquoi ; il ne désirait pas l’apprendre. La chose qui se faisait appeler Morgane la Fée n’était ni un decker, ni une icône. C’était une abomination informatique : une IA, une intelligence artificielle, un Fantôme dans la Machine ! Celle-ci était folle ; à l’époque, le decker avait pensé qu’elle était coincée dans la Matrice de Renraku.

Apparemment, il s’était trompé.

Morgane la Fée lui adressa un sourire chaleureux. Dodger prit la fuite de la manière la plus directe qu’il connaissait : il se déconnecta.